Sans bal­cons, non merci!

Dans le quartier de La Fontenette à Carouge, l'ajout de 335 balcons aux immeubles Auréa a redonné souffle et vie à une architecture née d’une volonté politique controversée. Signée frundgallina, cette micro-transformation souligne l'importance d'investir dans l’habitabilité des logements sociaux pour garantir leur attractivité et leur durabilité.

Date de publication
27-08-2024

Après diverses années de mobilisation collective, les sept bâtiments de logements sociaux «Auréa»1 livrés en 2019 par les architectes neuchâtelois frundgallina à Carouge (GE), et maladroitement stigmatisés par une décision politique contestable, trouvent enfin une issue. Avec l'ajout d'un balcon par appartement cette transformation significative d'un quartier d’habitations bon marché (HBM-LUP), souligne que la qualité de vie dans l'habitat collectif ne doit jamais être sacrifiée au nom de l'économie, encore moins dans une oeuvre d'architecture contemporaine.

Un cadre idyllique politiquement marginalisé

Situé à proximité des méandres de l'Arve, de la forêt de la Moraine, du Vieux Carouge et des terrains sportifs du Bout-du-Monde, le quartier de la Fontenette bénéficie d’une synergie unique entre urbanité et nature. Une circonstance à laquelle le bureau d’architecture frundgallina a su répondre pour remporter le concours d’architecture organisé en 2008, en répartissant le vaste programme de 30’000 m² de logements2 entre sept plots de sept étages. Dispersés entre les arbres d’un grand parc, les appartements sont dotés de vastes loggias pour que les 1'200 futur·e·s habitant·e·s puissent profiter de cet ample environnement boisé.

L’image du concours est idyllique. Cependant le projet se heurte très vite à la réalité économique de l’époque. Sous la pression des taux d’intérêt élevés3, les autorités politiques décident alors de réduire drastiquement les coûts de construction du projet et d‘accroitre sa rentabilité. L’ensemble des bâtiments sont surélevés d’un étage et les loggias sont supprimées, sans considération envers l’habitabilité et la perméabilité du quartier. 

Un balcon pour redéfinir un nouveau cadre de vie 

Les architectes tentent en vain de compenser l'absence d’espaces extérieurs par de généreuses baies vitrées toute hauteur poursuivant l’illusion d’une loggia intérieure. Le crépi sur isolation est remplacé par des façades blanches en tôle pliée, et les menuiseries en PVC par des cadres en bois-métal. Ces «compensations esthétiques» n’évitent pas la contestation générale. Dès leur emménagement, les habitant·e·s dénoncent l’image du quartier. L’impression partagée est de vivre dans une cité de «containers empilés», sentiment renforcé par l’absence de mixité sociale et l’isolement du quartier.

Face au constat collectif, une pétition signée par 600 résident·e·s pour exiger l'ajout de balcons marque le début d'une réadaptation cruciale du projet. Soutenue par le nouvel exécutif cantonal, la Fondation Emma Kammacher, propriétaire des lieux, reprend contact avec les architectes pour greffer des balcons aux immeubles, avec pour impératif de préserver les montants des loyers malgré les coûts d’une opération estimée à CHF 9,5 millions, soit CHF 28'000 par logement.

Quitter son logement le matin et le retrouver le soir… muni d’un nouveau balcon

D’un point de vue technique, cet exercice «d'acupuncture constructive» comprend deux défis majeurs: limiter l’impact des travaux sur la vie des résident·e·s et minimiser les conséquences des nouveaux éléments sur les façades existantes. Chaque balcon d’une dimension de 3.40m par 2.30m, est construit sous la forme d’une charpente en acier composée de poutres, traverses et tôles d’acier profilées, suspendues par deux tirants en acier inoxydable de 16 mm de diamètre. Les dalles sont ancrées à la façade par des consoles isolantes, tandis que le plancher, un deck en lames de mélèze massif, affleuré au plancher intérieur sur toute la largeur de la baie vitrée, est revêtu en sous-face par des panneaux contreplaqués en bouleau. Certains balcons sont dotés d’un pare-vue pour éviter les vues croisées entre appartements et balcons du même étage. Les architectes ont tenté, sans succès, de réemployer les garde-corps existants en raison de leur transparence excessive et des nombreuses adaptations nécessaires.

Préfabriqués dans le Jura, les balcons sont installés sur site à Carouge selon un protocole minutieux. Les bardages en bordure des balcons sont numérotés et provisoirement déposés pour accueillir les consoles de liaison, puis remis en place une fois les balcons, pesant 1'300 kg chacun, sont soulevés et fixés mécaniquement aux murs en béton des façades. Grâce à l’ingéniosité technique du projet et aux relais sur site de quatre équipes de chantier, organisées par étage et par tâche distincte, les architectes parviennent à réduire le temps de pose d’un balcon à une journée de travail. Les habitant·e·s peuvent quitter leur logement le matin et le retrouver muni d’un balcon de 6 m² en rentrant le soir. L’opération, entamée en début d’année, s’échelonnera sur environ 12 mois.

L’habitabilité n’est pas un facteur d’économie

Sur le plan social, cette métamorphose architecturale transcende une simple amélioration esthétique. Née d'une pétition des habitant·e·s, cette transformation témoigne de la puissance d’une mobilisation collective face aux aléas politiques et économiques. En réintroduisant une surface extérieure de 6 m² à chacun des 335 logements, Frund Gallina a non seulement répondu à une demande sociale urgente, mais a également redessiné les dynamiques humaines de tout un quartier dans ce coin pittoresque de Carouge.

Sur le plan politique, cet exemple de résilience et d'innovation comporte une leçon bien plus importante. Il souligne l'importance d'investir dans l’habitabilité des logements sociaux comme un facteur crucial pour garantir leur attractivité et longévité. La réduction des coûts de construction ne peut en aucun cas compromettre la qualité de vie des habitant·e·s. Reste à voir si d’autres architectures contemporaines connaîtront le même sort.

Réalisation de 335 balcons pour le quartier Auréa de la Fondation Emma Kammacher, Carouge (GE).

 

Notes

 

1. Nommé «Auréa» en hommage aux anciennes activités d'orpaillage au bord de l'Arve

 

2. Le projet est également soumis à l’impératif de respecter la Loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d’habitation (LDTR). 

 

3. Le projet comprend également 1000m2 de structures parascolaires (locaux et restaurant) pour l'école du Val-d'Arve.

En lien

 

Extension de l’école du Val-d’Arve construite par l'architecte genevois Jean-Baptiste Bruderer - Article espazium.ch du 23.05.2019

Sur ce sujet