«Cons­truire une culture de l’ha­bi­tat ru­ral»

Pour Luca Ortelli, l’engouement récent des étudiant-es en architecture pour la ruralité exige du monde académique qu’il rattrape des décennies d’études consacrées à l’urbain et redécouvre l’expérience rurale au prisme des débats écologiques et sociaux contemporains.

Date de publication
27-11-2021

Stéphanie Sonnette: Avez-vous constaté depuis quelques années un regain d’intérêt pour les territoires «ruraux» de la part des étudiant-es en architecture?
Luca Ortelli: Absolument! La culture architecturale telle qu’elle s’est manifestée et réalisée dans les universités européennes et américaines a privilégié depuis des décennies la culture urbaine. Aujourd’hui, on assiste effectivement à un regain d’intérêt pour le rural ou la campagne, surtout de la part des jeunes générations, pour plusieurs raisons, qui sont aussi accentuées par la pandémie de Covid-19.

Que signifie le terme «ruralité» pour vous?
Aujourd’hui, les géographes vous diront que la campagne n’existe pas, que la ruralité n’existe pas : nous sommes tous des urbains qui habitons de manière différente le territoire. Il y a un fond de vérité, mais lorsqu’on est dans un des villages sur lesquels j’ai travaillé cette année avec mes étudiant-es par exemple (le long de la ligne ferroviaire Lausanne - Bercher (LEB), petits villages à la population en croissance, ndlr), on est confronté à un paysage, à une liberté qu’on ne retrouve pas en ville.

L’objectif était de proposer une alternative concrète et réaliste aux quartiers pavillonnaires avec jardins privés et d’imaginer le développement de ces villages par le projet d’architecture, et non par le plan d’aménagement. Aujourd’hui, toute cette zone est réglée par des plans territoriaux qui assument dans chaque commune la forme du zoning : une zone destinée aux villas, le centre du village plus ou moins intouchable, une autre zone réservée aux industries et ainsi de suite. Cette manière de faire risque de mettre en danger la beauté de ces lieux.

Les architectes et les urbanistes sont-ils outillés pour intervenir sur ces territoires?
Si on met de côté les doutes des sociologues et des géographes sur la notion de ruralité, et si on s’en tient aux données physiques des lieux, il y a un manque de connaissances dramatique. Notre culture doit absolument rattraper des décennies d’études qui ont privilégié l’urbain, l’urbanité et les questions de densité, en sous estimant tout ce que la vie «rurale» peut offrir comme thèmes de réflexion, notamment avec l’avènement du télétravail qui ouvre de nouvelles possibilités. Pour l’instant, les étudiants ont du mal à concevoir un logement en dehors d’une traduction plus ou moins maladroite des schémas typologiques urbains «parachutés» à la campagne.

L’autre thème important pour les jeunes générations, c’est la cohabitation, la mise en commun des équipements, et s’il y a un modèle historique de partage, de cohabitation, c’est la vie rurale – mais il est aussi exploré de manière superficielle. Et cette ignorance, ou connaissance partielle, génère un imaginaire rural chez les jeunes générations, une tension vers quelque chose qu’on ne sait pas définir sérieusement.

Mais il n’en a pas toujours été ainsi…
Non, effectivement. Dans les années 1930, dans pratiquement tous les pays européens, des études consacrées à l’architecture rurale témoignaient de la volonté de reconnaître que l’architecture n’était pas seulement l’architecture « d’auteur », ni seulement les monuments, l’urbain, mais aussi une forme d’architecture spontanée qui sera plus tard célébrée par Bernard Rudofsky. Mais tout cela n’a été utilisé que pour nourrir des études géographiques, anthropologiques ou économiques. Du côté des architectes, l’architecture dite vernaculaire a été assumée en tant que modèle formel pour réaliser des villas à la campagne. Il me semble que l’architecture n’a jamais exploré l’expérience rurale au prisme de tous les thèmes dont on discute aujourd’hui : la coopération, les dimensions environnementales, sociales et spatiales. Dans les sociétés rurales, l’acte de construire était tellement important et précieux qu’on admire encore la richesse spatiale de cette architecture, par définition pauvre et sans pedigree, laquelle faisait cependant une utilisation si intelligente et optimale des ressources que nous sommes incapables aujourd’hui de la reproduire, ou seulement de l’utiliser en tant que référence, de modèle.

L’autre grand thème, c’est le rapport à la nature. Aujourd’hui, nous devons penser l’habitat collectif dans le monde rural, caractérisé par une forte présence des éléments naturels, et là encore nous manquons de modèles. Si les architectes ne sont pas vraiment capables de pénétrer les problématiques et de comprendre les potentialités de la thématique du logement collectif, c’est un effet secondaire de la concentration excessive sur les questions d’architecture urbaine.

J’ai la conviction profonde que ces thèmes devraient nourrir le débat architectural dans le futur. Nous devons récupérer des exemples peu connus, oubliés, mis de côté, qui doivent constituer la base d’une étude et d’une interrogation nouvelle. Nous sommes donc au début d’une belle aventure!

Les jeunes générations semblent également beaucoup plus sensibles que les précédentes aux questions constructives, à l’usage de certains matériaux, en lien avec leurs qualités écologiques et leur bilan carbone…
Le phénomène est très positif à mon avis, mais construire en pisé ou en pierre n’a rien d’évident : ces actes exigent une discipline stricte et difficile. Là encore, il manque un approfondissement constructif. Il y a heureusement de plus en plus d’expériences récentes qu’on peut s’approprier. Nous devons aussi enseigner à nos étudiant-es à construire bon marché: l’une des raisons du succès du « retour à la campagne », est aussi que ça coûte moins cher.

Comment le monde académique peut-il intégrer ces problématiques spécifiques aux territoires ruraux?
D’abord, il ne faut pas être cynique comme quelques-uns de mes collègues italiens qui préconisent le retour à la campagne après des décennies de pratique consacrées à l’urbain. Il faut éviter de se poser comme un architecte démiurge expliquant au « peuple » la manière dont il faut vivre aujourd’hui. Les jeunes générations ne courent pas ce risque : il me semble qu’ils sont personnellement impliqués dans toutes les questions d’écologie, d’environnement, et animés par des passions vraies. Ils doivent simplement apprendre à utiliser les moyens nécessaires pour que ce rêve puisse un jour se réaliser.

Au niveau académique, si nous voulons construire une vraie culture de l’habitat « rural », face à la complexité et à la fascination que suscite ce thème, nous devons nous y mettre sérieusement et construire, année après année, un savoir cumulatif.

Luca Ortelli a étudié et enseigné la pratique et la théorie du projet d’architecture à l’EPFL pendant plus de vingt ans.

 

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