Plaidoyer pour une ruralité innovante
Pieter Versteegh, architecte, chercheur et enseignant, a embrassé la cause du monde rural. Il livre ici un plaidoyer pour ses valeurs et sa capacité d’innovation autant qu’une prise de position militante contre sa «colonisation» par le système urbain. La charge est sévère, elle ouvre le débat en invitant à reconstruire de nouveaux imaginaires et à repenser les concepts de l’architecture et de l’urbanisme qui ont prévalu jusqu’à présent.
Si vous vous demandez s’il y a encore de la ruralité en Suisse, je répondrai: dans quel canton pensez-vous qu’il n’y en a pas? Personnellement, j’en ai découvert partout, à Genève, dans le village du Mouret (FR), où j’ai habité, à Saint-Luc (VS), où je réside aujourd’hui, dans les lieux que je visite dans le cadre de ma recherche. Je pense surtout que la Suisse est fondamentalement rurale parce que sa gouvernance est rurale, avec ce subtil croisement des politiques ascendantes et descendantes, et ses trois niveaux – fédéral, cantonal et communal –, où les communes ont beaucoup de pouvoir. C’est un système rhizomique très mesuré dans lequel toutes les parties du territoire sont représentées de manière équitable. Mais cet équilibre est aujourd’hui menacé.
Urbain, rural, deux figures opposées
Pour aborder l’habitat contemporain, il faut revisiter les figures qui le sous-tendent: l’urbain et le rural, deux faces d’une même médaille qui, par leurs natures économique, politique et socioculturelle, continuent de teinter les modes d’habiter. En quelques mots, l’urbain est un système hiérarchisé, idéalement densément peuplé, déconnecté de son milieu «naturel». Il s’organise autour de ce que Matthieu Calame appelle le throughput, soit un mécanisme d’input/output1. Il importe ce qui lui manque: denrées, matières premières, marchandises, énergie, compétences, même habitants (nos villes sont aussi devenues des pyramides de Ponzi2: elles ont besoin de nouveaux habitants pour financer les infrastructures, qui doivent elles-mêmes être multipliées pour accueillir les premiers, et ainsi de suite). Il exporte ses surplus: déchets, pollution, habitat pavillonnaire, sport, loisirs, villégiature. C’est la matérialisation de l’économie néolibérale, qui puise dans des «ailleurs» abstraits et mis à son service.
La figure rurale s’est constituée autrement: c’est un dispositif d’espaces construits et naturels ancrés dans l’organique, dans la terre. Il y a de la sylviculture, de l’agriculture, du bâti, des carrières, des cours d’eau, des champs et alpages. Ses ressources, précaires, sont gérées avec prudence. Rotations de cultures, mises en jachère et pratiques vernaculaires sont toujours d’actualité, et prédisposent à une minimalisation de l’import-export3. Les modes de vie reflètent cet équilibre: l’usage est plus important que le commerce; le rapport à la saison, à la météo, au vivant et à la mort; les soins versus le productivisme; les connaissances et compétences pratiques versus l’expertise sectorisée et l’«excellence»; l’auto-organisation et la résilience; la proximité, la diversité et l’appartenance versus l’uniformisation et la mondialisation. Le tout est structuré autour de quatre valeurs4: la prudence (économique, technologique), la solidarité (avec le voisin, entre les couches sociales), la pluralité (culturelle, politique), la désobéissance civile (anarchisme, altermondialisme, gilets jaunes, «zadistes»). Ces valeurs, qui étaient aussi celles de l’ouvrier urbain, nous reviennent aujourd’hui par le biais des populations rurales.
En 2015, j’avais repéré, dans mon ouvrage AlterRurality5, 18 axes pour décrire la ruralité, allant de l’économie aux questions de genre, de l’esthétique à la créativité, de la gouvernance à la nature. Ma première conclusion était que pour comprendre la chose rurale, il faut travailler de façon humble et interdisciplinaire, et s’engager dans ses pratiques locales. L’urbain et le rural, en tant que figures d’organisation, sont donc fondamentalement différents. Un village n’est pas un embryon de ville, un noyau de bâtiments qu’il s’agirait d’«urbaniser» pour le développer. Urbaniser un village, c’est aller à l’encontre de sa structure profonde.
Vous pensez peut-être que ce portrait que j’esquisse du monde rural est un cliché? II reflète pourtant une littérature contemporaine en géographie humaine et en sociologie qui réaffirme l’existence de la ruralité et de la paysannerie, en proposant de reconstruire de nouvelles manières de les penser, «hors du cadre mental actuel de l’ère de la modernité», nous dit Valérie Jousseaume6.
Déni, dénigrement, asservissement
Il existe pourtant une tendance à dire que tout est urbain aujourd’hui, en se fondant sur l’idée que les ruraux auraient des modes de vie similaires à ceux des urbains. Curieux: il y a toujours des urbains derrière cette rhétorique. Des penseurs comme Thierry Paquot prétendent que les agriculteurs, sous prétexte qu’ils roulent dans des tracteurs climatisés munis d’ordinateurs et font leurs courses sur Internet, sont devenus urbains. C’est confondre l’urbain et le progrès technologique. Ou encore que le moindre bout de territoire foulé par les pieds d’habitants venus de la ville devient urbain.
Certains tendent aussi à considérer la campagne ou les territoires ruraux comme des espaces servants des métropoles. C’est l’effet collatéral du throughput urbain. En Suisse, l’étude de Studio Basel (La Suisse, portrait urbain, 2005) a fait beaucoup de mal: tout y était désigné comme urbain, même les espaces ruraux mis en réserve pour l’urbanisation. Les professions de l’aménagement s’en sont largement inspirées pour faire une apologie de l’urbain exagérée et faussée.
Homo urbanus exige que le territoire rural soit beau et agréable à vivre pour qu’il puisse venir s’aérer des inconvénients de la ville. Il aimerait qu’on purine à l’eau de Cologne et qu’on supprime les coqs et les cloches. On délocalise des fermes pour implanter des zones villas, un aéroport ou un IKEA. Après avoir presque oublié que le lait vient des vaches, l’urbain exige maintenant du bio. Il se croît maître chez lui partout. Ces conceptions, pratiques et comportements sont colonialistes, comme l’a pointé du doigt, entre autres, l’ethnologue Bernard Crettaz7.
Il faut comprendre ce «tout est urbain» comme un ostracisme: un vieux projet de la modernité qui a entrepris d’effacer la ruralité et les sociétés paysannes, sacrifiées sur l’autel de ses trois idéaux productiviste, néolibéral puis post-humaniste. Les milieux de la recherche ont évoqué par le passé et évoquent encore un ethnocide: campagnes de dénigrement et d’ensauvagement de la paysannerie, dévalorisations systématiques de l’économie agricole, dictats camouflés en subventionnements8. Les taux de suicide élevés et les faillites dans le secteur agricole sont des phénomènes connus.
Des droits en péril
Tout cela nie au territoire rural sa propre culture, ses modes de vie, ses droits. Connaissez-vous la Déclaration des Nations Unies sur le droit des paysans (UNDROP)9, qui acte l’existence de paysanneries, des sociétés à part entière engagées dans des activités et pratiques très diverses? Selon cette déclaration, signée par la Suisse, ces mondes ont le droit d’autodétermination économique et culturelle. Les systèmes de subvention qui leurs sont imposés, et qui les fragilisent, bafouent ce droit. Les pratiques d’urbanisation des territoires ruraux aussi.
On a beau inonder nos campagnes de produits made in China ou – par politiques agricoles interposées – forcer des paysans à devenir des agriculteurs industriels, experts, technocrates et managers, les modes de vie paysans, leurs usages et valeurs, leur rapport à la terre, à l’organique, à l’artisanat, ne disparaissent pas pour autant. La ruralité et la paysannerie existent encore! Sous les ruralités historiques, idylliques, romantiques, nostalgiques, il y a une réalité rurale contemporaine rude, à la fois riche et difficile à vivre, teintée d’oppression et de mise à l’écart, mais aussi d’opportunités et de fraîcheur d’innovation. C’est un espace de l’avant-garde10 qui mérite un nouveau regard. Il y a lieu d’apprendre des pratiques rurales.
Menaces et enjeux
Les menaces pesant sur les sociétés paysannes sont légion. L’urbanisation évidemment, car la figure de l’urbain ne peut s’y superposer sans les affaiblir. La «fusionnite» qui a gagné la Confédération: les fusions communales qui diluent le pouvoir ascendant, surtout dans les territoires ruraux, parce qu’elles troublent le rapport à l’identité territoriale, aux usages locaux. Les communes fusionnées deviennent vite «urbaines», statistiquement parlant. Le productivisme, qui induit des modes de vie basés sur la surconsommation, alors que le territoire rural est un territoire d’équilibre. Mais aussi les systèmes de subventionnement et de traçabilité. Selon des témoignages que j’ai récoltés auprès de paysans dans divers pays européens, réglementations et bureaucratie «décidées dans des bureaux en ville» freinent le développement de pratiques paysannes innovantes. D’autres phénomènes menacent le monde rural. L’emprise des multinationales agro-alimentaires (produits phytosanitaires et monopoles de semences). Le tourisme qui renferme les communautés rurales dans des pratiques et des fantasmes qui leur sont étrangers. La gentrification. Certains aspects de la ruralité même aussi, car il n’y a pas que du positif: le contrôle social, le patriarcat, la tradition figée.
La prise de conscience du changement climatique et des inégalités croissantes est saisie par une population grandissante pour inventer de nouveaux modes d’habiter. Or un monde plus équilibré, plus équitable, est forcément aussi, pour moi, un monde post-urbain. La ville n’est pas appelée à disparaître, mais elle doit permettre une coexistence rurale sans asservissement. Il est nécessaire de déconstruire l’urbain en tant que système économique. S’inspirer des valeurs rurales peut alors être un atout. On en voit déjà les prémices: renaturations, agriculture urbaine, solidarité communautaire, soulèvements citadins. Un nouvel engouement pour la ruralité et ses valeurs se dessine. Les quatre scénarios proposés par Sébastien Marot dans son exposition Taking The Country’s Side (incorporation, infiltration, négociation, sécession)11 démontrent qu’on peut s’inspirer de l’opposition ville-campagne pour tenter de structurer des territoires plus équilibrés.
Mais on ne peut pas continuer sur la lancée colonialiste: en redécouvrant les territoires ruraux, il est important de les respecter, les laisser se réinventer, les laisser respirer. Métropoles et métromilieux (des figures rurales d’habitat, connectées à l’organique et au vivant, basées sur le partage de communs, que nous explorons au sein de l’association ARENA pour contrer les forces d’expansion et de périurbanisation des métropoles12) doivent pouvoir se côtoyer.
D’où l’importance de travailler sur les imaginaires ruraux, faussés aux yeux des urbains et en crise pour nombre d’habitants de la campagne. L’optimisme est de mise lorsqu’on découvre la fraîcheur et la force d’actions civiles, de la résilience paysanne; les initiatives locales créatives et rhizomiques; le rôle des territoires ruraux en tant que terroir pour l’avant-garde des arts, pour l’innovation sociale et économique durable, post-croissance, post-capitaliste. Sans oublier les grands mouvements d’acteurs ruraux comme, en Europe, ARC2020 et à l’échelle mondiale Global ecovillage network ou encore Via Campesina, qui compte des centaines de millions d’adhérents13.
On a besoin de ruralistes!
Où en sont les «experts» de la question spatiale face à ces enjeux? Quels outils, approches et compétences ont-ils à offrir? Les territoires ruraux n’ont pas besoin d’urbanistes, qui ne font que produire de l’urbain – c’est normal: c’est leur métier. On ne demande pas à un neurologue d’opérer le cœur. Pourtant les deux sont médecins. La LAT n’est pas assez claire, car elle maintient une confusion entre ce qui relève de la zone à bâtir, de la zone à habiter et de l’urbanisme. Malheureusement, même les formations paysagistes sont urbanocentrées aujourd’hui. Et les architectes ne pensent qu’à produire des bâtiments.
On a en revanche besoin de ruralistes! Dans le territoire rural, le bâti n’est qu’un infime facteur. Il s’agit d’assemblages complexes14, systémiques, multiscalaires, de plusieurs natures – construites ou non – à l’œuvre, régies par des usages, traditions et désirs partagés, et qui ne peuvent pas être soumis à un dictat esthétique. Le ruraliste doit être capable d’animer, dans un rapport interactif avec des habitants locaux, un ensemble de compétences: la géographie, l’économie, la sociologie, l’architecture – du paysage aussi –, la biologie, l’agronomie, des ingénieries, ...
Si on considère l’architecte comme un accompagnateur d’habitat en métamorphose, dont la force est de co-inventer des scénarios spatialisés d’avenirs possibles, il peut jouer un rôle central. L’architecte a l’habitude de représenter le bâti, c’est son principal outil. Le ruraliste doit aussi savoir représenter des dynamiques sociales et économiques, des usages, des saisonnalités, des natures, des dangers et des opportunités. Plutôt que de concevoir des finalités construites, son projet doit comprendre diverses temporalités et échelles imbriquées.
La responsabilité des écoles
En dehors de ces territoires eux-mêmes, réels terroirs d’expérimentation, nos écoles, lieux de recherche et de transmission de savoirs devraient être en première ligne en matière d’innovation: le monde académique a un devoir dans ces évolutions. Or l’architecte y est victime d’un paradigme de producteur de bâtiments, et l’urbaniste de celui de l’omniprésence urbaine. J’essaie d’enseigner à mes étudiants que ces paradigmes sont dépassés. Dans l’espace urbain comme dans la ruralité, les architectes sont moins des bâtisseurs que des soignants. Les urbanistes doivent faire preuve de prudence et de retenue pour laisser émerger la profession de ruraliste.
Je constate beaucoup d’enthousiasme pour des approches alternatives auprès des étudiants et de certains professeurs, mais elles restent souvent incomprises en raison d’attentes existantes. Le sujet reste très marginal. Le monde académique patauge dans cette vision du territoire rural comme une ressource à consommer. Non sans raison: la lutte pour la ruralité est aussi un combat contre le productivisme néolibéral jouissant d’un soutien politique quasi-unanime – malgré les mobilisations et initiatives populaires que l’on voit émerger. La promesse de l’urbain est une aubaine pour l’industrie et les professions de la construction et de l’aménagement du territoire qui, par leur grande emprise sur les écoles, augmentent l’inertie du monde académique face à l’innovation.
Vers de nouveaux imaginaires
Le moment est propice au changement de nos imaginaires: réfléchir au territoire en termes de densité de population n’a plus le même sens lorsque cette même densité pèse sur l’empreinte écologique. La tendance à la croissance des exploitations agricoles s’inverse avec des modes de faire innovants comme l’agriculture biologique ou la permaculture, qui offrent des opportunités inespérées en matière d’organisation foncière, fondamentales lorsqu’il s’agit de redéfinir l’échelle critique de nos habitats. Une perspective de re-paysannisation est source de création d’emplois si l’on accepte de l’inscrire dans l’innovation économique. On entend souvent que c’est l’urbain qui produit la richesse: or ça n’est vrai que si on applique les indicateurs du néolibéralisme que l’on sait incomplets et tendancieux15, et si on fait abstraction de la dette urbaine vis-à-vis de l’espace rural résultant d’une combinaison de colonialisme et d’impératifs de neutralité carbone. Cette dette est «durable et loin d’être anodine» selon l’urbaniste Frédéric Bonnet16.
Ce sont des atouts permettant, outre une réforme profonde de nos représentations économiques et territoriales, d’encourager des initiatives et dynamiques locales et participatives, respectueuses des modes de vie et cultures locaux, de l’équilibre des milieux naturels et construits.
En tant qu’architecte ou aménagiste, on doit penser le territoire autrement aujourd’hui qu’il y a trente ou cinquante ans, pour faire face aux crises écologiques et sociales qui s’annoncent, et, surtout, pour offrir aux mondes politiques et économiques des imaginaires territoriaux plus fertiles et diversifiés.
Notes
1. Matthieu Calame, «Food at stake!», in Pieter Versteegh & Sophia Meeres ed., AlterRurality, Arena, 2015.
2. Une pyramide de Ponzi est un montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants.
3. James Scott, The Moral Economy of the Peasant, Yale University Press, 1976; Xavier Guillot, Pieter Versteegh, Transitions économiques et nouvelles ruralités, Publications de l’Université, St-Etienne, 2019.
4. Scott 1976, op.cit.; James Scott, Two Cheers for Anarchism, Princeton, University Press, 2012; Pierre Bitoun, Yves Dupont, Le sacrifice des paysans, L’échappée, 2016.
5. Pieter Versteegh, Sophia Meeres, 2015, op.cit.
6. Paul Cloke, Joe Little, Contested countryside cultures, Londres, Routledge, 1997; Michael Woods, Rural, Londres, Routledge, 2010; Valérie Jousseaume, Plouc Pride, un nouveau récit pour les campagnes, L’aube, 2021.
7. Débat entre Bernard Crettaz et Franz Weber sur l’initiative sur les résidences secondaires, RTS, 12 mars 2012.
8. Annoncé par Karl Marx déjà. Par exemple, Simone Weil, «L’Enracinement», in Œuvres, Gallimard, 1999 (1949); Michel Debatisse, La révolution silencieuse, Le combat des paysans, Calmann-Lévy, Paris 1963 ; Pierre Bitoun, Yves Dupont, op. cit.
9. UNDROP United Nations Declaration of the rights of peasants, 2018, digitallibrary.un.org/record/1650694
10. Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti, La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence): comment s’en désintoxiquer?, 2018 (hal-01724699v2)
11. Architecture and Agriculture: Taking the Country’s Side, Archizoom EPFL 27 février au 9 octobre 2020. Voir aussi: Marc Frochaux, «Sébastien Marot: la permaculture est un pari pascalien», TRACÉS 12-13/2019.
12. arena-architecture.eu/projects/alterrurality; Xavier Guillot, Pieter Versteegh, op.cit.
13. arc2020.eu, ecovillage.org, viacampesina.org/en
14. Woods, op.cit.
15. Par exemple: David Pilling, The Growth Delusion, Tim Duggan books, New York, 2018.
16. «Lieux de richesses», in Guillot, Versteegh, 2019, op.cit.