Un mo­nu­ment ou­blié de l’ar­chi­tec­tu­re

En 1974, année de livraison du Bureau international du travail (BIT) à Genève, un article de l’ingénieur Georges A. Steinmann paraît dans le Bulletin technique de la Suisse romande. L’auteur s’appuie sur le nouvel immeuble de l’organisation pour expliciter son propos sur les structures en béton armé des bâtiments de grande hauteur. Dans la mémoire collective, la longue barre est encore perçue comme un colosse massif dans le paysage urbain genevois. Pourtant, c’est l’une des réalisations les plus emblématiques de l’architecture «internationale» des années 1970 en Suisse.

Publikationsdatum
20-10-2015
Revision
23-12-2015

L’architecture du BIT évoque d’autres bâtiments d’organisations mondiales dans des villes d’envergure internationale. A l’instar de la tour de l’ONU à New York, réalisée par une pléiade d’architectes de différentes nationalités, dont Le Corbusier et Oscar Niemeyer, ou le tripode de l’Unesco à Paris, réalisé par Bernard Zehrfuss, Marcel Breuer et Pier Luigi Nervi, le monument genevois est l’œuvre collective de trois concepteurs au sommet de leur carrière. Entre 1969 et 1974, Eugène Beaudouin, figure de proue des Trente Glorieuses en France, Alberto Camenzind, architecte suisse et directeur de l’exposition nationale 1964 à Lausanne, et Pier Luigi Nervi, ingénieur italien de renommée mondiale, réalisent une architecture dont le dessein dépasse les frontières du territoire helvétique.

Posé au sommet d’une colline, le bâtiment du BIT domine une portion du territoire genevois où se disséminent les institutions internationales abritées dans des objets architecturaux qui rivalisent par leur grandeur dimensionnelle. Les trois concepteurs imaginent leur projet en écho aux grands éléments du paysage. Autonome sur son terrain, la longue barre s’implante selon un cardo qui la rend indifférente à son contexte urbain direct. Elle n’établit aucune relation physique ou visuelle avec le tissu de bâtiments et le réseau viaire voisins. A l’est, elle fait face aux pics alpins et à l’ouest elle regarde les massifs jurassiens. Cette mise en scène monumentale atteint son paroxysme avec la dalle supérieure des quatre niveaux du parc de stationnement recouverte d’un gigantesque miroir d’eau – aujourd’hui en travaux de rénovation – qui reflète la longue façade ouest.

L’immeuble est composé de trois parties. L’aile sud comprend la bibliothèque et les salles de réunion. L’aile nord englobe les services généraux. Le bâtiment central en forme de barre biconcave de 190 m de long et 50 m de haut contient les quelque 1250 bureaux de l’organisation internationale. Le bâtiment tertiaire s’épaissit à ses extrémités cardinales pour atteindre 32 m de large et s’affine progressivement jusqu’à 17 m de profondeur au niveau de son axe central. L’enveloppe de l’immeuble est entièrement recouverte de près de 4000 modules de fenêtres en verre et cadres en aluminium moulé. Le rythme répétitif de ces alvéoles est accéléré par les courbures concaves et convexes respectivement pour les grandes et les petites façades de la barre. La réflexion du soleil sur la peau métallique sature en négatif les ouvertures vitrées : celles-ci apparaissent comme des percements sombres dans une coque scintillante. L’immeuble de bureaux prend l’apparence d’une ruche pour des centaines de travailleurs. 

Le bâtiment central est porté par une dalle continue sur toute sa longueur. Elle repose au niveau de sa partie centrale sur une série double de 20 piliers de 9,65 m de haut : la salle des pas perdus. Ces colonnes ont une surface réglée avec une directrice supérieure en forme de croix avec angles rentrants arrondis et une directrice inférieure de forme ovale. Les colonnes, signature caractéristique des formes organiques développées par Nervi, sont coulées avec du ciment blanc. Leurs surfaces sont piquées afin de faire ressortir les agrégats de marbre, lui aussi blanc. De part et d’autre de la série de poteaux, des vitrages tout en hauteur permettent aux lumières rasantes de l’est et de l’ouest de projeter les ombres des colonnes sur le sol minéral. La clarté éblouissante de la salle péristyle contraste avec la couleur grise du béton brut dominant dans les parties plus sombres situées à ses extrémités. 

Au-delà de la stricte nécessité de création de grandes surfaces de bureaux, les architectes du BIT ont répondu à un autre programme inhérent aux bâtiments des institutions internationales : celui d’être un signe architectural. Son implantation dominante et cardinale, le miroir d’eau démultipliant à l’infini les milliers de modules de façade et enfin les grandes colonnes immaculées blanches du péristyle sont autant de dispositifs architecturaux qui propulsent le simple bâtiment tertiaire en un monument hors du commun, empreint d’une foi absolue dans l’architecture. En cela, beaucoup d’aspects dans le projet du BIT rappellent étrangement le projet Mundaneum de Le Corbusier à Genève, conçu en 1929 : un ensemble monumental d’architectures organisées dans un immense parc de verdure. Plus de quarante ans plus tard, les trois concepteurs du BIT, « disciples » modernes, érigent une architecture qu’on pourrait aisément imaginer se fondre dans la cité mondiale rêvée par le maître suisse. 

Au milieu des années 1970 et alors que l’immeuble du BIT venait d’être livré, l’aura de l’architecture « internationale » – et avec elle ses ambitions universelles – entame son déclin pour finalement laisser place à des tendances architecturales privilégiant une empreinte historicisante (souvent non moins éprises de désirs de grandeurs). C’est peut-être pour cette raison que le bâtiment du BIT – monument dressé pour la mémoire future – n’a jamais été adopté dans le cercle très fermé des architectures prisées par la critique architecturale. Pourtant, dans l’article d’ingénierie cité en préambule, les plans du BIT y côtoient ceux du temple d’Héra à Paestum, la cathédrale de Chartres ou encore la tour Pirelli à Milan, tous admis unanimement comme monuments d’architecture. 

Nous ne saurions mieux illustrer cet oublié de l’histoire de l’architecture qu’en faisant une halte devant l’une des colonnes blanches de cet édifice : la 21e. Elle n’est pas dans la salle des pas perdus. Pendant le chantier, Nervi réalisa un prototype en grandeur réelle de ses piliers, dans le parc, à quelques dizaines de mètres à l’extérieur du bâtiment. Pour « illustrer » la solidité de son ouvrage, l’ingénieur avait fait poser une Fiat 500 au sommet de la colonne. Aujourd’hui, ce morceau d’architecture est délaissé et entièrement recouvert de plantations. Sa découverte nous replonge non sans émotion dans les rêves à la fois démesurés et optimistes des concepteurs du bâtiment du BIT. A elle seule, cette colonne traduit la solitude de ce majestueux monument dans le paysage genevois. 

Aujourd’hui, alors que l’édifice est en cours de réhabilitation dans l’indifférence générale du grand public, mais aussi de la critique d’architecture, nous avons voulu lui rendre ses lettres de noblesse en essayant de restaurer son intérêt architectural.

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