Pour une ar­chi­tec­ture al­lag­ma­tique

Introduction à l’œuvre de Gilbert Simondon

S’il est courant de voir des contenus imprimés basculer sur des plateformes numériques, l’inverse l’est moins. C’est pourtant ce que nous mettons en place avec cette nouvelle rubrique écrite par Léopold Lambert. Architecte basé à New York, chroniqueur en ligne, il est connu pour la perspicacité de ses articles. Il tient depuis 2007 un des meilleurs blogs d’architecture que l’on puisse lire : The Funambulist. Spécialiste des rapports entre guerre et architecture, Léopold Lambert sera présent dans Tracés un numéro sur deux. Bienvenue !

Date de publication
12-06-2013
Revision
23-10-2015

Nous pouvons observer un récent regain d’attention pour l’œuvre de Gilbert Simondon. Je suis heureux d’y participer ici tant ses textes sont à même de nous proposer une riche interprétation philosophique et politique du milieu dans lequel nous vivons. Je tâcherai également de montrer dans ce court texte comment sa philosophie peut « résonner » – j’utilise ici la terminologie simondonienne – dans la pratique de la conception architecturale.
Le concept principal inventé par Simondon est celui de l’individuation. Il est fondamental d’observer que, par définition, un tel concept s’attache plus à un processus qu’à un produit fini. Ce n’est pas l’individu qui l’intéresse, mais plutôt l’opération technique et/ou psychique qui permet d’y aboutir. A cet égard, il semble difficile d’imaginer que sa pensée n’ait pas eu une grande influence sur Gilles Deleuze et Felix Guattari lorsqu’ils pensèrent le concept de devenir, soit le processus selon lequel un individu ou un groupe d’individus s’attachent à affirmer créativement et politiquement leur dimension minoritaire dans les relations de pouvoir instituées (devenir femme, devenir révolutionnaire, devenir animal etc.). 
Dans son livre L’individu et sa genèse physico-biologique (Jérôme Millon, 1995), Simondon utilise la description extensive d’un cas particulier pour illustrer dans quelle mesure considérer la formation d’un corps quel qu’il soit ne peut pas être réduit à la simple association d’une forme et d’une matière comme le paradigme aristotélicien de l’hylémorphisme le fait. Par le biais d’une description microphysique de la formation d’une brique de l’intérieur de son moule, il définit son propre paradigme qu’il appelle allagmatique. Au sein de ce dernier, l’objet/corps fini (bien sûr le qualificatif fini est strictement anthropocentrique) est compris comme la résultante d’un processus énergétique de la formation de la matière. Simondon reproche au modèle hylémorphique de considérer la forme comme un élément du réel, lorsqu’elle n’est en fait qu’une idée abstraite qui nécessitera, pour exister réellement, de se matérialiser toujours imparfaitement en un échafaudage ou un moule. 
Il continue alors sa critique en définissant le modèle hylémorphique comme celui dans lequel « l’homme libre » – qui imagine la forme dans sa perfection abstraite – commande à « l’esclave » – qui connaît les techniques de l’artisanat – la construction de l’objet. N’est-ce pas exactement le mode selon lequel l’architecte et ses lignes abstraites ordonne aux ouvriers de construire l’immeuble qu’il a imaginé ? Le plan de l’architecte, tout comme la vision utopique d’une société, est une forme de représentation particulière puisqu’elle illustre non pas un état fini, mais au contraire un objet encore inexistant. Selon ce paradigme, il s’agira donc de faire correspondre cet objet virtuel à l’objet réel dans une opération rétrospective comportant une certaine violence. Prenons un exemple architectural : que l’on parle du modulor corbuséen ou de n’importe quel autre corps idéel ou standard – paradoxalement, c’est ici la même chose – le fait de vouloir adapter l’architecture à ce même corps – presque toujours mâle, en bonne santé et blanc – représente une violence véritablement physique pour tout corps qui ne lui correspondrait pas. Pour supprimer cette violence, il s’agit donc de ne plus chronologiser l’élaboration d’une forme et sa matérialisation, mais bel et bien de les faire correspondre simultanément tout en considérant l’énergie qui permet l’accomplissement de cette opération : c’est le principe du modèle allagmatique dont nous parle Simondon.
Au sein de ce texte, ce dernier ne nous dit pas à quoi ressemblerait une application politique du modèle allagmatique, mais nous pouvons sans doute l’imaginer pour lui à l’échelle sociétale comme à celle de la pratique de l’architecture. De son point de vue, l’énergie est ce qui permet à une matière de former un corps, un individu ; mais également à des corps de former un collectif corporel qu’il nomme transindividu. La transindividuation, soit le processus énergétique selon lequel des individus deviennent un transindividu, c’est-à-dire un groupe qui est plus que la somme de ses parties, constitue le processus politique par excellence. Considérer l’acte politique dans son constructivisme, c’est-à-dire dans ce qu’il contribue à produire, revient à s’attacher à sa matière corporelle – sans doute composée différemment que le corps idéel standard cité plus haut – mais également au processus énergétique qui l’a effectué. D’un point de vue architectural, le modèle allagmatique en effectuation pourrait se comprendre comme une tendance simultanéiste de la conception et de la construction ainsi que de leurs acteurs. Bien sûr, il paraît difficile qu’un tel modèle puisse s’appliquer à la lettre pour autre chose qu’un petit édifice ; néanmoins, une compréhension profonde des processus énergétiques impliqués dans la construction d’une architecture au moment de la conception constituerait d’ores et déjà un point de départ vers une architecture proprement allagmatique.

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