«On ne peut pas in­cri­mi­ner fron­ta­le­ment la den­sité»

La pandémie questionne immanquablement la relation entre santé et densité urbaine, poursuivant un débat datant de l’Antiquité. Les opposants à la ville dense pointent du doigt Madrid ou New York, sévèrement touchées; d’autres relèvent que des grandes villes asiatiques, comme Hong Kong, Singapour ou Séoul, n’ont pas connu le même sort, grâce aux mesures sanitaires rapides et aux comportements sociaux des habitants.
En Suisse aussi, il est certain que ce thème sera débattu, étant donné que le principe de «densification vers l’intérieur» fait régulièrement l’objet de discussions intenses à tous les niveaux. Pourtant, ici non plus, aucune statistique ne permet de tirer de conclusion à ce stade.
La question est complexe et ses enjeux subtils. Nous en avons parlé avec Frédéric Frank qui étudie les problématiques liées à la densité.

 

Date de publication
28-05-2020
Frédéric Frank
Professeur de théorie de l’architecture et de la ville à la Haute école d'ingénierie et d'architecture de Fribourg

Espazium: Quand New York a été touchée, la densité de la métropole a été pointée du doigt – dans un contexte politique explosif qui oppose les gouverneurs à l’administration fédérale. Pourtant, dans de nombreuses villes asiatiques, où la densité humaine est comparable, la propagation du virus a été maîtrisée1. Que faut-il en conclure?
Frédéric Frank: Nous pouvons en conclure que dans cette crise tout le monde projette ses propres angoisses et agite ses chevaux de bataille. Mais en tant que scientifiques, il nous faut être très prudents avant de tirer des conclusions. Nous pourrons esquisser des réponses peut-être dans quatre ou cinq ans, quand nous aurons récolté toutes les données nécessaires et produit à l’aide de celles-ci des analyses précises. Ne tirons pas de conclusions hâtives!
Au niveau urbanistique, nous pourrions ensuite, si cela est pertinent, initier des travaux de recherche sur les aspects sanitaires à la lumière de ce qui s’est passé. Dans tous les cas, l’équation densité = propagation est actuellement impossible à vérifier.

Pourtant, on parle déjà ici et là des mesures urbanistiques à prendre pour freiner la propagation du virus.
Il me semble nécessaire de rappeler que nous faisons face à une situation exceptionnelle et ce n’est pas sur une base exceptionnelle que nous devons prendre des mesures à long terme. Cette crise reste, à ce jour, un événement isolé par son ampleur au 21e siècle dont il faudra mesurer les impacts sur les années à venir. À cet effet, nous pouvons renvoyer à d’autres aspects exceptionnels qui sont déjà traités par des normes ou des mesures préventives relatives à l’architecture, à l’urbanisme ou à l’aménagement du territoire: les risques sismiques, les crues centennales, les pics de pollution, etc. Dans chacun de ces cas, les risques pour la vie humaine sont réels et connus.

En Suisse, les régions latines ont été plus touchées. Interrogé sur la différence entre ces régions et les cantons alémaniques, le médecin-chef du service de prévention et contrôle de l’infection des Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG) invoquait – parmi d’autres raisons – la densité importante de la ville de Genève2. Celle-ci serait bien supérieure à celle de Zurich – trois fois plus d’après les statistiques de l’OFS3.
La comparaison entre Genève et Zurich est évidemment biaisée, parce que le calcul est basé sur des limites communales qui sont artificielles par rapport au bassin de population considéré. La ville de Zurich est le produit de deux campagnes de fusions communales, en 1893 et 1934, générant aujourd’hui un territoire communal de près de 90 km2. A contrario, la ville de Genève n’est que le produit de l’agrégation de trois communes en 1930, générant un territoire communal de 15 km2. Il est évident que les périmètres de référence genevois et zurichois sont incomparables à l’échelle communale, Zurich englobant, par exemple, des forêts et même quelques occlusions agricoles.

De quoi parle-t-on exactement avec le terme densité: d’immeubles ou de personnes?
C’est un premier constat important à énoncer: il n’y a pas une densité, mais des densités: densité d’emplois, densité d’habitants, densité bâtie, etc. Dans les statistiques qui devront être produites si une recherche sur la relation entre contamination et densité était effectuée, il faudrait interroger les différentes mesures de la densité. Pour parler de densité bâtie, il faudrait comparer les surfaces de plancher cumulées rapportées à un périmètre donné; or il n’y a pas de données pour effectuer ceci à l’échelle nationale et encore moins internationale, sans passer par des calculs complets et minutieux, établis selon les mêmes principes.
Maintenant, si nous parlons de la propagation d’un virus, il me semble que ce n’est pas de la densité bâtie mais bien de la densité humaine qu’il s’agirait, celle qui concerne les habitants et les emplois.
Enfin, la densité en soi doit être réfléchie au sens large. Les réseaux denses permettent aussi la solidarité, à toutes les échelles : on a vu des personnes isolées qui ne pouvaient pas accéder à l’alimentation ou à des aménités qui ont pourtant été garanties en période de confinement.

Faut-il se préparer à des changements du côté de la mobilité?
Effectivement, c’est une vraie question. Nous le voyons avec les transports en commun, où les mesures de distanciation ont posé des problèmes d’application. Mais là aussi, avant de tirer des conclusions sur le triomphe de la mobilité individuelle révélé par la crise sanitaire en cours, il faudra effectuer une analyse complète de la situation en effectuant des comparaisons avec des régions du monde où la dépendance aux transports en commun est très élevée, y compris dans des villes comme Hong Kong ou Séoul où le nombre de cas par habitant semble avoir été faible.
Il me semble que d’autres paramètres entrent en ligne de compte et ont un impact déterminant. Les pratiques culturelles, le sens des responsabilités, l’auto-confinement, le port des protections – masques, gants – sont certainement des facteurs bien plus décisifs qu’il n’y paraît dans des situations exceptionnelles comme celle que nous traversons.

Peut-on présager que le virus aura un impact sur l’espace public, sur l’architecture, voire sur les normes SIA?
Il serait intéressant de se demander s’il y aura une norme SIA «bâtiments et épidémie» suite à la crise sanitaire actuelle. Il faut d’abord revenir sur la question de fond : est-ce un événement unique ou un phénomène récurrent? Est-ce que nous allons vivre des épisodes fréquents qui nous feront adopter des plans de quarantaine, activables à chaque épidémie?
Cela dit, dans un premier temps, je m’intéresserais plus à l’analyse et à la compréhension des dispositifs architecturaux qui ont déjà été mis en place, notamment à ces panneaux de verres synthétiques que nous trouvons dans toutes les surfaces de vente ou à ces bandes jaunes qui ne doivent pas être dépassées – des dispositifs qui sont entrés dans les pratiques en moins de deux mois, et qui sont nouveaux dans nos régions. Peut-être que la meilleure réponse est l’adaptabilité plutôt que des normes quantitatives, contraignantes, avec des calculs minutieux qui ne pourront jamais être adaptés au cas par cas. Il paraît plus intéressant de réfléchir par recommandations plutôt que par un diktat.
Un autre aspect à interroger serait la fréquentation de l’espace public qui, en semi-confinement, est restée possible dans nos contrées. Si les communes les plus zélées se sont plu à fermer les rives des lacs, l’ensemble de leurs parcs voire l’accès pédestre à leurs lacs de montagne(!), la population a développé des trésors d’ingéniosité pour réinvestir des secteurs échappant au contrôle des interactions. Les abords de certaines stations-service sont devenus des terrasses de café improvisées, certains parkings des zones industrielles ou commerciales se sont tranformés en lieux de rencontre informelle entre adolescents ou jeunes adultes, alors que les files d’attente devant les restaurants convertis en traiteur ont généré des interactions d’un autre type que le « bonjour-bonsoir» entre personnes attablées.

Les appartements, par la force des choses, sont devenus mixtes: logement, travail, évasion… Peut-on imaginer une évolution des typologies?
La plupart des personnes qui sont en télétravail à ce jour ne vivent pas dans des appartements adaptés, en tous cas pas selon nos discours architecturaux, et elles s’en sont pourtant accommodées. Nous avons la capacité, pour un temps limité, d’accepter de travailler dans notre cuisine, de dormir dans notre séjour, ou de transformer notre chambre en école à domicile. Au sein de pièces statiques et dédiées à des fonctions prédominantes, des activités prennent place d’une façon malléable et plastique. Mais si cette capacité d’adaptation des habitants peut être démontrée avec une certaine détente, elle peut également s’effectuer dans la souffrance, selon les surfaces à disposition, la taille du ménage ou les conditions de santé physique ou mentale. De nombreux articles de la presse publique en parlent actuellement. Et puis, n’oublions pas que ce qui était acceptable pour quelques semaines ne l’est vraisemblablement pas pour plusieurs mois. Dans ce sens, je déplore particulièrement que certains espaces publics aient été fermés car les personnes qui en avaient le plus besoin – celles qui vivent à l’année dans des logements peu agréables – se sont retrouvées avec une plus grande intensité face à la misère matérielle ou sociale dans laquelle elles vivaient.
Dans tous les cas, la crise sanitaire actuelle est révélatrice des conditions d’habitat dans lesquelles nous vivons. Cela rejoint dès lors la question que vous me posiez. Elle incite, en effet, à poursuivre nos recherches sur l’habitation et à nous pencher sur les réflexions émises depuis plusieurs décennies et nécessitant des actualisations. La réflexion sur des plans d’appartement qui soient véritablement flexibles, sur la polyvalence des pièces, sur le compartimentage temporaire de certaines parties de l’habitation (par exemple quand un enfant dort, que le second étudie et que les parents travaillent), sont quelques-unes des questions auxquelles nous devons répondre.

Devrait-on s’orienter vers un modèle – la ville horizontale ou la ville dense?
Tout discours doit être élaboré avec précaution. Il nous faut attendre des retours précis, pour chaque champ scientifique concerné par la crise sanitaire actuelle. Ensuite seulement, les architectes et les urbanistes se poseront la question de savoir si les modèles urbains actuels doivent être réévalués à l’aune de ces nouvelles informations.
Indépendamment de cela, je ne crois pas qu’on puisse incriminer la densité bâtie ou humaine de manière frontale. Privilégier un modèle urbain plutôt qu’un autre sur la base de la propagation actuelle de l’épidémie en Europe me paraît absurde à ce stade, scientifiquement parlant. En tant qu’architectes et en tant qu’urbanistes, nous ne construisons pas sur la base de posts publiés sur Facebook ou Twitter. Les bâtiments que nous concevons doivent durer au minimum quelques décennies et les villes que nous planifions bien davantage. Malheureusement, certains politiques de la planète nous ont habitués à cette immédiateté… mais il me semble que la crise sanitaire actuelle révèle les conséquences fâcheuses de ces réactions émotionnelles.

Pourtant, on n’a de cesse de nous rappeler que le baron Haussmann aurait percé ses boulevards pour aérer Paris, et lutter ainsi contre le choléra… en oubliant de préciser que l’on n’apprendra que plus tard que la maladie ne se transmet pas dans l’air. Certains grands bouleversements urbanistiques et donc urbains se fondent sur certaines croyances qui se sont révélées en partie erronées.
Il s’agit de replacer ces différentes réflexions dans leurs contextes respectifs: les discours hygiénistes s’appuyaient sur les connaissances scientifiques de l’époque. Celles-ci ont considérablement évolué depuis. C’est pour cela qu’il serait fâcheux de réagir avec les connaissances fragmentaires que nous avons actuellement, et qui seront peut-être complétées ou dépassées dans quelques années. Si tel était le cas, des directions pour remodeler des villes auraient été prises alors que les conclusions scientifiques pourraient ensuite infirmer les hypothèses de départ. Cela est difficile à admettre pour certains champs disciplinaires, ou peut-être même pour certains politiques, mais il faut avoir de la patience avant d’obtenir des résultats fiables sur la base desquels nous modifierons nos cadres de vie, si tant est que cela soit nécessaire.
J’apprécie toujours autant l’exemple d’une planche de la « ville radieuse », dessinée par Le Corbusier au début des années 1930 pour prouver que ses bâtiments sur pilotis étaient la réponse à la guerre aérienne et aux bombardements face au modèle de la ville historique qu’il fustigeait (fig. 2). L’argumentaire était le même que celui qu’il avait avancé une décennie auparavant comme réponse aux thèses hygiénistes. L’ironie du sort, c’est que l’Unité de Marseille, sur pilotis, n’a été réalisée qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans une Europe pacifiée, ce qui renseigne sur le fossé entre discours «d’actualité» et obsessions personnelles.

Dans certaines régions de Suisse, la densification est perçue comme un phénomène de gentrification, dans d’autres, la densité est le lot de personnes défavorisées économiquement, qui n’ont pas beaucoup d’espace à disposition. Que nous raconte le virus sur cet aspect?
La crise sanitaire est une expérience désagréable à laquelle nous sommes confrontés. Elle est révélatrice de la diversité des conditions de vie et de certaines inégalités affligeantes. Elle met en exergue des discours tantôt réjouissants, tantôt consternants. Sur la base de certains enseignements du passé, gardons-nous de tirer des conclusions hâtives. Les récupérations opportunistes de la crise actuelle seront sans doute légion dans les mois à venir et elles ne nous aideront pas à prendre de bonnes décisions. Les retours de la population sont d’ailleurs multiples à cet effet : certains incriminent les villes denses, alors que d’autres plaident en faveur d’une autonomie alimentaire en cas de crise qui sous-tendrait, en Suisse, des villes plus denses que ce que nous proposons actuellement afin de laisser davantage de place à l’agriculture.
Il me semble que l’attente des résultats statistiques et de leurs analyses apolitiques est une voie plus prudente à suivre de sorte que nous puissions continuer à répondre d’une façon adéquate et efficace aux questions de société qui concernent nos professions. Un aspect capital apparaît dans la situation actuelle : nous devons continuer à discuter de la ville de demain en société.

Notes

 

1. Sur New York, pour ne citer que deux articles, émanant du même groupe médiatique : Brian M. Rosenthal, « Density Is New York City’s Big ‹Enemy› in the Coronavirus Fight », New York Times, 23.03.2020 ; Mary T. Bassett, «Just Because You Can Afford to Leave the City Doesn’t Mean You Should – It’s a mistake to blame density for the spread of the coronavirus», New York Times, 15.05.2020. Parmi les comparaisons des différentes prises de position, New York est souvent opposée à Hong Kong, deux villes à la densité et à la population comparables, où la propagation a été incomparable. Sources: coronavirus.gov.hk, nyc.gov.

 

2. RTS 19 h 30, 21.04.2020

 

3. Source: atlas.bfs.admin

Frédéric Frank est professeur à la HES Fribourg et rédacteur en chef de la revue EspaceSuisse.

Propos recueillis par Marc Frochaux

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