Spéculation et immobilier dans les immeubles d'habitation de Mies van der Rohe à Chicago
Cet article traite de la collaboration entre l’architecte Ludwig Mies van der Rohe et son promoteur immobilier Herbert Greenwald dans le contexte de leurs projets d’immeubles d’habitation à Chicago. Ces projets montrent comment la pratique de l’architecture s’adaptait alors à un nouveau type de clientèle et comment la prise en compte de l’influence des bailleurs de fonds a pu modifier les relations assumées entre architecture et capital.
Si les réalisations de Mies van der Rohe aux Etats-Unis sont souvent étudiées par les chercheurs, ses collaborations avec le promoteur immobilier Greenwald, ainsi que les pressions financières et les implications urbaines associées à ces projets, le sont beaucoup moins. Ces projets contrastent fortement avec les caractéristiques du développement urbain aux Etats-Unis : au sommet du boom des maisons individuelles suburbaines d’après-guerre, Mies van der Rohe et Greenwald se sont lancés dans la construction de tours de logements dans le centre-ville de Chicago. L’analyse de ces projets et de leur mode de financement permet de comprendre sous un autre angle la conception architecturale moderne aux Etats-Unis.
De même que Mies van der Rohe était un architecte singulier, Greenwald était un promoteur à part. A la différence du promoteur immobilier type, dont l’objectif était de réaliser des profits à court terme sans se soucier de questions générales d’environnement urbain, Greenwald voulait améliorer la ville en construisant de nouveaux immeubles d’habitation. Il souhaitait que ses projets encouragent la classe moyenne à rester dans le centre-ville, en y intégrant des services, tout en enveloppant ses bâtiments dans une esthétique délibérément moderne, tranchant avec celle des banlieues. Contrairement aux promoteurs de maisons individuelles, Greenwald défendait une autre vision de ce que sa clientèle, majoritairement blanche, éduquée et de classe moyenne, était disposée à acheter et a réussi à convaincre ses bailleurs de fonds de cautionner cette esthétique peu orthodoxe. Le cas Greenwald enrichit et nuance l’histoire officielle de la décentralisation dans les banlieues (suburbanization) et de la culture de consommation, offrant un autre angle d’approche pour comprendre la culture du bâtiment de l’après-guerre.
Greenwald a cherché, par le biais de la construction d’immeubles à des fins spéculatives, à développer un urbanisme cosmopolite – une vision bourgeoise de la vie urbaine d’après-guerre combinant les services et l’autosuffisance des banlieues avec des tours d’habitation de centre-ville, élégantes et modernes, conçues par Mies van der Rohe. En proposant une architecture forte et de qualité, Greenwald, comme le disait Mies van der Rohe, « commençait par penser aux conséquences sociales de ses réalisations ». Pour lui, les bâtiments devaient forger un patrimoine dans la cité1.
Les projets de Greenwald s’adressaient à deux marchés différents, mais imbriqués : d’un côté, il vendait des appartements à des particuliers, et de l’autre, il vendait des projets non construits à des financiers (figure). Ses projets devaient être attractifs pour ces deux marchés. Pour surmonter les difficultés rencontrées dans ses recherches de financement à Chicago et ailleurs, Greenwald s’appuie sur des modèles alternatifs pour dynamiser son activité et lancer d’autres projets une fois que les premiers étaient amortis. Pour son premier projet avec Mies van der Rohe, il a eu recours à un système de coopératives d’habitation, grâce auquel il a réussi à obtenir davantage de financement de la part d’une compagnie d’assurance-vie2. Afin d’étendre ses activités à l’extérieur de Chicago, dans des marchés auxquels, dans d’autres conditions, il aurait été difficile d’accéder, il a également utilisé les avantages proposés aux promoteurs par le programme fédéral de rénovation urbaine (Titre I de la Loi sur le logement de 1949).
Après une baisse de la construction entre la Grande Dépression et la fin de la Seconde Guerre mondiale, Chicago a connu une forte expansion de ses banlieues. On s’est mis à construire de nouvelles maisons, subventionnées par des prêts de la Veteran’s Affairs (VA) et de la Federal Housing Administration (FHA), ainsi que de nouveaux immeubles de bureaux dans le centre-ville3. La « fuite des Blancs »vidait le centre-ville de sa population de classe moyenne, laissant une classe ouvrière en difficulté, gonflée par l’immigration du sud des Etats-Unis, dans des quartiers marqués par la pauvreté et qui étaient considérés comme des zones prêtes à être réaménagées.4 Les tours et les immeubles d’habitation du centre-ville de Chicago réalisés par Mies van der Rohe et Greenwald ont donc été édifiés à une période où, même si ce phénomène n’était pas inédit, il était pour le moins inhabituel.
Lorsqu’il a commencé à travailler avec Mies van der Rohe, Greenwald, qui était jeune et inexpérimenté, a dû se battre pour trouver des financements pour leurs premiers projets. Une fois que des financements furent assurés, les investisseurs exercèrent une influence sur le processus de conception. Le déroulement des processus d’influence des bailleurs sur la conception et la nature de leurs intérêts dans le projet donnent une idée précise des rapports entre architecture et capital. Les sept projets construits par Mies van der Rohe et Greenwald entre 1946 et 1959 ont tous, à l’exception du dernier, été financés au moins en partie par des compagnies d’assurance-vie dont le siège social était éloigné du site du projet, ce qu’illustre une tendance historiquement bien ancrée ; cela témoigne également de la manière dont les grandes entreprises utilisaient leur capital pour des prêts à la construction. Les décisions courantes concernant la programmation, l’implantation, les aménagements et les caractéristiques à mettre en évidence dans les publicités (figure) montrent comment ces relations ont influencé les projets et suggèrent que les responsables des prêts des compagnies d’assurance devraient être considérés comme des acteurs à part entière du processus de conception.
Pour les experts en assurance-vie, les statistiques et les chiffres précédaient la conception. Une série d’images (figure) montre le compte rendu de la réunion qui a eu lieu lors de la phase d’avant-projet des Commonwealth Promenade Apartments de Mies van der Rohe à Chicago, vers 1954. Lors de cette réunion avec Greenwald, un architecte de l’agence de Mies van der Rohe résumait ainsi le programme : « Construire un immeuble d’habitation en béton armé de 21 étages de 18 × 67 mètres et 60 mètres de haut… » Les notes détaillaient ensuite les coûts de construction, l’échéancier de l’emprunt immobilier, les frais de fonctionnement, et proposaient une estimation prévisionnelle des revenus provenant des loyers. Après les colonnes de chiffres et d’annotations, les notes présentent une esquisse d’un plan d’étage. Un rectangle allongé, avec des bandes tripartites, d’abord abstraites, est divisé en unités, avec des chiffres indiquant le nombre de travées structurelles occupées par chaque unité. Puis, sur la page suivante, apparaît un autre schéma qui divise le rectangle en deux, où les ovales désignent deux noyaux centraux. Sur la dernière page, on trouve un plan détaillé avec l’ascenseur et l’escalier principal, ainsi qu’un croquis de la salle de bains d’un appartement. Dans la manière dont cette réunion s’est déroulée, on constate comment les architectes, en collaboration avec les financiers, passent habilement des calculs et des chiffres aux esquisses de plans d’étage et aux détails de conception.
L’argent dévolu aux projets cautionnés étant émis depuis le siège social vers des villes distantes, les évaluateurs des prêts se souciaient moins des conditions locales que de leurs évaluations d’autres biens immobiliers comparables dans le même quartier. L’esthétique ne les intéressait pas. Lors de la conception des immeubles du 860-880 Lake Shore Drive (1948-52), l’équipe d’architectes a été surprise d’apprendre que la compagnie d’assurance-vie qui finançait le projet n’avait pas besoin d’images ou de dessins de la façade avant que l’édifice ne soit terminé5. Le succès déjà rencontré par Greenwald avec les Promontory Apartments (1946-49), associé à l’efficacité des plans ainsi qu’aux évaluations comparatives des immeubles haut de gamme du quartier, constituaient une garantie suffisante pour la compagnie Mutual Benefit Life. Son siège social à Newark (figure) était un bâtiment bancaire néo-classique. La compagnie était clairement consciente du rôle représentatif de l’architecture et utilisait des images de son bâtiment pour faire sa publicité, dépeignant Mutual Benefit comme une institution financière stable. En revanche, l’esthétique n’entrait pas dans sa stratégie d’investissement, ces questions étant laissées aux architectes.
Cet arrangement a certainement profité à l’architecte, lui laissant un véritable espace de liberté pour concevoir ses projets. Cependant, le contrôle imposé par le bailleur ne peut pas être éludé du processus de conception. Les analyses coûts/rentabilité pesaient sur de nombreux choix tout au long de la conception et lors de la construction.
C’est ce processus d’« interférence » avec la conception qui ferait dire aux critiques que tel projet avait dû se soumettre aux forces du marché, ou que telle « conception » avait perdu au profit du « capitalisme ». Mais si on les examine de plus près, ces termes abstraits deviennent moins certains.
Le premier projet que Mies van der Rohe et Greenwald ont construit ensemble, les Promontory Apartments, a souvent été critiqué dans les textes d’architecture, étant taxé de projet spéculatif, et n’ayant pas l’originalité formelle de leur projet ultérieur, Lake Shore Drive (figures). Cependant, la soumission aux conditions du marché n’est pas particulière à ce projet, pas plus que sa nature spéculative. Le problème réside dans notre souhait de croire qu’une bonne conception est indépendante de l’économie. La complexité des rapports entre l’équipe de conception, le promoteur et les financiers n’est pas réductible à la dichotomie simpliste entre « conception » et « capitalisme ». En fait, Mies van der Rohe n’a fait ni plus ni moins de compromis pour Promontory que pour les tours du 860-880 Lake Shore Drive.
Pour Promontory, Mies Van der Rohe et son équipe ont conçu une tour de logements aux lignes épurées, avec une charpente en béton apparente, des panneaux d’allège en brique, et de grandes surfaces vitrées (figure). Par bien des aspects, sa conception est la plus urbaine de tous les projets réalisés par Mies van der Rohe et Greenwald. Le hall d’entrée ouvert, en retrait par rapport aux étages supérieurs, donne sur une petite place face au lac, ménagée entre le bâtiment et l’alignement sur la rue. Alors que le bâtiment occupe toute la largeur du site, le dernier portique du rez-de-chaussée ménage un passage vers une aire de stationnement, sans attirer l’attention sur la présence des voitures.
De leur côté, les célèbres tours du 860-880 Lake Shore Drive ont également été influencées par les conditions du site et l’économie du projet. Il s’agissait du premier projet de Mies van der Rohe de tours multiples et détachées de la limite de la parcelle créant un ensemble de bâtiments disposés asymétriquement autour d’une place ouverte et paysagée, et qui deviendra sa signature urbaine6. Mies van der Rohe applique ainsi une stratégie déjà explorée avec le projet de campus de l’Armour Institute of Technology (aujourd’hui Illinois Institute of Technology) aux tours d’habitations sur un site relativement petit et dans un tissu urbain dense7. Ce projet tranchait avec la tendance des promoteurs et des architectes à occuper l’intégralité du site, mais ce choix d’implantation répondait également aux termes du contrat de vente de la parcelle qui stipulait une servitude de vue sur le lac8. La hauteur de l’édifice était également déterminée par des critères externes. Ainsi, les règles de construction imposées par la Ville exigeaient que tout bâtiment de plus de 75 mètres de haut soit équipé d’une gaine d’extraction des fumées – ce qui représentait une perte de surface importante à chaque étage –, déterminant ainsi la hauteur limite des tours9. L’élégance des proportions et les qualités d’implantation sont donc le résultat de négociations entre l’architecte et le contexte juridique et économique.
L’histoire de l’architecture sépare trop souvent l’analyse de la conception des forces du marché qui influencent la production architecturale. On a en particulier négligé la manière dont certains architectes de référence, tel que Mies van der Rohe, ont intégré leur projets à un contexte de marché. Les projets de Mies van der Rohe avec Greenwald montrent que l’innovation dans les domaines de la promotion et du financement immobiliers a contribué au développement d’une vision architecturale. Les intérêts des architectes, des partenaires financiers et des promoteurs étaient tour à tour conflictuels et convergents pendant la phase de conception. La façon dont certains projets de Mies van der Rohe ont répondu à ces conditions nous permet, non seulement de mieux comprendre son architecture, mais aussi de façon plus générale la production architecturale et l’environnement bâti.
Cet article s’inspire de l’ouvrage Stevens, Sara, Developing Expertise. Architecture and Real Estate in Metropolitan America, New Haven et Londres, Yale University Press, 2016. Traduit de l’anglais par Sophie Renaut.
Sara Stevens est maître de conférence en architecture et urbanisme à l’Ecole d’architecture et de paysage de l’Université de British Columbia. Ses recherches traitent des rapports entre architecture et capital.
Notes
1 Mies van der Rohe a tenu ce propos lors des obsèques de Greenwald. Ludwig Mies van der Rohe, Eulogy for Herbert S. Greenwald, collection de l’auteur, avec l’aimable autorisation du fils de Herbert Greenwald, Bennet Greenwald. Mies a réutilisé cette phrase dans un entretien donné à Progressive Architecture, « Publication materials of the interview for profile of Herbert S. Greenwald (1918-1959) for Architectural Forum », 26 mars 1958, Boîte 15, Dossier 4, « General office file 1923-1969 and undated », Archives Ludwig Mies van der Rohe, Département des manuscrits, Library of Congress.
2 A propos du financement de Greenwald, voir « The Financing of Promontory », Architectural Forum, 92, janvier 1950, p. 77 et p. 124. Le projet de propriété partagée était une variante de la coopérative d’habitation qui, comme la société à responsabilité limitée, était le système le plus répandu dans les immeubles résidentiels du centre-ville avant la Grande Dépression. La crise a mis à nu les problèmes de ces sociétés d’actionnaires propriétaires qui ne dissociaient pas les propriétaires les uns des autres. Le système de Greenwald de propriété partagée était un moyen de se défendre contre la faillite de certains propriétaires et d’éviter que l’ensemble de l’immeuble manque à son obligation de payer l’hypothèque. Matthew Gordon Lasner, « Own-Your-Owns, Co-Ops, Town Houses : Hybrid Housing Types and New Urban Form in Postwar California », Journal of the Society of Architectural Historians, 68, no. 3, p. 382 ; High Life : Condo Living in the Suburban Century, New Haven, Yale University Press, 2012, chapitre 4.
3 Daniel Bluestone explique comment les projets de rénovation et de préservation urbaine d’après-guerre s’intègrent dans le paysage du bâti et de l’évolution démographique à Chicago, notant que les changements causés par la « fuite de Blancs » n’ont pas été aussi importants que l’afflux dans le centre-ville de nouveaux résidents afro-américains venus du Sud, attirés par les emplois dans les secteurs de l’industrie. Daniel Bluestone, « Preservation and Renewal in Post-World War II Chicago », Journal of Architectural Education, 47, no. 4, 1994. Sur l’histoire générale de la « suburbanization » aux Etats-Unis, voir Kenneth T. Jackson, Crabgrass Frontier : The Suburbanization of the United States, New York, Oxford University Press, 1985 ; Dolores Hayden, Building Suburbia : Green Fields and Urban Growth, 1820-2000, New York, Pantheon Books, 2003. On trouve une description célèbre de l’expérience culturelle de la « suburbanization » d’après-guerre à Chicago dans l’analyse de William Whyte de la banlieue de Park Forest dans l’Illinois. William H. Whyte, L’Homme de l’organisation, trad. par Y. Rivière, Paris, Plon, 1959. Sur l’histoire du logement social à Chicago, voir D. Bradford Hunt, Blueprint for Disaster : The Unraveling of Chicago Public Housing, Chicago, University of Chicago Press, 2009. Sur la culture du bâti à Chicago à cette période, voir Carl W. Condit, Chicago, 1930-70 ; Building, Planning, and Urban Technology, Chicago, University of Chicago Press, 1974.
4 Sur la « fuite des Blancs » à Chicago et sur les rapports entre race et « suburbanization », voir Amanda I. Seligman, Block by Block : Neighborhoods and Public Policy on Chicago’s West Side, Chicago, University of Chicago Press, 2005 ; Beryl Satter, Family Properties : Race, Real Estate, and the Exploitation of Black Urban America, New York, Metropolitan Books, 2009 ; Andrew Wiese, Places of Their Own : African American Suburbanization in the Twentieth Century, Chicago, University of Chicago Press, 2004. A propos de la crise urbaine, voir Arnold R. Hirsch, Making the Second Ghetto : Race and Housing in Chicago, 1940-1960, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Thomas J. Sugrue, The Origins of the Urban Crisis : Race and Inequality in Postwar Detroit, Princeton Studies in American Politics, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1996.
5 Commentaires de Robert McCormick lors du colloque « 860-880 Lake Shore Drive : A 40-Year Retrospective », The Arts Club of Chicago, samedi 19 septembre 1992. Transcription : Edward Windhorst ; modération : Franz Schulze.
6 Le rapport entre le projet et les limites de la parcelle, qui définit son orientation urbaine, n’est pas mentionné dans la biographie de Schulze, ni dans celle de Spaeth, et seulement brièvement dans celle de Lambert. Franz Schulze, Mies van der Rohe : A Critical Biography, Chicago, University of Chicago Press, 1985 ; David A. Spaeth, Mies van der Rohe, New York, Rizzoli, 1985 ; Phyllis Lambert (dir.), Mies in America, New York, Abrams, 2001.
7 Sarah M. Whiting, « Bas-Relief Urbanism : Chicago’s Figured Field », in Lambert (dir.), Mies in America, pp. 642-91. Le site des 860-880 Lake Shore Drive est indiqué sur le plan Sanborn de Chicago de 1906 : Sanborn Map Company, Chicago, Cook County, Illinois, vol. 2, échelle [1 :600] 50 ft. = 1 in, New York, Sanborn Map, 1906, pp. 123-24.
8 Lambert, Mies in America, p. 375, notes 90-91. McCormick l’a également exposé en détail dans le colloque de 1992 « 860-880 Lake Shore Drive : A 40-Year Retrospective », Arts Club of Chicago, 19 septembre 1992. Transcription : Edward Windhorst.
9 Lambert, Mies in America, p. 375