Vides urbains: ressources temporaires pour transformer la ville
Face à la standardisation et à la réglementation des espaces publics, les vides urbains sont aujourd’hui une opportunité de résistance face au changement climatique, et une manière de rendre aux habitant·es le «droit à la ville». Avec l’étude du cas fribourgeois, les autrices invitent à considérer les vides selon de nouvelles temporalités et à mettre en œuvre des outils légaux pour favoriser leur appropriation.
Le principe de densification urbaine, largement partagé par les acteur·ices de l’aménagement du territoire, évolue aujourd’hui vers un cadre légal qui inciterait à la sobriété foncière et à l’interdiction d’artificialisation des sols. Cette approche s’inscrit notamment dans la Stratégie Sol Suisse1. Cependant la ville dense et compacte visée par ces politiques est souvent remise en question et même contestée tant par les habitant·es que par les académiques.2 En 2014, la sociologue-urbaniste Marie-Paule Thomas montrait la persistance d’une «aspiration résidentielle forte vers un habitat individuel peu dense hors du tissu des villes suivant le modèle de la villa quatre façades – unifamiliale avec jardin à l’encontre du paradigme de la densification»3. Sur ces dix dernières années, ce constat se vérifie encore. La ville de Fribourg continue de présenter un solde migratoire interne négatif, contrairement aux communes périphériques qui, elles, continuent de gagner des habitant·es4. Outre les explications d’ordre économique, la présence d’un jardin et de «vert» autour et à proximité directe du logement reste un argument majeur face auquel la présence de parcs et d’espaces verts publics au sein des villes ne semble pas suffire. Aujourd’hui, les espaces publics font l’objet de réglementations de plus en plus nombreuses qui, au mieux, limitent les possibilités de jeu et de loisirs5 et, au pire, menacent la liberté d’expression et les interactions qu’ils sont censés favoriser6. Ce constat mène à porter notre attention sur une série d’espaces urbains informels appelés friches, terrains vagues, espaces abandonnés, espaces libres ou encore «vides urbains».
Préserver le vide
Cette contribution poursuit la réflexion sur le réchauffement des villes amorcée dans l’article du mois de février, qui discutait le phénomène d’îlots de chaleur et de fraîcheur. Il est ici question de «vides urbains», un terme qui décrit d’abord de manière peu différenciée les espaces non bâtis, les «trous» dans la texture urbaine, puis les usages qu’on y observe, plus ou moins formalisés, et dont la destination pourrait changer ou rester relativement indéfinie dans les années, voire les décennies à venir. Si la trame théorique employée se heurte à la réalité physique, forcément complexe, d’un site réel, l’hypothèse demeure, à savoir que la cartographie de ces ressources pourrait contribuer à un principe: celui de toujours en préserver un nombre minimum, conserver une «réserve» d’espaces non bâtis, afin de rendre la densification des villes acceptable pour le plus grand nombre. Les autrices renouvellent ainsi un credo vital de la planification urbaine: le vide doit conduire le plein, et non l’inverse.
Comité éditorial Tout se transforme: Camille Claessens-Vallet, Isabel Concheiro, Marc Frochaux, Valérie Ortlieb, Marco Svimbersky et Séréna Vanbutsele
La prise de décision quant à leur devenir reste aujourd’hui une question complexe pour les aménageur·euses. En effet, les vides urbains peuvent être considérés soit comme des ressources de terrain constructibles, soit, au contraire, comme des espaces de nature à protéger au sein des villes pour rendre acceptable, voire viable, leur densification. Ces deux approches opposées visent pourtant toutes deux à renforcer une politique d’urbanisation vers l’intérieur. Or la tendance actuelle est à favoriser la construction face à la pression foncière exercée par le marché immobilier.
Des espaces complémentaires aux espaces publics plus traditionnels
À l’heure où de nombreuses métropoles voient fleurir des initiatives pour valoriser les vides urbains via des occupations temporaires7, il est de plus en plus évident que ces espaces agissent en complément des espaces publics plus conventionnels ou formels. Cette complémentarité se trouve dans le potentiel qu’ils détiennent: (1) pour encourager les activités spontanées, par opposition aux loisirs standardisés et réglementés autorisés dans les espaces publics; (2) pour être des espaces d’inclusion sociale et d’autonomisation, où la communauté peut exercer son «droit à la ville»8, en contraste avec à l’utilisation plus ségréguée de l’espace public, où les utilisateur·ices tendent parfois à être des consommateur·ices passif·ves; (3) pour encourager la biodiversité et renforcer le lien avec la nature; et (4) pour agir comme laboratoires urbains et tester des solutions, par opposition aux espaces publics soumis à des conceptions plus permanentes et rigides. À cela s’ajoutent les potentiels plus communément reconnus des espaces verts urbains avec les services écosystémiques essentiels qu’ils peuvent fournir (notamment la préservation de la biodiversité, la gestion de l’eau, la production alimentaire, l’atténuation des îlots de chaleur, le contrôle de l’érosion des sols, la filtration de la pollution de l’air…).
Dans ce contexte, le projet de recherche VI-Vid (Valeur Intrinsèque des Vides urbains) relève le potentiel des vides9 urbains pour favoriser les interactions sociales et le contact avec la nature, et contribuer à une densification qualitative dans les petites et moyennes communes. À travers un travail théorique, cartographique et l’échange avec les acteur·ices de terrain et usager·ères, plus de 40 vides urbains ont été localisés sur le centre urbain le plus densément bâti de l’agglomération fribourgeoise incluant les communes de Fribourg, Marly, Villars-sur-Glâne, Givisiez, Belfaux et Granges-Paccot. Ces 40 sites représentent 250 ha, qui s’ajoutent aux 100 ha de parcs, places de jeux et autres espaces gérés officiellement par la Ville de Fribourg.
Vides urbains à Fribourg: appropriations et temporalités contrastées
Les vides urbains identifiés à Fribourg sont multiples. Les friches industrielles les plus «notoires» (blueFACTORY, le Port de Fribourg ou les anciens abattoirs) présentent un ensemble d’activités assez structurées et une animation organisée, généralement initiés par des institutions publiques qui cherchent à activer des espaces vacants. Les aménagements reprennent les codes esthétiques des occupations informelles: mobilier en palette, fanions, tags…, sans pour autant que l’occupation du lieu soit issue d’une démarche alternative ou subversive10. A contrario, sur d’autres sites, on retrouve des traces d’usages informels, indices d’une occupation parfois illégale, «invisible» ou indésirable qui est alors difficilement prise en compte dans un futur projet de transformation du site. Ces observations de terrain concordent avec les résultats de l’enquête menée auprès de 145 habitant·es et usager·ères fribourgeois·es en juin 2022, qui confirment qu’une majorité des répondant·es ne sont pas des usager·ères des vides urbains bien qu’ils en connaissent la présence11.
Afin de comprendre les conditions d’activation des vides urbains dans une logique de transformation des villes, ces espaces ont été catégorisés en fonction de leur évolution sur la ligne du temps de l’aménagement du territoire. Cette catégorisation permet de déterminer les ressources les plus facilement activables en fonction des priorités à viser. Dans une situation de manque d’espaces publics et face à la nécessité de renforcer les liens sociaux, une série d’espaces voués à être construits et généralement peu ouverts au public pourraient être utilisés comme espaces collectifs, au moins temporairement. L’implémentation d’interventions temporaires à petite échelle, ou le développement de jardins partagés dans des sites qui ne seront pas construits ou qui le seront à moyen-long terme, offriraient le potentiel d’y stimuler l’interaction sociale. En outre, de petites interventions de restauration de la biodiversité auraient le potentiel de créer des espaces de nature riches, sans pour autant entrer dans une logique de parcs aménagés ou de réserves naturelles à long terme suivant l’exemple d’initiatives similaires déjà testées sporadiquement à Fribourg12.
Les bâtiments abandonnés en passe d’être démolis et les futurs espaces de transformation de la ville sont également une potentielle source de matériaux de construction.
Des espaces temporaires mais une ressource permanente pour la ville
Les vides urbains sont une composante intégrale des environnements bâtis même dans des contextes de petites et moyennes villes comme Fribourg. Leur présence est inhérente à celle du bâti et ils recèlent une capacité d’influence sur la qualité de vie des habitant·es. Le devenir de ces sites étant souvent «scellé» aux yeux des aménageur·euses, ils ne sont généralement pas actionnés en tant que ressource temporaire, et ce d’autant plus s’ils sont privés. Pour utiliser ces espaces comme bien commun et leviers pour limiter les conséquences du changement climatique, il y a un besoin de rendre opérationnels des outils légaux qui pourraient par exemple se décliner en contrat d’occupation temporaire ou bail de courte durée.
Le décalage constaté entre la planification à long terme de ces espaces et les besoins à court terme des acteur·ices de terrain invite à penser ces sites dans une logique de processus et non de produit fini: à l’échelle de la ville, les vides urbains apparaissent et disparaissent au fur et à mesure des démolitions et des constructions. Ne pourrait-on pas dès lors imaginer la planification d’un stock de vides urbains à maintenir comme une «réserve de solutions»13? Cette logique de processus nécessite une connaissance des caractéristiques des vides en termes de temporalité (pour garantir la présence de ce stock en permanence), en termes d’accessibilité (pour entrer en discussion avec les propriétaires si besoin) et en termes d’appropriation (pour relever les usager·ères des lieux).
Projet VI-Vid
- Projet: VI-Vid – Valeur Intrinsèque des Vides urbains : cartographier et identifier les vides urbains pour en révéler les potentiels
- Financement: Smart Living Lab@HEIA
- Période: Octobre 2021 à décembre 2022
- Equipe: Séréna Vanbutsele, Estela Brahimllari Schaffner, Götz Menzel, Philipe Gloor
- Plus d’info: smartlivinglab.ch/fr/projects/vi-vid
Notes
1 Stratégie adoptée par le Conseil fédéral le 8 mai 2020
2 Michael Wicki, David Kaufmann, Accepting and resisting densification: The importance of project-related factors and the contextualizing role of neighbourhoods, Landscape and Urban Planning, Volume 220, 2022, 104350, ISSN 0169-2046, https://doi.org/10.1016/j.landurbplan.2021.104350
3 Marie-Paule Thomas (2014). Urbanisme et mode de vie – Enquête sur les choix résidentiels des familles en Suisse.
4 Solde migratoire interne, 2021, Atlas statistique de la Suisse, atlas.bfs.admin.ch/maps
5 Sonia Curnier, «Programmer le jeu dans l’espace public?», Métropolitiques, 10 novembre 2014, metropolitiques.eu/Programmer-le-jeu-dans-l-espace.html
6 Christian Dessouroux (2003). La diversité des processus de privatisation de l’espace public dans les villes européennes. Belgeo, 1, 21-46. journals.openedition.org/belgeo/15293; DOI: doi.org/10.4000/belgeo.15293
7 Stéphanie Sonnette, «Transitoire, l’esprit ou la lettre», TRACÉS 2/2022
8 Henri Lefebvre (1968), Le droit à la ville, Paris: Anthropos
9 Le ‹vide› se réfère au vide spatial laissé entre bâtiments/infrastructures, mais aussi au vide social et juridique laissé sur des espaces où l’occupation n’est attribuée à personne, mais que chaque individu peut potentiellement utiliser à son gré; ou encore au vide temporaire laissé entre une fonction ancienne et future, à déterminer, ou retardée à cause de complications administratives, environnementales, financières ou sociales. Néanmoins, si les espaces étudiés sont qualifiés de ‹vides›, ce sont assurément des ‹pleins› au sens biologique mais aussi social. Dans le cadre du projet VI-Vid, nous qualifions le vide comme des parcelles de terrain abandonnées, non entretenues ou non officiellement utilisées qui sont soumises à la pression urbaine ou encore des bâtiments non utilisés et en passe d’être démolis.
10 Claire Fonticelli, Séréna Vanbutsele et Luca Piddiu, 2023, «La friche urbaine, d’erreur en solutions, de solutions en dévoiements. Arpentage à la recherche des friches genevoises», Urbanités, #17 / L’erreur est urbaine, janvier 2023
11 Séréna Vanbutsele et Estela Brahimllari Schaffner, 2022, «Vides urbains à Fribourg», Pro-Fribourg, Vol 3, no 216, pp. 30-35
12 Voir notamment le projet de valorisation des espaces libres pour améliorer la biodiversité en milieu urbain porté par Pro Natura ou le projet Préfleuri au Schoenberg par l’association REPER
13 Caroline Mollie et Natacha Guillaumont, «Le paysage en ville: place au vivante», TRACÉS 4/2021
La rubrique Tout se transforme est un partenariat entre la revue TRACÉS, l’Institut TRANSFORM et la filière d’architecture de la HEIA-FR de la HES-SO.