Symphonie Saint-Georges op.16
La silhouette courbe du Saint-Georges Center (SGC) à Genève, livré en août 2012, paraît, vu la polychromie, échapper au contexte environnant. Les apparences sont parfois trompeuses. De ses écailles pigmentées jaillissent une symphonie urbaine. Une composition savante qui illustre le véritable savoir-faire pictural et technique des architectes berlinois Sauerbruch Hutton
Sélectionnés pour la renommée et l’originalité de leurs réalisations, les cinq équipes d’architectes invitées¹ au concours international privé organisé par le pilote de l’opération, SPG Asset Development, avaient-ils d’autres choix que de se cantonner au rafraîchissement des façades du bâtiment dessiné dans les années 1960 par les frères Honegger comme le stipulait, noir sur blanc, le cahier des charges ? Résolument oui. C’est en osant troquer les angles droits d’antan contre de longues courbes élancées, conférant ainsi un tout nouveau faciès à la construction, que les berlinois Sauerbruch Hutton ont su se démarquer, en juin 2004, de leurs homologues d’Europe et d’Amérique. En quête d’une architecture à forte personnalité, les membres du jury ont été immédiatement conquis.
Les goûts et les couleurs se discutent
Les projets qui affichent un parti-pris affirmé dans l’espace public se heurte à la critique. Si l’entre-deux est à bien des égards plutôt bien accueilli, la moindre once de fantaisie est, en revanche, largement décriée. Les goûts et les couleurs ne sont pas censés être discutés. Certes. Mais de tout temps, et il faut bien l’admettre, la différence cultive et alimente les débats.
Ainsi, lorsque camaïeu de rouge et proue arrondie s’exhibent dans la perspective du boulevard Saint-Georges, de l’éloge au blâme, impossible de retenir les opinions gratuites ou bien fondées qui fusent de toutes parts. Si les plus convaincus y décèlent « un très beau mélange » ou encore « de la vie », et les réfractaires déplorant le manque de contextualité se prennent à imaginer « un bâtiment teinté de gris », voire « un tout autre concept », force est de constater que l’usage de la couleur rend impossible toute unanimité2 ; et ce, qu’importe le projet. Puisqu’en recourant à la chromie, l’architecte compose à la fois sur les plans affectif, sensoriel et intellectuel. C’est donc sous l’effet de ces ressentis profondément personnels et fatalement subjectifs qu’usagers, clients, ou simples promeneurs jugent de la qualité du Saint-Georges Center. L’argumentaire des concepteurs habitués à devoir justifier la singularité de leurs réalisations est quant à lui bien ficelé.
L’unique façade de 150 mètres qui se développe d’un seul tenant le long du bâtiment est courbe et colorée. Sa géométrie ventrue rendue possible par le détournement des règles d’urbanisme relatives au bow-window est le simple héritage d’une volonté d’optimiser la superficie du projet. En procédant à l’« emballage » du volume existant qui devait à l’origine être conservé , de nouvelles surfaces pouvaient être générées. Une astuce qui a fait mouche dans l’esprit du maître d’ouvrage, désormais propriétaire de 9 600 m2 de bureaux à louer. Quant à la couleur, elle demeure, depuis les premiers balbutiements du duo berlinois sur la scène architecturale, leur marque de fabrique. Si d’aucuns considèrent gratuit et peu probant son utilisation, la réussite d’une telle composition polychrome n’a pourtant rien d’aléatoire. Pour la lecture de la couleur, comme le réclamait Kandinsky pour la lecture de l’art, « ce n’est pas le quoi mais le comment »3. Au sein de l’atelier allemand, ce sont Louisa Hutton et Matthias Sauerbruch qui se livrent tels des artistes peintres à ces savants mélanges 4. Une clé de lecture pour tenter de décrypter le comment des gammes chromatiques qui composent la façade du SGC ? Tendre l’œil et écouter l’espace.
Une symphonie urbaine
La lecture proposée débute depuis l’extrémité nord de la plaine de Plainpalais, place du Cirque, à l’embouchure du boulevard Saint-Georges, trottoir côté Rhône. De là, les façades en enduit teinté donnent le la. Au 68, un immeuble rose marron ; à l’intersection de la rue des Rois, la même tonalité habille l’héberge aveugle. Plus loin, elle se répète et se décline, aux numéros 52, 42,
, 18 (image), et poursuit sa course sur les stores et devantures des magasins. Dans les rues adjacentes, bâtiments en brique et porches colorés prennent le relai (fig. 12). A son tour le SGC, sis au numéro 16, complète la phrase musicale en dévoilant son galbe rouge. A chaque pas, la composition évolue, donnant ainsi à voir aux passants non pas une, mais plusieurs couleurs qui s’enchevêtrent harmonieusement du R+1 au R+7. Tandis que les marteaux-piqueurs fouillent la parcelle d’en face, la lecture s’affine. Le gris anthracite du vitrage de type extra-blanc, dans lequel se reflète le quotidien du contexte environnant (image), fait éruption dans la composition.
Sur l’ensemble de la façade, de fines lignes horizontales de 6 cm d’épaisseur, recouvertes de laiton chromé (image), suggèrent les étages. Ces mêmes éléments se renversent à la verticale soulignant ainsi la trame régulière qui partitionne tous les 1.50 m l’entier du bâtiment.
Une nouvelle fois, tendre l’œil suffit pour comprendre le choix non-arbitraire du chrome ; de l’autre côté du boulevard Saint-Georges, l’immeuble voisin s’en fait un parement de fortune.
La disposition sporadique des notes colorées anime les éléments horizontaux et verticaux de cette grille constituée de verre émaillé sous laquelle épaisseurs de plancher et menuiseries s’effacent. Jouant le rôle de brise-soleil, la profondeur de l’enveloppe varie de 20 à 50 cm en fonction de l’orientation du bâtiment, rendant ainsi unique tant par sa forme que par sa couleur la fabrication de chacun des éléments. « La précision horlogère a largement contribué à la réussite du projet », mentionne unanimement Julia Knaak (cheffe de projet du bureau Sauerbruch Hutton) et Fabio Fossati (architecte local responsable de l’opération). L’occultation solaire est également assurée par un système de stores automatique installé dans le vide compris entre les deux couches de verre qui isolent la façade. Les fenêtres intérieures (triple vitrage) demeurant fixes, l’entretien s’effectue depuis l’extérieur grâce à l’ouverture manuelle des verres écran (simple vitrage) (image).
En se rapprochant, la dominante rouge visible de loin se transforme peu à peu en diverses nuances allant du brun au rose pâle, en passant par le gris clair. Cette dernière teinte se fait l’écho du ciel mais aussi des allèges horizontales du bâtiment contigu donnant sur la rue David-Dufour. En tout, 13 tonalités composent cette partition polychrome. Hormis côté nord, où une concentration de teintes foncées permettent d’identifier l’entrée, la couleur n’aurait-elle, dans ce projet, aucun attribut strictement fonctionnel ? Fabio Fossati insiste pourtant sur leur choix hautement scrupuleux et intangible. « Si certains détails ont pu être légèrement adaptés, malgré les difficultés rencontrées pour trouver les bonnes nuances, aucune couleur n’a été modifiée », confie-t-il. Sur ses bons conseils, « il ne faut chercher de logique ni dans le choix spécifique des teintes, ni dans la composition polychrome ». En effet, ne serait-il pas incongru de demander à un peintre la justification de chaque point de couleur sur son tableau ? Ainsi soit-il. La composition polychrome signée Sauerbruch Hutton est une toile architecturée.
La sagesse intérieure
Dépourvu de tout habillage coloré, le rez-de-chaussée entièrement vitré (image) désormais recouvert de petits carrés opaques pour préserver l’intimité intérieure informe quant à la présence de poteaux dont une distance normée de six mètres les sépare les uns des autres.
Se laisser happer par le roulement de la porte tambour permet de découvrir les pierres du Jura qui ornent le sol et l’habillage en pin d’Oregon sur les parois de la réception (image). Hormis le rouge brun qui teinte le plafond, l’atmosphère est conformément au choix du propriétaire nettement plus sobre qu’à l’extérieur.
A droite, la porte préserve l’accès à la douzaine de salles de réunion modulables de quatre à 60 personnes. En face, trois ascenseurs.
L’étage desservi est semblable à tous les autres. Au sol, les pierres du Jura contribuent toujours à la neutralité du palier. Le pin d’Oregon est, quant à lui, fidèle à son poste de délimiteur d’espace. Sur la surface brute d’environ 1070 m2, le grand open space côté nord fait face aux bureaux individuels situés au sud. La transparence des cloisons parallèles à la façade garantit la fluidité de l’espace, mais contrarie l’intimité des usagers.
Visible depuis l’intérieur, l’enveloppe colorée anime par petites touches la paroi vitrée (image) ; seule distraction de cette vaste zone de travail. Regagner la sortie en empruntant l’escalier permet d’apprécier l’esthétique du béton lasuré qui en habille la cage (image). Retour sur le boulevard. La nuit, le SGC revêt son habit de lumière (image).
Un projet durable
En transformant radicalement l’allure du bâtiment d’origine, le duo berlinois était-il clairvoyant quant à l’avenir précaire de ce dernier ? Sans doute, puisqu’à l’origine du projet, seules les quatre façades devaient être remplacées et la technique interne actualisée selon les normes en vigueur. Toutefois, compte tenu de l’instabilité de la structure existante et des contraintes qu’aurait imposé son maintien, il a finalement été jugé préférable de tout raser. Sage décision. Cette option a en effet permis la conception d’un bâtiment répondant aux exigences énergétiques du standard Minergie.
Pour atteindre ce label, le recours à la géothermie permettant de produire plus de 80% de l’énergie thermique a été adopté. En supplément des 20 sondes forées à environ 150 m de profondeur, 125 m2 de panneaux solaires photovoltaïques installés en toiture couvrent une petite part de la consommation de l’immeuble. Et ils ne sont pas seuls à siéger sur la terrasse. Une machine frigorifique, connectée à une tour de refroidissement adiabatique garantissant la production d’air froid de l’espace intérieur, y occupe également une petite surface. A l’instar des autres détails susmentionnés, la finition anthracite de l’édicule abritant ces éléments techniques est évidemment soignée.
A l’intérieur, le bien-être des usagers est assuré par la mise en place d’un système de dalles actives (surfaces de rayonnement chaud/froid) complété par des ventilo-convecteurs encastrés dans le faux plancher que les concepteurs ont pris soin de cacher sous une grille de sol filante en aluminium anodisé. Si aucune des fenêtres ne peut être ouverte depuis l’intérieur, la ventilation des locaux est assurée par un monobloc de traitement d’air, type double flux, équipé de filtres et de récupérateur de chaleur à haut rendement. Tout est prévu pour garantir le confort.
« La couleur est l’expression d’une vertu cachée. »5 Force est de constater que Marguerite Yourcenar a raison ; au-delà de son apparente superficialité esthétique, la façade double peau colorée du Saint-Georges Center est aussi la preuve d’une architecture durable alliant performances énergétiques, isolation phonique et protection solaire.
Notes
1 - James Carpenter, Bureau Design Associates, New York
- Brodbeck & Roulet, Genève
- Juan Herreros, Bureau Abalos & Herreros, Madrid
- Oskar Leo Kaufmann, Autriche
- Sauerbruch Hutton, Berlin.
2 Propos recueillis lors de la balade « La couleur dans la ville » organisée par la Maison de l’Architecture de Genève le 26 mai dernier.
3 Josef Albers, L’interaction des couleurs, Hazan, Paris, 2013, p. 11
4 Cf. glossaire, Sauerbruch Hutton : Colour in Architecture, Berlin, Distanz Verlag, 2012
5 Marguerite Yourcenar, Essai et mémoires, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1991, vol. 1, p. 404
InformationsMaître d’ouvrage : SI Saint-Georges Center SA
Pilote de l’opération : SPG Asset Development
Architecte : Sauerbruch Hutton (Berlin)
Architecte associé : Fabio Fossati-Architectes (Genève)
Direction des travaux : Pillet SA (Bernex)
Ingénieurs civils : Arup (Berlin), Bureau Wintsch & Cie (Genève)
Date d’exécution : juillet 2010 à août 2012
Surface brute plancher (yc sous-sol) : 9 960 m2