Proximités, centralités, multipolarité: équilibrer le Grand Genève
Après les invisibles de la planification1, nous revenons dans cette chronique dédiée à la Vision territoriale transfrontalière (VTT) aux fondamentaux du développement territorial et au cœur du savoir-faire des planificateurs: l’urbanisation et les mobilités.
Où positionner les logements, les activités et les moyens de transports, et comment le faire en limitant au maximum les impacts sociaux et environnementaux sur le territoire? C’est à ces questions essentielles qu’on en revient quand on parle de planification. Si les ambitions zéro carbone de la Vision enjoignent chaque équipe PACA (voir ci-contre) à l’innovation et à la disruption (dans les sujets abordés comme dans les méthodes), les réponses apportées rappellent aussi très classiquement que les concepts de densification, de compacité, de mixité et de proximité demeurent l’alpha et l’oméga d’un urbanisme «durable».
Territoire des courtes distances
Le territoire zéro carbone sera, entre autres, celui des courtes distances2, déclinaison à l’échelle métropolitaine de la «ville du quart d’heure»3. Dans le Grand Genève de 2050, les habitants trouveront près de leur domicile tout ce dont ils ont besoin au quotidien (achat, éducation, travail, santé, loisirs, etc.), un bouquet d’équipements de proximité concentrés dans un périmètre restreint censé leur permettre de réduire leurs déplacements, ou au moins d’en reporter la partie carbonée (voiture individuelle) sur la marche, le vélo ou les transports collectifs. L’enjeu est donc de passer d’un territoire polarisé par le centre à une métropole multipolaire, un bassin de vie plus équilibré autour d’une pluralité de centralités compactes et équipées d’intensité variable, bien desservies par les transports en commun.
Cette vision déjà ancienne – imaginée dès le premier projet d’agglomération4 – résiste pour l’instant à la réalité, comme le montre l’étude Dynamiques socio-démographiques et capacités d’accueil, menée parallèlement au travail des équipes PACA. Elle précise la capacité réelle des territoires – au regard des planifications existantes et des projets connus – à absorber la croissance démographique et économique projetée, et constate un déséquilibre persistant entre les territoires du Grand Genève. Les potentiels de densification sont sous-exploités, notamment autour des gares du Léman Express; en France, l’espace des bourgs et villages mal desservis par les transports publics contient encore de larges réserves de développement; et dans le Canton de Genève, comme dans la Région de Nyon, les projets identifiés ne suffisent pas à accueillir la population projetée. L’étude brosse ainsi le portrait d’une agglomération qui reste déséquilibrée, avec une centralité très polarisante et des territoires résidentiels périphériques peu denses.
Où localiser la croissance?
Comment alors rééquilibrer le territoire dans une perspective de «courtes distances», tout en continuant à accueillir la croissance économique et démographique gourmande en logements, équipements, bureaux? La question se pose aux urbanistes depuis les débuts de la métropolisation et de son corollaire, la périurbanisation, soit depuis près d’un siècle.
Dans leurs premières orientations, les quatre équipes PACA partagent quelques grands principes assez classiques: concentrer le développement dans des périmètres compacts et bien desservis par les transports en commun, limiter la croissance dans les espaces périphériques mal desservis, et renforcer certaines centralités / polarités pour y déployer le territoire des courtes distances. Logique sur le papier, ce modèle d’organisation doit pourtant s’accommoder des spécificités territoriales, des planifications locales, des stratégies des différents acteurs économiques et des choix individuels qui l’ont jusqu’à présent empêché d’advenir. Il pose par ailleurs plusieurs questions: quelles centralités renforcer, et de quelle manière? Faut-il continuer à développer les transports en commun structurants et jusqu’où, avec quel cadencement? Comme éviter de renforcer encore la radialité vers Genève et l’étalement urbain qui l’accompagne? Faut-il geler le développement des zones périphériques peu denses et de fait épargner certains territoires déjà privilégiés qui n’accueilleront pas la croissance et dont les habitants continueront à se déplacer en voiture?
Communautés rétablies et renforcées
À quoi ressemblerait concrètement un territoire des courtes distances, une métropole multipolaire? L’équipe Güller et Güller (PACA Rhône) a poussé l’exercice assez loin dans l’un de ses trois scénarios de concept territorial, «Les communautés rétablies et renforcées». «Habitants, emplois et services sont concentrés dans des périmètres compacts mais décentralisés afin de rétablir le sentiment de ‹communauté› et les cadres de vie de proximité.» Ces communautés de 10 à 15 000 habitants, répartis dans un rayon de 5 km, forment la masse critique nécessaire pour déployer le territoire des courtes distances.
Ce scénario, séduisant, prend acte des tendances actuelles et des aspirations à «vivre à la campagne»; il réalise la multipolarité tout en accueillant la croissance, mais montre aussi ses limites. L’équipe concède que, s’il n’est pas mené avec rigueur, c’est-à-dire en gelant les développements en dehors des périmètres compacts, il risque de renforcer encore l’étalement urbain et la pression sur la zone agricole. Il induirait par ailleurs de lourds investissements en transports collectifs.
Les différents scénarios de courtes distances envisagés par les équipes questionnent plus généralement l’objectif de réduction des déplacements et l’idée d’habiter là où l’on travaille. En dehors des possibilités de télétravail, qui changent la donne mais ne s’offrent pas à tous et génèrent aussi des effets rebond (on s’installe encore plus loin), la possibilité d’habiter à proximité de son lieu de travail reste un vœu pieux – surtout quand ce lieu est le centre de Genève. On voit bien en revanche tous les potentiels offerts en termes de qualité de vie par des polarités plus compactes, plus mixtes – si ce n’est en termes d’emplois, au moins de services, commerces et loisirs – et aménagées pour les déplacements à pied et à vélo.
Les centralités de demain ne seront pas forcément celles que l’on croit
Gares, zones commerciales périphériques bien desservies ou centres anciens: où seront les centralités de demain autour desquelles des communautés locales pourront se recomposer?
Autour des gares du Léman Express, tous les potentiels de densification n’ont pas été exploités, comme le montre la carte de synthèse Territoire des courtes distances (ci-contre). Dans le PACA Arve, l’équipe AREP propose de densifier dans un périmètre de 2 km autour des gares (et d’autres arrêts de transports en commun) en recensant les gisements fonciers: pavillonnaire, ZA, ZI et en réinvestissant le patrimoine bâti existant: reconversions, densification, surélévations.
Dans le PACA Chablais, l’équipe Viganò voit dans les zones artisanales, tertiaires et commerciales sans qualités le long de la RD 1005, qui seront à terme bien desservies par un bus à haut niveau de service (BHNS), les potentiels noyaux de «centralités contemporaines décentralisées». Elle propose ainsi de densifier, diversifier les programmes et requalifier ces zones déjà construites et équipées.
Les centralités historiques des villes et villages, qui ont progressivement perdu leur statut, fragilisées par les zones commerciales périphériques, ou les villes anciennement industrielles comme Valserhône (FR), apparaissent finalement comme les plus complexes à réactiver. Il faudra à la fois un travail fin de couture et une grande maîtrise publique pour transformer des contextes constitués et patrimoniaux – au bâti souvent peu adapté aux attentes contemporaines –, aménager des espaces publics, sécuriser les parcours à pied et à vélo, relier les autres espaces communaux, gérer le stationnement.
Reconstruire des destins communs
Le territoire des courtes distances, c’est aussi, au-delà d’une réponse à l’objectif zéro carbone par la diminution du trafic automobile, celui dans lequel peuvent se recomposer des communautés de vie. Alors que certaines communes du Grand Genève ont perdu leur identité et sont devenues des cités dortoirs dans lesquelles les habitants s’investissent peu, l’équipe Viganò (PACA Chablais) a bien rappelé l’importance du sentiment d’appartenance, des rituels, de l’intégration des nouveaux arrivants. «Il faut reconstruire des destins communs, des échelles d’identification locales et transfrontalières.» Lorsqu’on habite ce territoire, est-on un habitant du Chablais ou du Grand Genève? D’un village rural, d’une commune périurbaine, d’une banlieue, d’une métropole ou tout cela à la fois?
Ces destins communs s’ancreront dans des lieux et des paysages symboliques, où convergent les imaginaires, mais également dans des espaces du quotidien, banals, où pourra se déployer une vie collective autour des espaces publics, des commerces, des cafés, des services. Certains existent déjà et doivent être renforcés, d’autres restent encore à inventer.
Dans cette chronique bimestrielle, TRACÉS assure le suivi de la démarche Vision territoriale transfrontalière du Grand Genève. Celle-ci et la suivante sont consacrées à quelques thématiques choisies, issues des ateliers «diagnostic critique et orientations» qui ont eu lieu en janvier 2023.
Intervenants
Direction de projet
État de Genève, Pôle métropolitain du Genevois français, Région de Nyon
Collège d’experts
Bruno Marchand (président), Sonia Lavadinho, Pierre Feddersen, Hervé Froidevaux, Marlyne Sahakian, Julia Steinberger
Mandataires par PACA
- PACA Arve: AREP avec Taktyk, Arx-IT, Mobil’homme, Kaleido’scop, Sorbonne Université
- PACA Chablais: Studio Paola Viganò avec Citec, Wüest Partner
- PACA Rhône: Güller Güller avec van de Wetering, Base, mrs partner, Linkfabric, Tribu, David Martin
- PACA Jura: Urbaplan avec Interland, 6-T, Drees and Sommer, City log, GE21
- AMO démarche: Passagers des Villes avec AAMO, Nova 7, Tribu, Citec, Collaborative people
Études thématiques
- Stratégie mobilité multimodale 2050: Transitec, mrs partner, CBRE
- Dynamiques socio-démographiques et capacités d’accueil: 6-t, Urbaplan
- Démarche de participation citoyenne: Missions Publiques
- Évaluation environnementale stratégique: Urbaplan, Soberco Environnement
Notes
1 Soit tous les sujets qui déterminent l’organisation du territoire sans que la planification ait réellement prise sur eux : les flux économiques, de matières, de produits, les modèles agricoles, les modes de vie, la fiscalité, l’effet de frontière, etc. (voir la chronique précédente dans TRACÉS 3/2023)
2 Territoire des courtes distances: diagnostic et enjeux pour le Canton de Genève et le Grand Genève – Synthèse, Département du territoire, 6T – bureau de recherche (2022). Cette étude alimente les travaux des équipes PACA dans le cadre de la démarche.
3 Le concept popularisé par l’urbaniste franco-colombien Carlos Moreno repose sur l’idée que chacun ait accès à un quart d’heure à pied de chez lui à tous les services essentiels (soins, alimentation, loisirs, travail). Contre une vision radioconcentrique, ses mots clés sont: polycentrisme, microcentralités, densité, proximité, mixité, ubiquité (voir notamment «La guerre des modes», Stéphanie Sonnette, TRACÉS 8-9/2022).
4 Dès la 1re génération de projet d’agglomération (2007), le principe d’une «agglomération compacte, multipolaire et verte, assurant un fonctionnement équilibré et solidaire de la région» a été posé. Voir les quatre générations de projets d’agglomération sur grand-geneve.org.