Le bois dans tous ses états
Le château d’Hauteville, monument historique classé situé à Blonay-St-Légier (VD), a connu un important chantier de transformation et de restauration entre 2020 et 2023. La réaffectation de ses charpentes a offert l’opportunité d’un tour d’horizon historique et géographique de la filière du bois de construction.
Sans doute me faut-il commencer pas expliquer pourquoi une demeure noble du 18e siècle a été retenue pour étudier la filière contemporaine d’un matériau de construction: un tel objet n’est-il pas trop singulier pour que les enseignements qu’il prodigue puissent être généralisés? Puisqu’il s’agit d’une filière contemporaine, pourquoi ne pas tout simplement privilégier une construction actuelle? Il se trouve que l’intervention conduite au niveau des charpentes du château d’Hauteville est parfaitement commune; si elle a été menée avec grand soin, elle n’en a pas moins recouru aux procédés et aux matériaux usuels mis en œuvre lorsque les combles de tout bâtiment sont transformés en logement. Le château d’Hauteville permet ensuite, grâce à ses archives, de conduire les études historiques qui apportent de la profondeur au propos que l’on voudrait tenir sur la filière matérielle considérée1. Il est ainsi possible de mettre côte à côte la coupe, le commerce du bois et la gestion forestière des 18e et 21e siècles et, ce faisant, de poser les questions incongrues: que dire en effet lorsqu’on apprend que le bois massif qui a servi aux réparations actuelles du château vient d’une forêt plus proche que celle où furent coupés les premiers éléments de charpente il y a 260 ans?
À lui seul, ce cas d’étude dément l’idée selon laquelle la modernité aurait systématiquement élargi les aires géographiques d’approvisionnement, et le préjugé qui voit nos ancêtres couper au fond de leur jardin les arbres nécessaires à la construction de leur maison. Au moment où le bois s’apprête à supporter tous les espoirs de la régénération écologique de l’acte de construire, il faut passer sur le grill les convenances qui se sont établies autour de lui: local, renouvelable et naturel. Si le bois qui a servi aux transformations actuelles du château a globalement été puisé dans les mêmes forêts romandes que celui qui a alimenté les travaux du 18e siècle, il n’en a pas moins parcouru, entre la forêt et le chantier, cinq fois plus de kilomètres – un matériau peut être local tout en voyageant beaucoup. Il convient ensuite de se demander s’il n’a jamais été – s’il ne sera jamais – environmentally friendly de couper du bois dans la forêt? Il s’agit d’un acte prédateur que la rentabilité rend essentiellement contradictoire avec le maintien de celle-ci, a fortiori dans la perspective d’une révolution boisée de l’architecture – l’agenda de la construction est-il prêt à s’aligner sur les rythmes de renouvellement d’une ressource à la croissance lente? La question était déjà aiguë au 18e siècle, notamment dans la vallée de Joux où les insatiables industries verrières faisaient des ravages. Enfin, et c’est peut-être la question qui noue la gerbe, personne aujourd’hui ne construit en bois, comme personne ne construit en béton ou n’assemble de fenêtres autour d’un simple verre. Les matériaux modernes sont éminemment composites, et c’est sans doute sur cet adjectif que toute l’attention doit être portée.
Qui dit charpentes, dit charpentier, et c’est donc avec ce métier que le tour d’horizon commence. Au château d’Hauteville, l’entreprise Volet SA a utilisé quatre produits d’origine ligneuse sur les toitures : le bois massif pour les réparations et les remplacements, le bois lamellé-collé pour les renforcements, la fibre de bois agglomérée et la ouate de cellulose pour l’isolation. Pour l’imperméabilisation, elle a fait appel à des tuiles de terre cuite, à des tôles de cuivre et à des matériaux composites souples en polypropylène et élastomère thermoplastique2. Si les charpentiers assemblent encore le bois ou ses dérivés, ils ne le façonnent presque plus; cette tâche est à présent déléguée aux machines à commande humaine ou numérique. Pour le château d’Hauteville, le bois massif équarri a été acheté à la scierie artisanale Bernard Beaud à Attalens (FR) et le bois lamellé-collé a été commandé à l’entreprise JPF-Ducret à Orges (VD). La ouate de cellulose et les panneaux de fibres de bois viennent de l’entreprise Isofloc à Bütschwil (SG), respectivement de l’entreprise Gutex à Waldshut-Tiengen (DE)3. Les matériaux imperméabilisants dépassant le cadre de cet article, leur origine et fabrication n’ont pas été étudiées. Dans les lignes qui suivent, sans précision ultérieure, le terme « bois » renvoie systématiquement à une essence de résineux.
Les vieux métiers
La scierie de Bernard Beaud est installée dans un coude de la Broye sur la frontière entre les cantons de Vaud et Fribourg. C’est une petite entreprise familiale qui emploie six personnes. Elle occupe une surface d’environ deux hectares sur laquelle vrombit une machine d’occasion guidée par un scieur perché dans une cabine vitrée. L’homme indique à la machine les coupes à opérer en suivant les préceptes de la science géométrique et évite ainsi le gaspillage. Il faut en effet extraire de la grume – un cylindre – autant de parallélépipèdes rectangles hauts – les poutres – et de parallélépipèdes rectangles plats – les planches – que possible. Débités, les produits sont ensuite rassemblés en étagères pour sécher à l’air pendant une année ou deux. Le procédé, low-tech et frugal, convient aux marchés de niche et à une production sur mesure, mais rebute l’industrie du bois lamellé-collé qui exige des bois très exactement séchés. Le scieur réfléchit donc à une installation de séchage artificiel, mais hésite devant la somme à investir. Le dilemme est simple : son bois massif, transporté et transformé une seule fois, se vend au même prix que le bois lamellé-collé autrichien, transporté trois fois et transformé deux fois.
La scierie Zahnd est installée à Rueyres (VD) sur un site de neuf hectares et emploie cinquante-six personnes. Elle se démarque nettement de la scierie Beaud par son caractère industriel. Elle traite 195 000 m3 de grumes par an4, ce qui représente une file ininterrompue de camions d’environ 150 kilomètres5. Cette masse génère pas moins de 85 000 m3 de sous-produits, sous forme de plaquettes et de sciure. Les premières, à raison de 500 m3 par jour6, alimentent une chaudière qui produit l’énergie consommée par l’installation de séchage artificiel qui, en une petite semaine, ramène le bois de 60 à 12 % d’humidité. La sciure, quant à elle, est séchée pour être transformée sur le site en pellet. L’entreprise exporte environ 70 % de sa production de bois sciés, dont l’écrasante majorité vers la France. Les 34 000 m3 de produits restant en Suisse se partagent entre les entreprises d’encollage, qui se réservent les lamelles de «beau bois» d’épicéa, et les grossistes qui achètent des produits standards comme les planches de coffrage. La scierie Zahnd achète à peine plus de la moitié de son bois dans le canton de Vaud7, le reste étant généralement acheté ailleurs en Suisse romande. Elle assure ainsi l’origine de ses bois à l’échelle de la production annuelle et non des commandes ponctuelles. Les grumes étant, après écorçage et étalonnage, versées pêle-mêle dans de grands box, leur identité se perd. Au mieux, l’entreprise dit pouvoir assurer une «certaine traçabilité» aux gros chantiers : une commune, qui voudrait construire une école à partir des arbres de ses forêts, serait assurée au minimum à 80% que c’est le cas.
Les scieries sont les plaques tournantes de l’économie du bois : elles possèdent déjà les grumes stockées en forêt et possèdent encore les étagères de planches qui se trouvent à leurs abords8. De fait, les services forestiers communaux ne commercent que fortuitement, puisque leurs ordres de coupes viennent de l’Inspection cantonale des forêts et non des réclamations du marché – la loi fédérale sur les forêts place la conservation de celles-ci avant la promotion de l’économie forestière. Le chef du service communal des forêts de Blonay-St-Légier, d’où vient le bois massif utilisé au château d’Hauteville, rappelle qu’une exploitation commerciale des forêts générerait des paysages autrement moins bucoliques que ceux qui nous entourent. Les régions où se trouvent les «bons et beaux» bois seraient dévastées, quand le reste serait simplement laissé à l’abandon. La gloutonnerie serait d’autant plus grande que la rentabilité de la forêt suisse a été divisée par quatre en trente ans9. Dans un service forestier communal, on procède donc avant tout à une régénération «paysagère» en cherchant l’équilibre entre le maintien des vieux bois, le rajeunissement de la population et, surtout, l’adaptation au réchauffement climatique. On n’y prépare pas, pour l’instant, une révolution boisée de l’architecture.
Les métiers neufs
La charpenterie, le sciage et la foresterie n’ont guère évolué depuis le 18e siècle. Les tâches se sont réparties différemment, la mécanisation a évidemment pris de l’ampleur, mais chaque métier, in fine, est resté à sa place. Le propos est littéral, puisque les études ont montré que l’aire d’approvisionnement en bois massif des chantiers du château d’Hauteville n’a guère évolué entre le 18e et le 21e siècle. Les vieilles habitudes ont la peau dure et les évolutions doivent donc être cherchées ailleurs. Parmi les nouveaux métiers qui ont atteint le château, il faut compter celui qui colle le bois. L’entreprise JPF-Ducret produit ainsi 15 000 m3 de bois lamellé-collé et lamellé-croisé par an10. Elle assemble en majorité des lamelles d’épicéa, suisses à 100 %, qu’elle achète en partie à la scierie Zahnd. L’objectif du collage, c’est le classement mécanique du bois pour satisfaire les degrés de contraintes inventées par les normes, la nature n’ayant pas eu la bonne idée de faire pousser un produit qui le fasse tout seul. Chaque lamelle est ainsi passée aux rayons X pour déterminer sa densité et repérer les imperfections à éliminer. Elle trouve ensuite sa place dans un plan de collage spécifique qui permet de produire des poutres de classe de résistance homogène ou combinée. Deux types de colles sont mis à contribution: la «mélamine urée-formol» à doubles composants, qui fonctionne avec un durcisseur séparé, et la «polyuréthane réactive» à simple composant, qui réagit à l’humidité du bois11. L’union entre les deux matériaux, dont le ratio s’établit aux alentours de 0.00812, se réalise ensuite sous la pression de vérins hydrauliques actionnés à 3 t/m2 pendant deux grosses heures. Le procédé, qui pourrait théoriquement produire des poutres infiniment longues, se restreint conventionnellement à la trentaine de mètres imposés par les capacités du transport routier13.
Pour le dernier élément étudié, il faut traverser la Suisse. L’entreprise Isofloc, créée en 1985, produit et commercialise la ouate de cellulose qui peut être insufflée dans les parois creuses pour améliorer leurs performances énergétiques. Elle conçoit et assemble aussi les machines qui permettent l’opération. En substance, la ouate de cellulose, c’est du vieux papier broyé et défibré, lesté avec 3.5% de sel de bore14, un fongicide puissant qui améliore la résistance au feu de l’isolant. Un second produit, sans sel de bore, est également disponible : 10 % plus cher, il n’est fabriqué qu’un jour sur dix… La matière première vient de toute la Suisse et du sud de l’Allemagne, à raison de 30 t par jour. Le produit fini, conditionné en petits sacs ou en grandes balles d’un demi-quintal, est ensuite réexpédié en Suisse et en Europe. Malgré la capacité du papier à être recyclé six fois, les machines qui peuvent insuffler la ouate ne parviennent pas à la réaspirer.
Si les vieux métiers du bois massif maintiennent un hinterland d’approvisionnement relativement stable, les nouveaux métiers et les produits dérivés le mettent au carré – l’aire de ponction de la ressource se maintient alors qu’explose la consommation d’énergie nécessaire à sa réélaboration. Pour contenter l’industrie du bois collé qui a besoin de lamelles parfaites, les scieries doivent disposer d’infrastructures performantes qu’elles justifient en augmentant leur production et en multipliant le nombre de forêts dans lesquelles elles font leurs achats. De leur côté, les entreprises de bois collé ne peuvent rien sans ces précieuses glues qui réunissent une quantité de composants dont l’origine est forcément multiple. L’hypothèse suggérée en introduction se vérifie : les matériaux modernes sont moins un enjeu de matière première et d’origine que d’assemblages – bois et colle, ouate et sel de bore, béton et armature, verre et krypton, argon ou autre gaz rare. Le coup d’œil dans le rétroviseur réalisé autour des chantiers du château d’Hauteville ignore ainsi les aires d’approvisionnement pour mieux pointer du doigt un «art d’édifier»15 englué: l’assemblage sec de matériaux massifs réemployables à l’infini a fait place à un mille-feuille de composants collés pratiquement impossibles à recycler. Non contents d’être gonflés aux additifs, les matériaux de construction contemporains sont encore le propre d’une causalité infernale. Devant répondre à un niveau de prouesses techniques et normatives sans précédent, ils exigent des machines sophistiquées capables de produire des hybrides complexes, nécessitant les investissements massifs que seule une concentration de capitaux et d’usines permet. Cette dernière demande en retour une augmentation de la production et provoque paradoxalement, entre sites de transformation, la fameuse démultiplication des transports16. L’économie linéaire, qui rêverait de pouvoir allonger les usines à mesure que les processus se complexifient, produit là une merveilleuse boucle de rétroaction ! Si l’enjeu de la production locale peut être rangé dans la catégorie des futilités, alors la question de la régénération de la construction doit être reposée: il ne s’agit pas tant de se demander si elle sera de bois, mais si elle peut être de colle.
Nicolas Meier est architecte du patrimoine et chercheur à l’Université de Lausanne.
Notes
1. Pour les études historiques, voir: Nicolas Meier, «Écologie d’une charpente: le cas Hauteville», in Revue suisse d’art et d’archéologie 79, 2022, 2, pp. 141-164 et Nicolas Meier, «Une économie circulaire de la construction a-t-elle déjà existé dans le passé?», in Monuments vaudois, 2023, Hors-série 3, pp. 55-63
2. SIGA Majcoat (sous-couverture) et SIGA Majpell (pare-vapeur).
3. L’entreprise Gutex n’ayant jamais donné suite à nos demandes de visites, nous ne pourrons hélas pas présenter ici la production des panneaux de fibres de bois Dämmplatte DW liés à la résine PUR et contenant de la paraffine.
4. En 1983, elle traitait 2000 à 3000 m3 de grumes: en quarante ans, la croissance est donc de + 3500%. La scierie Zahnd est la première en Suisse romande et la deuxième en Suisse.
5. Il faut compter 25 m3/camion, lesquels font un peu moins de 20 m de long.
6. Les sous-produits foisonnent à un taux d’environ 2.8. Le manque résiduel de plaquettes est acheté dans d’autres scieries.
7. Depuis le début de l’année 2024, le pourcentage de bois acheté dans le canton de Vaud s’est établi à 54 %.
8. Elle partage le stock total de bois coupé avec des grossistes comme La Forestière, une société coopérative de propriétaires et exploitants forestiers.
9. Le mètre cube de bois valait 220-250 CHF en lisière de forêt en 1990 et vaut aujourd’hui 120 CHF. L’inflation fait le reste.
10. Les plus grosses entreprises allemandes, grâce à des presses à haute fréquence, sortent jusqu’à 50 000 m3 de bois lamellé-collé par mois. Le prix du bois collé allemand s’établit en moyenne à 65% de celui du bois collé suisse.
11. Kauramin Härter 1690 flüssig de BASF et Loctite HB S609 PURBOND de Henkel. La première contient du formaldéhyde, un produit irritant pour les yeux et les voies respiratoires supérieures selon l’OFSP.
12. Un mètre cube de bois pèse environ 500 kg et exige 4 kg de colle.
13. L’usine peut produire des poutres pouvant atteindre 40 m de long. Il faut compter dix à quinze transports normaux par semaine et une trentaine de transports spéciaux nocturnes par an, sous escorte policière.
14. Le sel de bore figure sur la «Liste des substances extrêmement préoccupantes candidates en vue d’une autorisation», publiée conformément à l’article 59, paragraphe 10, du règlement REACH.
15. En référence au De re ædificatoria de Leon Battista Alberti, brillamment traduit par Françoise Choay.
16. En 1960, il y avait 2000 scieries en Suisse; en l’an 2000, elles étaient encore 485; aujourd’hui il en reste une centaine. Un constat similaire s’applique aux carrières de pierre.