Concevoir en collectif
Entre autonomie et participation, il y a le processus de projet en collectif. Tels des anthropologues impliqués dans le milieu qu’ils étudient, certains architectes sont personnellement engagés dans le site qu’ils transforment, exploitent les ressources présentes et donnent forme à des désirs inexprimés. À chaque projet sa méthode.
C’est une simple courbe. Un deck en bois, qui épouse la forme du mur soutenant l’enrochement, à l’extrémité est du Parc de l’Indépendance. L’été à Morges a été animé par La Coquette, une infrastructure qui change le rapport que les habitants entretiennent avec le lac et le paysage, transforme un lieu qui semblait attendre sa nouvelle vocation. Le projet est d’abord éphémère, et les initiants sont des bénévoles : six copains d’enfance qui connaissent bien les artistes de la région. La programmation culturelle frénétique fait partie du projet : une centaine de concerts, dégustations et activités sportives répartis sur trois mois. L’histoire de La Coquette est relayée dans les journaux locaux, la démarche volontariste est mise en avant. L’infrastructure, la narration, et l’événementiel sont les trois composantes indissociables du projet. Immédiatement plébicité, il semble avoir été généré par le site, comme une évidence.
L’architecte de la bande a de l’expérience. Pierre Cauderay a initié en 2016 la Jetée de la Compagnie, cette buvette estivale lausannoise qui a métamorphosé un terrain peu fréquenté, derrière le chantier naval. À Lausanne comme à Morges, le collectif a su exploiter une « porte ouverte dans la législation vaudoise » : un permis pour des manifestations qui ne doivent pas durer plus de trois mois. Au lieu de travailler un programme, de chercher un investisseur et d’occuper le terrain, l’équipe a procédé de manière incrémentale, en créant un prototype flexible qui peut s’adapter, puis évoluer en fonction des usages, saison après saison. «La flexibilité, explique Pierre Cauderay, est inscrite dans l’ADN du projet. » Les initiatives de ce type sont désormais courantes, mais beaucoup échouent, en général quand les auteurs attendent le feu vert des autorités pour se lancer. La méthode du collectif est inverse : bottom up. Plutôt que de s’adresser aux chefs de services, les bénévoles discutent avec les usagers et les jardiniers de la Ville, carnets de croquis en main. Grâce à cette lecture commune du site, ils atteignent rapidement une vision globale de ses enjeux (notamment règlementaires), tout en évitant quelques écueils administratifs.
Enfin, La Coquette n’est pas non plus une procédure «participative», dont le projet résulterait d’une addition de propositions. Les entreprenants revendiquent une architecture d’auteur, qui, par un geste simple, donne sa propre interprétation du site, une synthèse inattendue qui emporte l’adhésion des usagers. Le segment de cercle ne répond à aucune demande, mais semble pourtant combler une foule de désirs inexprimés.
Le site comme ressource sensible du projet
Dans toutes les villes européennes naissent des buvettes estivales, des pavillons éphémères. Ces opérations entrent parfois dans une stratégie d’urbanisme transitoire, afin d’occuper un site avant sa transformation, préparer ainsi son appropriation par une nouvelle population. Malgré un budget minimal, elles ont un impact saisissant. À tel point que ces initiatives questionnent immanquablement les manières traditionnelles de faire du projet urbain.
Les contributions de ce dossier explorent quelques projets collectifs développés sur des lieux singuliers : un campus, une ancienne station d’épuration, un site archéologique. Ce sont les qualités propres à chacun de ces sites, leur potentiel, leur beauté, qui ont généré une ambition et des solutions contextuelles. Les auteurs des projets partagent quelques traits communs: ils inventent leurs méthodes, collaborent directement avec les usagers, et ils ne sont pas forcément rétribués. Si les professionnels peuvent s’en inquiéter, il faut reconnaître que certains enseignements doivent en être retirés. Les initiatives émanant de la société civile, de collectifs alternatifs ou d’étudiants sont-elles compatibles avec les exigences et les responsabilités professionnelles en matière de conception?