5000 km pour se faire la main
Douze architectes en vélo pendant un an, à la recherche de partenaires et de complices : c’est la formule choisie par les jeunes diplômés du Collectif Etc pour débuter leur vie professionnelle. Récit d’une aventure qui ne fait que commencer. Entretien avec Florent Chiappero et Cédric Bouteiller.
TRACÉS : De quelle manière est né le collectif Etc ?
Collectif Etc : L’aventure du Collectif Etc a commencé lors de nos études à l’école d’ingénieurs et d’architectes de Strasbourg (INSA). Au début, nous développions quelques projets ensemble dans l’espace public. Puis, plus le temps passait, plus nous en faisions, jusqu’au jour où nous avons décidé ne faire plus que ça.
Dès le départ, la limite entre nos vies personnelle et professionnelle même si à l’époque nous étions encore étudiants au sein du Collectif a été brouillée et la manifestation d’individualité écartée. C’est l’identité du groupe qui primait. Nous vivions ensemble par groupe de deux à quatre dans différentes colocations. Tout était déjà très mélangé.
Puis en 2011, le Collectif a remporté le concours « Défrichez-là » organisé par l’Etablissement public d’aménagement de Saint-Etienne, qui visait à réhabiliter une parcelle délaissée (image 1, 2 et 3). Pendant un mois, nous étions tous là-bas, dans une ville que nous ne connaissions pas. On logeait dans deux appartements et on se consacrait au projet toute la journée. Cet événement marque vraiment le point de départ du Collectif.
Après ce projet à Saint-Etienne, comment les choses se sont-elles enchaînées ? En dehors de ce concours, pouvez-vous expliquer les raisons qui ont motivées la formation du Collectif ?
En travaillant ensemble sur le chantier de Saint-Etienne, nous avons pris conscience de l’intérêt à cumuler nos compétences et nos motivations personnelles. Les idées et les envies des uns se mêlaient à celles des autres, ce qui enrichissait nettement le développement du projet. Désireux de poursuivre sur cette belle lancée, nous avons décidé de partir sillonner ensemble les routes de France à vélo pendant une année. L’objectif de ce « Détour de France » un peu spécial était de rencontrer des habitants, d’autres collectifs ou des professionnels qui nous inspiraient (schéma). D’une part pour créer une mise en réseau de tout ce petit monde et d’autre part, pour compléter notre formation. En effet, nous sortions tout juste de l’école à ce moment-là ; aller au-devant des professionnels et susciter des rencontres nous permettait d’acquérir l’expérience dont nous manquions.
Concrètement, nous avons élaboré un planning et un parcours d’un an, avec comme point de départ et d’arrivée Strasbourg. Pour mener à bien cette expérience, nous avons contacté plusieurs personnes au préalable pour leur expliquer notre démarche et les avertir de notre arrivée.
C’est donc nourris par nos motivations respectives et le désir de travailler ensemble que nous sommes partis à douze vélos et un camion pour le matériel avec, comme seul mot d’ordre : l’envie de faire. C’est cette somme d’envies qui a motivé la formation du Collectif, dans un esprit analogue à celui des Compagnons.
Votre proactivité ne traduirait-elle pas également une situation initiale dans laquelle la commande ne venait pas, engendrant ainsi la nécessité d’aller la chercher ?
Oui effectivement. Nous n’avons pas attendu qu’un marché public soit proposé au Collectif pour exercer en tant qu’architecte. Notre « Détour de France » nous a vraiment forcé à réfléchir dans cette direction. Avant le départ, nous nous étions fixé pour objectif de réaliser un projet lors de chaque escale. De ce fait, on provoquait systématiquement des projets.
Etait-ce aussi le projet d’être là ?
Parfaitement. De temps en temps, nous produisions vraiment des micro-projets. Avec les 500 euros que nous parvenions à dégoter, on achetait du bois pour fabriquer de petites installations faites de bric et de broc. Mais qu’importe l’échelle du projet, nous le considérions toujours comme une réponse à une véritable commande, discutée par exemple avec une association ou certains services culturels. A chaque fois, nous collaborions avec des gens qui n’étaient pas des aménageurs « ordinaires ». Mais cela n’avait aucune importance puisque notre démarche visait justement à faire de l’aménagement urbain. En ce sens, nous ne sommes pas des architectes mais plutôt de « drôles » d’aménageurs.
Cette manière de procéder permet également de s’interroger sur la légitimité d’une commande. Parfois, on se dit que ce ne sont pas forcément les élus qui devraient avoir cette responsabilité. Elle pourrait aussi émaner de groupes constitués de professionnels et d’usagers qui ont envie d’intervenir dans un projet d’aménagement urbain. Grâce à leur mode d’action, ces groupes pourraient aussi légitimer les projets qu’ils élaborent.
Le Collectif Etc s’appuie-t-il sur des valeurs, des principes qui vous rapprochent d’autres groupes ? Avez-vous développé votre propre manière de travailler ?
Ce sont deux questions que nous nous sommes déjà posées. Après notre « Détour de France », nous avons réuni la vingtaine voire la trentaine de collectifs et associations rencontrés en chemin. L’objectif de cette rencontre était d’échanger sur le réseau dont chacun constitue une petite entité. Selon nous, en connectant davantage nos expériences respectives, il serait peut-être possible de légitimer notre mode d’action. Lorsque tout le monde fut réuni, nous nous sommes alors demandé ce qui nous rassemblait. C’est une question très compliquée car chacun développe ses propres spécificités. On avait l’impression de se reconnaître avec chacun d’eux sur certains points, mais à chaque fois pour des raisons différentes. Avec certains, c’est la manière de bricoler, de faire du chantier qui nous rapproche. Avec d’autres, ce sont leurs engagements politiques ou des mécanismes humains. Toutefois, l’ensemble des personnes que nous avons rencontrées partagent une démarche commune qui vise à replacer l’humain au cœur du processus de fabrication de la ville. Dans le Collectif, nous appelons ça « la fabrique citoyenne de la ville ». C’est peut-être ça le thème globalisant.
Quant à votre deuxième question relative à notre manière de travailler, il est extrêmement difficile de la définir. D’ailleurs, nous ne souhaitons pas le faire. L’important pour le Collectif, c’est de développer un temps de chantier et l’événement que cela génère et non un produit fini qui serait réalisé par quelqu’un d’autre.
On peut se méprendre sur notre travail et notre démarche lorsque l’on nous propose de travailler sur des projets purement événementiels. Certes, nous utilisons des outils qui peuvent être liés à l’événementiel. Toutefois, nous ne perdons jamais de vue les réflexions liées au contexte urbain du site dans lequel nous agissons. Comment notre action permet-elle de questionner le devenir de ce fragment de ville ? Comment parvenir à donner un peu de pouvoir d’agir à des personnes qui sont là plutôt qu’à des élus ? Nous devons constamment être vigilants à ce que nos projets soulèvent une question de fond pour qu’ils ne soient pas mal interprétés.
Même si les commandes ne semblent pas toujours cohérentes avec l’éthique du Collectif, elles ont néanmoins le mérite de montrer que vous êtes désormais directement invités pour réaliser des projets, ce qui diffère de la situation pendant votre « Détour de France ». Comment s’effectue votre recherche de mandats ? Y a-t-il des projets que vous refusez ? Avez-vous des critères de sélection ?
Pendant notre année de bénévolat à sillonner les routes de France, nous avons fait de nombreuses rencontres. Il en résulte aujourd’hui des commandes très variées qui viennent des quatre coins de la France. Il y a des projets qui permettent de dégager un peu d’argent, d’autres sur lesquels on ne gagne rien.
Au niveau des commandes, on n’a jamais tout accepté. On a toujours tenu à pouvoir dire non, à choisir ce que l’on voulait faire quitte à ne rien faire. Pour être honnête, mise à part quelques appels d’offres auxquels nous répondons, nous travaillons essentiellement sur invitation. Nous écartons principalement de notre activité les commandes privées qui présentent un intérêt purement économique. Nous évitons également de nous embarquer dans des projets d’aménagement si nous n’en partageons pas les convictions urbanistiques ou politiques.
N’ayant jamais souhaité établir de véritables critères de sélection, le choix des projets demeure un éternel débat au sein du Collectif. C’est plutôt une question d’éthique et une réponse à nos envies. Il en est d’ailleurs de même concernant nos valeurs. Il n’y a pas de charte. En revanche, il est important que chacun des membres puisse trouver sa place dans les différents projets.
Chacun puisse trouver sa place... Qu’en est-il justement de l’identité de chacun dans le Collectif ?
Cette question d’identité dans le groupe est intéressante à étudier. Depuis trois ans, nous habitons et travaillons constamment ensemble. Au fil du temps, de petits mécanismes se sont développés et une discipline interne s’est mise en place. Le temps et la prise de parole sont contrôlés et limités, et l’organisation des réunions ainsi que les synthèses sont très structurées. Cette discipline qui peut paraître psycho-rigide voire ultra-scolaire favorise l’écoute.
Au sein du Collectif, personne ne possède le pouvoir de décision. La hiérarchie est horizontale et s’appuie sur les principes de l’autogestion. Il faut donc apprendre à modérer son ego. Ce système a ses avantages mais aussi ses inconvénients, notamment dans les prises de décisions. Lorsque nous n’arrivons pas à harmoniser nos choix, nous procédons par vote.
Revenons à l’itinérance. Votre « Détour de France » est maintenant fini. Le Collectif reçoit des commandes, vous restez pourtant très mobiles. Pourquoi ne pas vous (re)sédentariser lors de l’élaboration des projets et vous déplacer uniquement lors de l’exécution ?
En réalité, le « Détour de France » n’a jamais cessé si ce n’est l’abandon de nos vélos et ce, pour deux raisons. D’une part, lors de cette année d’itinérance, nous avons créé des contacts partout en France ; les commandes qui ont suivi n’étaient donc pas sectorisées. D’autre part, nous pourrions effectivement élaborer les projets à distance, mais ce qui nous intéresse, c’est justement de faire les choses par nous-mêmes, ce qui nécessite d’être sur place.
Etant donné que nous vivons ensemble, la conception s’effectue partout (image 1 et 2). Très souvent, nous profitons du temps de voyage et travaillons sur les routes dans notre grande voiture. Parfois, c’est dans un café. D’autres fois, dans les appartements qui nous sont prêtés.
Nous utilisons aussi très largement la mobilité numérique : lorsque le Collectif est désolidarisé, internet permet de nous regrouper instantanément (image). Il n’est donc pas nécessaire d’attendre que l’ensemble du Collectif soit physiquement réuni pour prendre des décisions. Pour limiter la dissémination d’informations, nous n’utilisons qu’une boîte mail et un numéro de téléphone.
Peut-être est-ce aussi l’esprit du Collectif : la simple envie de combiner la vie et le travail.
Combiner vie personnelle et vie professionnelle. En est-il de même pour penser et construire ? Votre démarche répondrait-elle à l’adage « penser en construisant » ? ou êtes-vous parfois contraints de développer des projets de manière plus traditionnelle ?
C’est très variable en fonction des projets. Il y en a sur lesquels nous sommes obligés de tout dessiner pour des questions de responsabilité et de sécurité. C’est le cadre le plus contraignant et le plus traditionnel. On pense et après on construit. A l’extrême inverse, il y a les commandes où rien n’est imposé. Dans ces cas de figure, nous dessinons très peu. C’est plutôt le site et l’expertise que nous en faisons qui dessine notre intervention, pas l’inverse. Nous défendons cette démarche et, en ce sens, répondons à cette volonté de penser en construisant. Pour éclairer cette réponse, nous allons prendre comme exemple nos deux derniers projets, tout deux implantés sous un pont.
Le premier se situe à Madrid où nous avons été invité par le collectif Basurama pour réaliser un espace scénique (fig. 9). Partant du fait que nous ne disposions d’aucun budget, nous avons passé les trois premiers jours à récupérer des matériaux, notamment les bois de coffrage perdus du chantier d’Herzog & de Meuron. En fonction des matériaux récupérés, nous avons développé un système d’assemblage et un élément de base ici une matrice triangulaire permettant d’assurer une cohérence constructive et de donner une unité globale au projet. Une fois ce cadre déterminé, chacun des participants était libre de construire son propre élément. Jusqu’au dernier jour, nous ne savions donc pas quelle serait la forme finale de l’objet construit.
A Paris, notre intervention sur les berges de Seine est le fruit d’une commande de la Ville (image). Dans ce projet, absolument tout jusqu’à la taille et l’implantation des vis devait être dessiné, certifié et normé avant notre arrivée sur le site. Les cinq jours de chantier ont donc été extrêmement intenses et efficaces mais l’ambiance générée n’a pas été très stimulante. L’intérêt de cette commande, c’est l’objet que nous avons développé : une salle de danse où tout le monde est libre de diffuser sa propre musique. Encore une fois, nous étions très libre sur la commande. Mais en terme de chantier, c’est une approche qui répond moins à celle du Collectif.
Pouvez-vous revenir sur la notion de matrice que vous avez développée à Madrid ? Quel est son but ?
Nous n’avons rien inventé. C’est la même question que se posaient Kroll, Habraken, Alexander, Friedman et toutes ces personnes qui cherchaient des moyens de rendre leur architecture évolutive et flexible, tout en laissant une part de liberté à chacun.
Comment maîtriser un processus de conception tout en le laissant ouvert ? Comment proposer un cadre qui laisse un espace de création à Madrid, un triangle de bois de sorte que chacun se sente libre ? Si ce cadre est bien trouvé et respecté, le tout est un projet maîtrisé et cohérent. La grande question est de savoir comment bien doser la liberté de ce cadre ? C’est notre devoir d’y répondre.
Selon vous, existe-t-il un lien entre le caractère mobile ou sédentaire de la pratique architecturale et la durée de vie du projet ? Le mode itinérant implique-t-il forcément une durée de vie limitée ?
Y a-t-il réellement un lien à trouver ? Pour nous, construction de l’espace public rime avec mobilité et mouvement. Il est important de savoir régénérer les temps de créativité collective. La conception d’un espace qui reste en place pendant six mois devient intéressante s’il est possible de revenir dessus quelques mois plus tard pour le modifier et le faire évoluer en fonction des usages qui s’y sont développés.
Nos productions ont une autonomie d’environ une année. Après, nous devons retravailler dessus. Ca crée un mode de fonctionnement très intéressant par rapport à la matière, aux usages. C’est une façon de rendre les choses durables. Revenir plusieurs fois sur un projet au lieu de le livrer et de s’en défaire produit un rapport différent entre l’architecture et l’usager. Au final, il y a donc du sens à construire les espaces publics par étapes. Toute ville est en perpétuelle évolution.
Pour conclure, quelques mots sur l’avenir d’Etc ? A l’instar du collectif parisien Exyzt, n’y aura-t-il pas un moment où certains membres auront envie de faire des choses seuls ?
Pour beaucoup d’entre nous, le « Détour de France » était juste une année mise entre parenthèses. Mais lorsque nous avons commencé à concrétiser certains projets collectivement, la question de « l’après » s’est rapidement posée. Une réponse s’est imposée naturellement : continuer à faire des choses ensemble.
Par ailleurs, nous nous sentons très proches d’EXYZT dans leur façon de faire du projet, et en même temps assez différents sur le mode de fonctionnement du Collectif. Dans leur cas, il s’agit d’une somme d’individus qui se retrouvent à collaborer ensemble sur certains projets et sous un même nom, tout en gardant leur identité. De notre côté, nous avons effacé la notion d’individualité dès la formation du groupe et notre investissement est à temps plein.
Pour l’instant, cela fonctionne très bien car aucun de nous n’est vraiment installé, ce qui nous donne une liberté sans limite. Pour appréhender l’avenir, nous avons pris la décision de recentraliser un peu le groupe, ce qui se traduit concrètement par une limitation de l’itinérance. Nous déménagerons donc en mars à Marseille pour y développer des projets localement.
Nous souhaitons faire évoluer ce mode de vie qui nous a nourris et a construit l’identité du collectif depuis trois ans, car, en réalité, il n’est pas viable. Comme d’autres collectifs, nous aimerions continuer à réaliser une fois par mois, voire une fois par trimestre, un gros projet tous ensemble. Mais le reste du temps, il est nécessaire de centraliser notre activité. Nous n’abandonnons pas la pratique d’une mobilité accrue. Nous y ajoutons seulement la possibilité de disposer d’un point d’ancrage, un lieu auquel on pourrait revenir quand un projet se termine.