Construire en fibres végétales: vers une «modernité frugale»?
Après le TERRA Award en 2016, premier prix mondial des architectures en terre crue, amàco et Dominique Gauzin-Müller1 poursuivent leur entreprise de valorisation des matériaux «pauvres, ordinaires, déconsidérés». Reprenant le même dispositif – un prix, une exposition itinérante exhaustive et très didactique, un ouvrage –, le FIBRA Award, premier prix mondial des architectures contemporaines en fibres végétales, s’intéresse aux possibilités constructives des plantes à croissance rapide, capables de stocker de grandes quantités de carbone, et en présente de très beaux exemples.
Dans les pays dits «en développement», le bambou, le typha ou les feuilles de palmier offrent des réponses locales et écologiques à des besoins de construction rapide et à faibles coûts pour des populations en croissance. Sous nos latitudes, la paille, le chanvre, l’osier ou le roseau ouvrent des alternatives décarbonées aux matériaux traditionnels. Partout, ces plantes réactivent des filières et des savoir-faire locaux.
Les 50 projets finalistes du prix, issus des quatre coins du monde, étaient présentés fin 2019 dans l’exposition Fibra Architectures au Pavillon de l’Arsenal à Paris. On pouvait y découvrir un panorama exhaustif des usages possibles de différents matériaux à base de fibres végétales: murs en béton de chanvre ou en bottes de paille porteuses, charpentes et parois brise-soleil en bambou, couvertures et bardages en roseau, isolants en paille, chanvre ou herbe marine, tuiles de palmier. En jouant sur le «potentiel émotionnel extrêmement puissant» de ces matériaux, souvent utilisés bruts, l’exposition, comme celle consacrée à la terre avant elle2, touchait au but. Elle allait aussi au-delà des images séduisantes en montrant des réalisations moins spectaculaires (des isolations en paille ou en béton de chanvre invisibles derrière des bardages), dans des contextes européens très réglementés. Démontrant que, sous nos latitudes aussi, les matériaux fibreux ont de l’avenir.
Loin de toute posture nostalgique, les initiatrices du prix, Laetitia Fontaine, directrice d’amàco, et Dominique Gauzin-Müller affirment la modernité de ces matériaux, évoquant une « modernité frugale qui rend hommage aux savoir-faire ancestraux sans refuser des innovations techniques robustes et efficaces». Les atouts écologiques et sociaux des matériaux fibreux dans la construction sont aujourd’hui établis. La recherche s’y intéresse, les lois évoluent et incitent à leur usage, de nombreux projets peuvent aujourd’hui être évalués et servir de référence. Reste à développer et consolider les filières de production, éprouver et valider des procédés de mise en œuvre, et susciter l’intérêt des architectes, pour que les fibres, comme la terre ou le bois, deviennent des matériaux de construction comme les autres.
Suite à l’exposition Fibra Architectures, TRACÉS est allé à la rencontre d’Aurélie Vissac, ingénieure au sein d’amàco, co-commissaire avec Dominique Gauzin-Müller de l’exposition Fibra Architectures qui s’est tenue fin 2019 au Pavillon de l’Arsenal à Paris.
TRACÉS: amàco est à l’origine du TERRA Award en 2016 (voir TRACÉS n° 17/2016) et du FIBRA Award, deux prix coordonnés par Laetitia Fontaine et Dominique Gauzin-Müller, qui s’accompagnent d’une exposition itinérante et d’un ouvrage. Quel impact en attendez-vous sur les milieux professionnels et sur le grand public, en France et dans le monde?
Aurélie Vissac: D’abord, nous souhaitons valoriser tous les acteurs de ces projets engagés : les maîtres d’ouvrage, les maîtres d’œuvre, les entreprises et aussi les artisans, parce que ce sont tous ces acteurs qui font évoluer les choses. Ensuite, l’objectif est de mettre en réseau ces professionnels pour qu’ils puissent se soutenir mutuellement. Pour ce qui est du grand public, l’exposition a été un succès, elle a accueilli plus de 10 000 visiteurs sur les 15 premiers jours. Nous avons également touché les professionnels, maîtres d’ouvrage publics et promoteurs, ou encore les étudiants, futurs acteurs de la filière.
Le prix met en valeur 50 projets dans le monde entier, notamment dans des pays où la ressource en matériaux fibreux est abondante. Comment voyez-vous l’avenir des filières de ces matériaux sous nos latitudes ? Quels freins restent à lever selon vous ?
En France, l’avenir semble très positif, les choses sont en train de bouger. La loi de transition énergétique de 20153 encourage l’utilisation de matériaux biosourcés, avec l’argument du stockage du carbone. Elle prévoit notamment que la commande publique doit prendre en compte la performance environnementale des produits de construction et en particulier leur caractère biosourcé. En termes réglementaires, la RE 20204 intègre l’analyse du cycle de vie des éléments de construction avec le stockage carbone, ce qui n’était pas le cas de la RT 2012. C’est un bond en avant.
Au niveau législatif et réglementaire, certains freins auxquels nous étions confrontés il y a encore cinq ou dix ans ont donc été levés. Mais c’est aussi parce que les filières se sont organisées. Les règles professionnelles existent depuis 2012 pour la paille – elles ont même été rééditées –, et depuis 2014 pour le chanvre. La paille est maintenant une technique de construction courante en France. Les essais au feu réalisés au CSTB5 ont permis de lever des freins réglementaires mais aussi culturels: quand on voit que la paille met du temps à brûler, c’est une image symbolique très forte!
Il y a donc une volonté politique forte, qui s’inscrit dans la loi et recommande aux maîtres d’ouvrage publics d’utiliser ces matériaux, ce qui permet de faire avancer les choses…
Oui. Mais la loi de 2015 arrive après les règles professionnelles de la paille et du chanvre, c’est plutôt une reconnaissance de tout le travail des filières. Les freins réglementaires ont d’abord été levés grâce à l’action de tous les acteurs engagés dans ces filières.
Comment la filière agricole contribue-t-elle au développement de l’usage de ces matériaux biosourcés?
Via le Réseau français de la construction en paille (RFCP), les agriculteurs se sont organisés pour produire des petites bottes pour la construction, bien calibrées, à bonne humidité, et valoriser ainsi leurs déchets.
Pour le chanvre, c’est très différent: il existe en France six grandes chanvrières qui structurent des régions agricoles et fédèrent des agriculteurs. Ces grandes industries de transformation côtoient des filières en circuit court et à petite échelle, qui se sont organisées en réseau6. Les deux filières sont nécessaires et complémentaires de notre point de vue.
La disponibilité de la ressource est l’un des atouts des matériaux biosourcés. Est-ce le cas de la paille et du chanvre en France?
Oui. Si on prélevait entre 5 et 10 % de la paille produite chaque année, on pourrait isoler tous les logements neufs ! La paille est un déchet valorisable alors que le chanvre est cultivé pour ses fibres. Mais c’est une culture annuelle, de juin à septembre, qui n’appauvrit pas le sol et le prépare aux cultures vivrières d’hiver. Il n’empiète donc pas sur les terres arables, à la différence des cultures pour les biocarburants.
On parle beaucoup des qualités des matériaux à base de fibres, mais qu’en est-il des liants, pour le béton de chanvre par exemple?
Je préfère le terme «chaux-chanvre» à celui de «béton de chanvre»; en réalité, il s’agit d’un mélange de chaux et de chanvre, utilisé en remplissage comme isolant ou comme corps d’enduit. Concernant les liants, des chercheurs de l’EPFZ7 nous ont accompagnés pour réaliser une évaluation environnementale des projets finalistes du FIBRA Award. Ils ont montré que le bénéfice du stockage de carbone dans la chènevotte d’un bâtiment isolé en chaux-chanvre était complètement annulé par l’utilisation d’un liant hydraulique, qui dégage de grandes quantités de CO2 lors de la cuisson. Bien sûr, l’empreinte carbone de la chaux est réduite par rapport à celle du ciment, mais celle de la terre est quasiment nulle.
Au sein d’amàco, nous proposons des formations en terre allégée, avec de l’argile comme liant qui fonctionne très bien avec de la chènevotte. La terre permet de conserver toutes les propriétés, notamment hygrométriques, des matériaux biosourcés. Elle remplace avantageusement le ciment ou la chaux hydraulique : le matériau final résiste un peu moins bien à la compression, mais convient parfaitement comme isolation thermique.
Quelles sont les pistes de recherche intéressantes aujourd’hui?
Deux pistes me semblent prometteuses. D’abord, la question de l’intégration de ces matériaux dans les outils de simulation numérique des bureaux d’études, notamment en termes de performances thermiques. Ensuite, les recherches sur la régulation hygrothermique : les matériaux biosourcés permettent à l’eau de se condenser ou de s’évaporer selon les changements de température à l’intérieur du mur et de réguler ainsi la température intérieure des bâtiments sans climatisation.
Lors de la soirée de remise du FIBRA Award, l’architecte danois Søren Nielsen a célébré « l’imperfection et la féminité » de l’architecture de fibres contre «la perfection et la masculinité» de l’architecture moderne en béton… Qu’en dites-vous?
Cela nous a beaucoup touché. C’est ce qu’amàco souhaite mettre en avant, le pouvoir émotionnel de la matière, au-delà des considérations écologiques, économiques, sociétales ou culturelles. Quand on construit avec ce qu’on a sous les pieds ou à portée de main, le bâti fait corps avec le paysage, il reflète le territoire, il nous reconnecte à nos racines. La reconnexion au monde, c’est bien ça le plus important.
Notes
1. Auteure et militante de la première heure de l’architecture écologique, Dominique Gauzin-Müller a largement contribué à la démocratisation et à la diffusion du sujet, à travers des ouvrages remarqués: Construire avec le bois (1999), L’architecture écologique (2001), 25 maisons écologiques (2005), L’architecture écologique du Vorarlberg (2009) ou encore Architecture en terre d’aujourd’hui (2016). amàco est présenté en encadré ci-contre.
2. Terre de Paris – De la matière au matériau, exposition présentée du 13.10.2016 au 08.01.2017 au Pavillon de l’Arsenal, Paris.
3. Loi du 17.08.2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.
4. Réglementation environnementale applicable pour tout projet de construction visant à améliorer ses performances énergétiques. La réglementation thermique (RT) 2012 se concentrait essentiellement sur les aspects thermiques et sur l’isolation du logement. La RE 2020, qui s’appliquera à partir du 1er janvier 2021, va plus loin puisqu’elle ajoute la production d’énergie et l’empreinte environnementale du foyer à ses exigences. Le cycle de vie des matériaux, les conditions de fabrication des équipements sont également pris en compte dans un souci de protection de l’environnement.
5. Le Centre scientifique et technique du bâtiment est un établissement public français qui a pour mission de garantir la qualité et la sécurité des bâtiments.
6. Association Chanvriers en circuits courts. chanvriersencircuitscourts.org
7. Daniel Kostezer, Francesco Pittau et Guillaume Habert, Chaire de construction durable, EPFZ.
Sélection parmi les 50 projets finalistes
Pont routier, Sumatra, Indonésie, 2017. Structure, revêtement de sol, garde-corps et couverture en bambou (Plus de détail ici)
Groupe scolaire Stéphane-Hessel/Les Zéfirottes, Montreuil-sous-Bois, France, 2014. Caissons en bois préfabriqués avec isolation en paille (Plus de détail ici)
Centre culturel et résidences d'artistes Thread, Sinthian, Sénégal, 2015. Charpente en bambou, couverture en chaume (imperata cylindrica) (Plus de détail ici)
Centre de découverte de la biodiversité Beautour, La Roche-sur-Yon, France, 2014. Bardage et couverture en roseaux de Camargue (Plus de détail ici)
Gymnase de la Panyaden School, Namprae, Thaïlande, 2017. Structure et couverture en bambou (Plus de détail ici)
Maison de vacances, Île de Læsø, Danemark, 2013. Structure en bois, isolation, couverture et bardage en zostère marine (Plus de détail ici)