Qui en veut au brutalisme?
Editorial du 10/2016
En 1966, contre les historicismes, Reyner Banham publie The New Bruralism: Ethic or Aesthetic? Il y marque un certain nombre de traits caractéristiques du brutalisme: la remise en cause du fonctionnalisme froid du modernisme par la prise en compte des facteurs sociaux, l’expression «tel quel» de la mise en œuvre et singulièrement l’emploi de matériaux bruts, souvent le béton rugueux. Ce New Brutalism séduira toute une génération d’architectes. En Angleterre, Peter et Alison Smithson en seront les fers de lance. Au Japon, va proliférer le métabolisme, pendant du brutalisme européen. En France, les projets de l’atelier de Montrouge ou encore l’AUA sont décrits comme des formes de «brutalisme à la française». 50 années plus tard, recul identitaire et retour historiciste sont légion: à coup de dorures et de moulures, ou par dynamitage, il faut coûte que coûte que le béton nu se rhabille ou disparaisse!
Des réalisations brutalistes ne sont plus: à Portsmouth, le Tricorn Center réalisé par Owen Luder en 1966 a été démoli en 2004. Beaucoup d’autres sont en péril: le célèbre ensemble Robin Hood Gardens réalisé par les Smithsons en 1972 est toujours en sursis. Dans ce numéro, nous faisons le récit de deux exemples non moins signifiants. A Skopje, le gouvernement, en quête de représentations nationales, entame un projet d’ «antiquisation» du centre ville. A coup de millions, il efface l’empreinte du plan d’urbanisme de Kengo Tange, en parant les édifices de fausses colonnades «baroques». A Hammamet, des travaux sont en cours sur le tout premier théâtre en plein air réalisé par l’AUA en 1964. Là-bas, il y’a moins de millions. Espérons qu’il y ai aussi moins de colonnades «arabisantes».
Certains en veulent au brutalisme. Mais heureusement, pas tous. Des initiatives collectives ou individuelles empêchent de travestir, d’effacer. A Skopje, un hashtag «#IloveGTC» est lancé en 2015 pour défendre le Gradski Trgovski Centar (GTC) contre la campagne d’antiquisation. Pour le théâtre en plein air d’Hammamet, Paul Chemetov raconte, écrit et mobilise afin de réhabiliter dans les mémoires, un projet qui a l’âme - pas l’ornement - d’un théâtre antique. Les deux exemples démontrent un attachement des concepteurs mais aussi des habitants à une architecture pérenne et à l’émotion brute: un mouvement architectural trop furtif qui disparut avec l’avènement d’un postmodernisme factice qui va envahir la scène architecturale dès le début des années 1980.
Banham choisit une Siedlung brutaliste d’Atelier 5 en couverture de son livre. A raison, le bâtiment est toujours là. Personne ne veut l’effacer. Pourtant, ici et là, on entend murmurer que d’autres ensembles architecturaux et urbains de la seconde moitié du 20e siècle ne méritent pas les égards qu’on leur porte. Les réactions épidermiques au béton brut qui prolifèrent chez nos voisins ne sont peut-être pas si éloignées.