Pour une architecture à trois ou quatre essieux
Objet hybride servant de siège à un ensemble de pratiques techniques et sociales, le camion aménagé permet une expérimentation de formes, d’associations et de configurations relatives à l’habitat autant qu’à la mobilité.
Vivre dans un véhicule aménagé, sur les bords de routes, le long des rails, en lisière de forêt, sur les terrains vagues ou les parkings de supermarchés. Tout commence par une envie de liberté, d’échapper aux normes, par le besoin de se déplacer pour son travail de saisonnier, par la précarité d’un emploi perdu. Tout s’enchaîne par plaisir de vivre en communauté ou de s’en éloigner, de chercher l’épanouissement dans ses activités, par la nécessité de pouvoir rêver.
Repenser l’espace de son quotidien
A l’heure où les crises économique et immobilière rendent le logement inaccessible pour une large part de la population des pays industrialisés, se dessinent parallèlement de nouvelles formes de précarité sociale et de pauvreté, ainsi qu’une mouvance de retour, pas toujours totalement volontaire, vers des modes d’habiter nomades1. Si cette forme contemporaine d’habiter constitue pour certains une solution d’hébergement temporaire, elle est envisagée et pratiquée par d’autres comme résidence permanente en réponse aux nouvelles organisations du marché du travail et du salariat. Occupant les espaces interstitiels de notre paysage contemporain, l’habitat mobile s’inscrit ainsi dans une longue chaîne d’habitats, qualifiés de «non ordinaires» ou «hors normes», qui englobe l’habitat précaire ou provisoire, ces dimensions pouvant par ailleurs se recouper.
Du point de vue de l’architecture, le camion aménagé, en tant que forme d’expression contemporaine d’autoconstruction, est un objet à la fois évolutif et contextuel. Il intègre dans son principe même la transformation des univers quotidiens et des personnes au fur et à mesure de leurs déplacements, de phases plus sédentaires et des mouvements individuels ou familiaux. Habitation flexible par excellence, le camion se rehausse pour ajouter une chambre d’enfant, s’étend pour faire place à un local professionnel ou peut être revendu au profit d’un véhicule plus adapté. Il est en cela une véritable production vernaculaire et do it yourself, mélangeant l’improvisation, l’imagination, le détournement, l’exploration et l’adaptation permanente. Littéralement élaboré à partir des pratiques, des savoirs, des savoir-faire vernaculaires et des matériaux combinés chemin faisant, le processus de fabrication émerge de l’engagement actif de l’habitant, de sa créativité et de son intelligence pratique. Que ce soit par principe ou par souci d’économie de moyens, la collecte du matériel se fait via l’achat de matériaux neufs ou d’occasion, mais passe le plus souvent par la récupération d’objets et de matériaux usagés et disponibles. Ainsi, une banquette arrière de voiture fera office de canapé de salon, un panneau solaire se bricolera à partir d’un vieux frigo, un bidon d’essence sera reconverti en poêle à bois. Ces pratiques et ces expériences intimes qui partent des désirs, des ressources et des besoins viennent souligner que ces constructions, de même que la mobilité dans laquelle elles s’actualisent, s’inscrivent dans un cheminement existentiel et remplissent bien plus que la fonction élémentaire d’abriter et de protéger.
Fabriquer son environnement
Dans la fabrique de la ville moderne, les populations précaires et mobiles ont été et sont toujours contraintes à inventer, produire et pratiquer des formes d’urbanités temporaires et non planifiées. Suivant le cours des saisons, des politiques et des opportunités, ces espaces se déploient ou se replient, produisant à chaque fois de nouvelles configurations spatiales. Parfois définies comme une allée entre deux camions, une cour entre quatre véhicules, elles prennent racines sur la diversité des sols : neige, graviers, sable, asphalte ou herbe. Si les conditions sont propices à l’établissement, émergent alors des campements, rassemblements de véhicules-habitats, lieux de vie plus ou moins furtifs fonctionnant sur un mode de partage et d’échanges de services. A leur échelle, ces micro-initiatives ont pour objet et pour effet des conquêtes et des infiltrations d’espaces, aussi infimes soient-ils. Ce détournement de l’usage des objets, des matériaux comme des espaces, met en lumière la question de la formation de lieux autres. Des lieux propres à interroger les modalités d’accueil de ces productions architecturales informelles autoconstruites.
Généralement pointés du doigt sous prétexte de transgresser les normes esthétiques et les règles de salubrité, de sécurité et d’ordre public, les habitats non ordinaires et par extension leurs occupants menaceraient les fondements moraux, politiques et formels de la ville planifiée, sédentaire. Ces situations urbaines en train de se faire, émergences de villes contingentes et incertaines, portent en elles une dimension à la fois critique, engagée et créative, puisqu’elles incarnent la possibilité pour chacun de suivre son chemin, de se trouver un espace, de déterminer pour soi-même un lieu de vie et ainsi, de faire trace. Remettant en cause l’ordre social et urbain moderne, elles soulèvent la question de la condition du sans-habitat et de sa visibilité. De manière plus générale, l’apparition de ces lieux éphémères met en lumière une réelle crise de la représentation de l’espace lui-même, ainsi que des mécanismes de normalisation sociale et physique engendrés par l’urbanisme moderne. Des espaces dont les critères se réinventent sans cesse, sans pour autant chercher à définir précisément un territoire autonome, ce qui le figerait, mais plutôt, comme un «instantané spatial», l’état particulier de ces lieux à un moment bref de l’Histoire. Ce point de vue ne sera peut-être pas le même demain, ni après-demain. Il faut y voir là une définition réaliste des établissements informels dans le paysage contemporain. Celui des friches ferroviaires, hangars industriels, docks et autres terrains vagues que définissent les entre-deux et les vides capables d’accueillir ces autres formes d’architectures.
Il est temps d’écouter et de considérer ces prises d’espace, dans la mesure où elles sont des prises de parole, afin qu’habiter ne se réduise pas à «se loger», mais signifie que de nouvelles relations s’établissent avec le monde, les lieux, les gens, les choses. Si les réticences que suscite, entre autres, le camion aménagé posent la question de l’acceptation des empreintes les plus diverses de ceux qui occupent ces territoires, la production d’habitat informel est aujourd’hui à envisager au-delà du «problème public» dans la cité.
Concevoir son habitat
Aujourd’hui, en résonance avec les potentialités de cette «architecture sans architectes»2, le rôle des professionnels de l’art de bâtir est en grande partie politique, défini comme leur engagement auprès des autorités pour convaincre et éduquer. Convaincre de la nécessité de laisser en place ces formes contemporaines d’architectures vernaculaires3. Eduquer les gouvernants, la population, les futurs architectes, afin que tous comprennent la nécessité d’accorder un statut légal à ces autres formes d’habitat. L’architecte est là pour voir si de leurs établissements résultent une forme urbaine particulière et des connexions avec le tissu urbain en place. Il doit permettre d’envisager et de reconnaître une autre architecture, une autre ville, itinérante, en émergence, non planifiée.
Alors que le secteur de la construction a presque totalement dépossédé les habitants de leurs savoir-faire constructifs et oublié les leçons des architectures traditionnelles et vernaculaires, se dessine pour les architectes et les professionnels de la construction un objectif fondamental: celui de répondre pragmatiquement à la problématique de l’accès au logement pour tous et moins standardisé. Au delà d’une commodité et d’un produit, le logement ne concerne pas seulement l’élaboration d’un certain nombre de maisons ou d’appartements, il doit être considéré dans un environnement qui fournit un toit, du travail, de l’éducation, des loisirs et un certain nombre de services4.
Ainsi, construire c’est aussi remettre l’usager au centre du processus de conception et de fabrication de son habitat. C’est révéler la capacité de tous à trouver leur autonomie dans une société de consommation où tout va en s’accélérant. C’est restituer les dimensions sensibles, matérielles, corporelles, autant que sociales de l’habitat. C’est agir de manière plus ou moins spontanée sur son environnement social et spatial. C’est redonner de la place aux savoir-faire manuels et vernaculaires en tournant le dos à la mécanisation de la construction et à son industrialisation de masse. C’est chercher à promouvoir la qualité des espaces produits tout en retrouvant un plaisir d’habiter. En somme, aborder l’architecture comme un processus d’apprentissage, un acte de transmission et ainsi, la réinscrire dans une pratique itinérante.
Sophie Greiller est architecte indépendante, France.
Maude Reitz est doctorante en ethnologie, LaSUR, EPFL.
Notes
1. Jeanjean A., Sénépart I. (sous la dir.), 2011, « Habiter le temporaire : habitations de fortune, mobiles, éphémères », Revue Techniques & Culture, n°56, vol. 1, Paris : Maison des sciences de l’homme.
2. Bernard Rudofsky, 1969, Architecture Without Architects: A Short Introduction to Non-Pedigreed Architecture, Hacker Art Books, New York, 1969
3. L’architecture vernaculaire contemporaine désigne ici les formes d’architecture adaptées à leur milieu (environnement, géographie, contexte socio-économique), qui révèlent l’héritage culturel des populations et la spécificité des lieux. Le camion aménagé et les autres formes d’habitats non ordinaires s’établissent en opposition au fonctionnalisme moderne, à la standardisation et à la marchandisation de l’habitat. Il faut y voir l’émergence d’un symbolisme assumé. Cette architecture s’appuie sur le recyclage, la consommation locale et la transmission des savoir-faire en replaçant l’habitant au centre de la conception et de la fabrication de son habitat.
4. Jean-Paul Loubes, Traité d’architecture sauvage, éditions du Sextant, Paris, 2010.
«noLand’s man: enquête sur les pratiques et les valeurs d’un peuple invisible»
Depuis l’automne 2012, le collectif noLand mène un projet de recherche sur les modes de vie néo-nomades et l’habitat mobile contemporain intitulé: «noLand’s man: enquête sur les pratiques et les valeurs d’un peuple invisible». Sous la direction scientifique du sociologue Yves Pedrazzini (LaSUR, EPFL, Suisse), ce projet, financé par le Forum Vies Mobiles (Institut de recherche et d’échanges sur les mobilités qui réunit des chercheurs, des artistes et des praticiens du transport), associe pour une durée de deux ans le photographe Ferjeux van der Stigghel (Signatures), l’architecte indépendante Sophie Greiller et Maude Reitz (LaSUR, EPFL, Suisse), doctorante en ethnologie. A partir d’un travail de terrain mené essentiellement en France par trois de ses membres, le collectif poursuit un travail interdisciplinaire qui vise à saisir les multiples facettes de ces modes et formes d’habiter contemporains par les moyens méthodologiques et analytiques de l’ethnologie, de la sociologie, de l’architecture et de la photographie. Afin de rendre compte des dimensions créatives et critiques de ce phénomène, son dispositif de recherche soutient une démarche qui envisage, sur un même plan et de manière croisée, les formes d’écritures textuelles, photographiques et visuelles au sens large.