Al­héna, alié­née?

Inaugurée en 1969, la station de Flaine en Haute-Savoie (F) n’a cessé d’évoluer. Si la pression touristique a bousculé son image brutaliste en disséminant de nouvelles résidences dans la montagne, de récentes opérations contredisent cette tendance. Implantée au centre de la station, la résidence Alhéna de R Architecture questionne la muséification des bâtiments historiques.

Date de publication
24-07-2024

Entre l’Arve et le Giffre, ce vallon au paysage de pierres lacérées semblait prédisposé à mettre à exécution les préceptes du style international, faisant éclore une «immense fleur de ciment, de verre et d’acier» 1: Flaine est née avec son architecte, Marcel Breuer. Au creux de la montagne, les premiers bâtiments sont disposés le long de trois plateaux étagés, séparés par des falaises, Flaine Front de Neige (1580 m), Flaine Forum (1600 m) et Flaine Forêt (1670 m). Les immeubles s’insèrent précisément dans le paysage et composent une urbanité soumise à sa rigueur, ne laissant personne indifférent.

Flaine est mort…

Dans leur dernier ouvrage paru en 20202, les architectes Franz Graf et Yvan Delemontey consacrent un chapitre au projet flainois en retraçant l’épopée de sa construction: cinquante ans après son inauguration, quelles leçons tirer de son évolution? Comment penser sa postérité? Si les premières années furent radieuses, portées par les ambitions du Plan Neige initié par l’État français3, Flaine s’est enlisée dans un paradoxe dès les années 1990. D’une part, de nouveaux investisseurs se sont approprié la montagne pour assouvir leurs objectifs toujours croissants de rentabilité : de nombreuses résidences, barres de béton déguisées en chalets, sont construites loin des immeubles de Marcel Breuer dont le style néo-alpin dénonce l’excès d’urbanité. Ces grands ensembles pourraient naître partout, dans n’importe quelle plaine, n’importe quelle montagne, ne s’attachant d’aucune manière à Flaine. D’autre part, et dans un élan conservateur, Flaine Forum devient à son tour « historique » et ses bâtiments reçoivent de nombreux labels patrimoniaux. Les immeubles de Breuer sont cristallisés, dans le sens stendhalien du terme, et s’érigent désormais en monuments dont l’image la plus célèbre est l’hôtel éponyme de la station qui surplombe la falaise. Entre éclatement urbain et prise de conscience patrimoniale, la station se perd dans un déploiement schizophrène, loin de l’hégémonie breuerienne des premières années.

… vive Flaine?

Malgré un engouement touristique en constante hausse, l’expansion flainoise prend un autre tournant au milieu des années 2000, comme pour recoudre sa dispersion progressive. Plusieurs projets s’inscrivent désormais au centre de la station et témoignent d’un «retour» à Flaine. Ces réalisations4 s’approprient docilement le langage flainois, dans un exercice presque trop précautionneux, comme s’il s’agissait avant tout de ne pas ternir l’image du Forum, si longtemps boudé.

Si les parcelles investies par les projets récents se faufilent au cœur du bâti historique, un site localisé en lisière du domaine skiable résistait encore à la densification. Très convoité par les investisseurs, il a vu passer nombre de projets ayant essuyé plusieurs oppositions5. Trop contemporains, ou pas assez Breuer? Pour éviter les erreurs passées, le syndicat intercommunal de Flaine6 a inversé le processus de planification: cette fois-ci, c’est le site qui s’imposerait à la commande et non l’inverse. Il ne s’agit pas de remplir avidement la montagne, mais de l’habiter en fonction de ses prédispositions. Guillaume Relier et Alice Wijnen (R Architecture) ont donc été mandatés par Flaine, et non par un acquéreur privé. Avec le site comme seule référence, il leur a été confié de penser une morphologie singulière, suggérant une autre lecture du lieu, capable de développer une nouvelle typologie flainoise auquel le programme s’adapterait: Alhéna.

De la barre à la tour, et inversement

Sur le plateau inférieur, l’ensemble Alhéna façonne un nouveau Front de Neige en étirant la ligne bâtie des quatre immeubles dessinés par Breuer: Antarès, Bellatrix, Capella et Deneb7. Trois nouvelles silhouettes de hauteurs variables (de R+4 à R+6), tenues par un socle commun regroupant les espaces d’accueil, s’articulent le long de la falaise, avant de regagner Flaine Forum et ses hautes constructions. La composition pourrait être décrite à l’inverse: du Forum au Front de Neige, les trois volumes se dévoilent l’un après l’autre contre la paroi rocheuse, rattrapant la crête des immeubles inférieurs. Le programme répond à la vocation touristique de la station, à savoir un complexe hôtelier comprenant des chambres, des appartements, des structures d’accueil et de détente.

À Flaine, les bâtiments les plus hauts (R+9) sont systématiquement adossés contre les falaises au nord, tandis que ceux au sud (R+3 maximum) s’abaissent, pour laisser entrer le paysage dans l’espace urbain. La montagne est soulignée avec des lignes précisément construites. Pourtant, le bâtiment principal d’Alhéna (R+6) défie ce précepte en s’implantant librement, à l’extrémité est du Forum. S’élevant comme une tour, l’immeuble semble guider ses deux disciples. Dans une texture urbaine définie par des immeubles étirés le long des falaises, fragmentés pour s’y fondre le plus possible, cette nouvelle morphologie n’était peut-être pas la plus intuitive et s’avère pourtant la plus évidente. D’une part, l’emprise au sol requalifie l’espace public sans le diminuer. Regardant partout à la fois, l’hôtel d’Alhéna signale l’entrée sur le Forum comme une nouvelle figure de proue. D’autre part, son emplacement face à la gare d’arrivée du téléphérique des Grandes Platières ne dérange pas les habitations alentour qui conservent ainsi leur accès privilégié au paysage. Les deux autres immeubles, accueillant des appartements, s’abaissent et s’allongent en tissant avec ceux du Front de Neige une continuité morphologique. L’ensemble se déploie contre la falaise dans une savante articulation, rompant ainsi avec la linéarité du Forum, sans pour autant en ôter la rigueur.

Pas de quartier pour le préfabriqué

En 1960, Marcel Breuer s’exprimait en découvrant Flaine pour la première fois : « Quel site admirable ! Comment ne pas le gâter ? ». Soixante ans plus tard, Franz Graf et Yvan Delemontey mettent en garde: «Faut-il construire? Si oui, à quel endroit? De quelle manière?». Flaine est l’histoire d’une montagne venue au monde par sa construction, grâce au développement du béton préfabriqué. Si Alhéna convainc résolument par la rigueur de son insertion territoriale, peut-on en dire autant de son exécution? L’ensemble parvient-il à défier Breuer sans sombrer dans le pastiche? L’histoire d’Alhéna avait pourtant bien commencé : une fois l’étude préliminaire acceptée, un promoteur a décidé de poursuivre le développement du projet, toujours avec les mêmes architectes, afin d’en assurer la cohérence. Les façades ont fait l’objet d’études minutieuses pour développer un nouveau langage à partir des principes constructifs développés par Breuer. Le béton préfabriqué s’allonge en piliers, laissant le verre et le métal se déployer sur de plus larges surfaces pour refléter le paysage. De la fenêtre au garde-corps, les architectes se sont appliqués à remanier les codes figuratifs flainois dans un geste délicat: Alhéna devait arborer ce catalogue constructif réinterprété, pour désenclaver Flaine de son carcan patrimonial. Seulement, une fois le permis de construire accepté, toutes ces recherches ont été balayées d’un revers de main par le promoteur, préférant la rentabilité immédiate à la réalisation d’une architecture : Franz Graf et Yvan Delemontey l’avaient prédit. Le béton préfabriqué porteur? Il ne sera finalement que parement. Un calepinage délicat? D’épais joints feront l’affaire. Un architecte pour diriger la construction ? À quoi bon. Cela en dit long sur la préoccupation des constructeurs de cette montagne, transformant son histoire en outil marketing et son image en couverture de magazine.

Juliette Contat est architecte à Paris et Genève.
 

Notes

 

1. «Flaine, la création», Gérard Sire, disponible sur la chaîne YouTube de l’Office du Tourisme de Flaine, 15 mn

 

2. Franz Graf et Yvan Delemontey, Histoire et sauvegarde de l’architecture industrialisée et préfabriquée au 20e siècle, EPFL Press, 2020

 

3. Le Plan Neige désigne la politique de construction des stations de sports d’hiver en France, de 1964 à 1977, au cours de laquelle près de 150 000 lits en moyenne et haute montagne ont été construits.

 

4. Parmi celles-ci, Le Centaure (C. Hauvette, 2013) ou l’Étoile Polaire (Maironi Architectes, 2011)

 

5. Parmi ces projets, le «Terminal Neige Palace» dessiné par Christian Hauvette et succinctement présenté dans l’ouvrage de F. Graf et Y. Delemontey, proposait une avancée importante sur le Forum.

 

6. Flaine n’est pas une commune au sens administratif, se développant sur des parcelles appartenant d’une part à Magland, d’autre part à Arâches-la-Frasse.

 

7. Les immeubles à Flaine ne sont pas numérotés, mais nommés en fonction du paysage, céleste ou alpin.

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