Prendre soin

En 2009, Le Locle (NE) est désigné par le magazine Bilanz comme la ville la moins attractive de Suisse. La même année, elle est inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO. L’histoire et les enjeux controversés de cette région se reflètent dans la transformation de la manufacture horlogère Zodiac en logements avec encadrement.

Date de publication
10-12-2021
Mélissa Vrolixs
architecte et assistante de recherche à l’Institut de théorie et d’histoire (gta) de l’EPF Zurich

En 1951, l’entreprise horlogère Zodiac est en pleine croissance. Elle choisit pour son nouveau site de production un terrain difficile offrant une excellente visibilité, surplombant la gare et la ville du Locle. La qualité architecturale de la fabrique, confiée à Paul-André Davoine, est alors un argument publicitaire. Ajustée à la topographie, la base de l’édifice en retrait donne l’impression que la construction est délicatement posée sur le sommet des rochers.

La conjoncture exceptionnelle des années 1960 fait grandir le bâtiment jusqu’à sa taille actuelle: la charpente est déplacée vers le haut, permettant l’ajout d’un étage; à l’est, une nouvelle aile au toit plat est construite. Par sa différence de niveau avec le terrain naturel, elle offre pour une même hauteur deux étages supplémentaires et une connexion piétonne directe avec la gare.

Dans les années 1970, Le Locle subit de plein fouet la première grande crise horlogère et perd 20% de ses habitants. Au bord de la faillite, la manufacture Zodiac est rachetée en 1979 par le groupe DIXI, spécialisé dans la mécanique, avant d’être occupée dès 2006 par des acteurs liés à l’industrie, aux arts graphiques et à la culture. L’année 2020 marque le début d’une nouvelle étape dans la vie de la fabrique. Transformée en 20 appartements avec encadrement, elle accueille ses premiers résidents après trois ans de travaux.

Une nouvelle étape de vie

Le concept d’appartement avec encadrement apparaît dans la politique neuchâteloise du logement au milieu des années 2000. Son but? Permettre aux aînés de rester aussi longtemps que possible à domicile, et retarder une entrée dans un établissement médicalisé. Au Locle, les autorités encouragent la réalisation de ces logements à l’intérieur même du patrimoine bâti. En prenant soin des habitants et de l’histoire locale, elles entendent faire d’une pierre deux coups. Proche des transports publics, bénéficiant d’un ensoleillement idéal et incarnant l’architecture des années fastes de l’horlogerie, la manufacture Zodiac possède de nombreux atouts pour être transformée. Cette rencontre entre patrimoine et utilité publique est possible grâce à la synergie préalable de trois entités cruciales: la sensibilité du maître d’ouvrage; un architecte qui se positionne ensuite; finalement une attitude bienveillante et ouverte des services impliqués dans la demande de permis de construire.

L’art de la guérilla

Les maîtres d’ouvrage voient le potentiel d’un immeuble qui, bien qu’étant protégé de facto par son emplacement à l’intérieur du périmètre délimité en 2009 par l’UNESCO, ne bénéficie pour lors d’aucune protection à l’inventaire. Un immeuble qui porte cependant une part importante de la mémoire collective et de l’identité de la ville. Ils confient le mandat à Cédric Schärer, auteur de la transformation de l’ancienne fabrique de chronographes Angelus.

L’architecte décrit son attitude comme celle d’un «guérillero» vis-à-vis de l’existant: une action ciblée et précise face à une situation chaque fois unique et nécessitant une prise de décision rapide. Ce positionnement exige une excellente connaissance du bâtiment existant, fruit de longues heures de relevé et d’investigation, et une direction des travaux assurée par l’architecte lui-même. Elle a l’avantage, outre la garantie de donner naissance à des détails autant esthétiques que pragmatiques, d’économiser souvent sur des postes dédiés à l’uniformisation et au nivellement des traces d’un usage passé. Il en résulte une certaine plasticité, accrochant la lumière et témoignant d’un temps révolu, qu’on ne cherche ni à faire parler ni à faire taire, mais dont on accepte la présence discrète. Les moyens financiers libérés grâce à ces décisions sont investis dans des finitions plus luxueuses et durables: plans de travail de cuisine en inox, verres de douche plutôt que tringle à rideau, mais aussi le remplacement des tuiles rouges initialement prévues par des tuiles noires ou l’équipement en mobilier des salles communes. De façon plus globale, cette approche de la rénovation ne cherche plus à se démarquer à tout prix de l’original par peur de falsifier un document d’histoire. Elle accepte de s’inscrire dans un cycle de vie du bâtiment, mettant l’accent sur la sauvegarde des éléments primordiaux sans geler un état initial.

Les services impliqués dans l’octroi du permis de construire contribuent à la réussite du projet: des dérogations sont accordées, notamment au sujet de la balustrade d’époque qui est surélevée mais qui conserve son dessin intérieur sans l’ajout d’éléments verticaux. Bien que les appartements soient destinés à des personnes à mobilité réduite, une marche ou une surface de chambre inférieure à la norme sont exceptionnellement admises dans certaines unités. Les boîtes aux lettres sont tolérées à l’intérieur du bâtiment, facilitant ainsi un accès quotidien, même par mauvais temps.

Reconversion typologique

La transition typologique, de fabrique à logements avec encadrement, est aussi facilitée par le grand potentiel de l’architecture initiale. Le système porteur d’abord, avec son plan libre et étroit, permet avec un minimum de démolition de structurer les étages en quatre unités. La circulation ensuite, dont les exigences (éviter les barrières pour les séniors) font écho à celles d’une manufacture horlogère. Ainsi les appartements sont toujours organisés autour d’un noyau central et compact, ce qui permet de grouper la technique de la cuisine et de la salle de bain dans une même gaine. La position de ce noyau, en retrait des façades, laisse le rythme des fenêtres ininterrompu et organise la circulation dans l’appartement comme un pivot. Les mouvements des occupants sont ainsi réduits au minimum.

La grande hauteur sous plafond permet l’installation d’un chauffage au sol. Les épaisseurs de dalle étant ainsi augmentées, le balancement de l’escalier doit être adapté. Plutôt que de démolir ce dernier et de le reconstruire, l’architecte prend le parti de conserver les limons en pierre agglomérée et de recouvrir les marches d’une tôle larmée. La surélévation de la main courante est en acier zingué à chaud. Les éléments existants de serrurerie sont repeints dans une teinte similaire, actualisant l’expression de la cage d’escalier et permettant d’intégrer la dernière volée, nouvellement construite, à l’ensemble.

Les cloisons de séparation sont connectées aux cadres de fenêtres par un élément de tête de mur fin et dense, ce qui assure la continuité de la façade et la régularité des modules de fenêtre. La partie inférieure fixe, contre laquelle s’appuyaient les établis d’horlogers, sert aujourd’hui de garde-corps. Le dessin des façades est ainsi intact, une isolation intérieure préservant les modénatures extérieures.

Inventions lumineuses

Le programme spécifique de logements avec encadrement pour personnes âgées s’exprime dans quelques interventions précises qui n’invalident pas une utilisation postérieure par d’autres groupes de population. Les salles communes offrent à chaque étage un espace de rencontre aux habitants. Orientées côté rue, en lien direct avec la cage d’escalier et le palier de l’ascenseur, elles sont un lieu de réunion et favorisent un esprit communautaire. Les rituels du courrier et des dix-heures, par exemple, fonctionnent indirectement comme contrôle social: si quelqu’un venait à ne pas se présenter, cela alerterait les autres résidents.

Un code couleur inspiré par un tableau de Charles L’Eplattenier est appliqué à la cage d’ascenseur, favorisant la reconnaissance de son étage par les habitants. L’usage d’un carrelage noir pour les parties communes et du parquet pour les parties privées marque une limite sans générer de seuil dans un scénario d’usage où les portes resteraient volontiers ouvertes la journée. Enfin, de discrets boîtiers garde-malade et des relais sont implémentés pour recueillir les signaux des appareils destinés à la sécurité des locataires.

Le résultat final de la transformation est la livraison de 20 unités baignées de lumière, répondant aux besoins d’une population locale et donnant une nouvelle raison d’être à un ensemble à forte valeur patrimoniale. Cela en gardant ouvert plusieurs scénarios d’usage, d’une part, et en répondant à de hautes exigences techniques et programmatiques d’autre part. Les éléments qui font l’identité et la qualité de la fabrique horlogère sont respectés, voire détournés pour servir leur nouvelle affectation. Cela a demandé une attitude novatrice à toutes les parties impliquées, avec comme conséquence la création d’un véritable cercle vertueux pour la ville. Un modèle à suivre pour pérenniser un patrimoine bâti amené à se réinventer.

Transformation de la manu­facture Zodiac en logements avec encadrement, Le Locle NE

 

Maître d’ouvrage: Activa SA

 

Architecte: Cédric Schärer architecte

 

Ingénieur civil: SD ingénierie Neuchâtel SA

 

Ingénieur CVSE: Planair SA

 

Physique du bâtiment: Planair SA

 

Procédure: Mandat direct

 

Surfaces de plancher brutes: 2021 m2

 

Réalisation: 2017-2018 (études), 2019-2020 (construction)

 

Coût TTC CFC 1-6: CHF 4,2 mio

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