Con­tro­verses de den­sité en ter­ri­toire sa­turé

À Genève, on densifierait trop, jusqu’à «sur-densifier». C’est ce qu’expriment les oppositions récentes aux projets d’urbanisation. Pour comprendre ces conflits et leur évolution depuis les années 1970, Luca Piddiu interroge les phases contemporaines du développement urbain genevois et les formes de mobilisation qui leur ont répondu.

Date de publication
18-07-2023
Luca Piddiu
doctorant en urbanisme et aménagement à l’Institut de Gouvernance de l’environnement et de développement territorial (GEDT) de l’Université de Genève

Dans le paysage de l’urbanisme suisse, l’actualité genevoise va de pair avec un certain lexique: conflits, blocage, comité référendaire, votation. Après une série de refus en votation, deux objets ont récemment été acceptés. Les plans localisés de quartier (PLQ) de Bourgogne, en mars, et du secteur Acacias 1, en juin, ont tous deux été validés à plus de 60 %: il faut dire qu’ils concernaient la commune de Genève, là où la densité est la plus élevée, certes, mais où les habitants sont plus réceptifs au discours sur le besoin en logements.

Une petite chronologie non exhaustive des controverses liées aux projets urbains sur les quinze dernières années témoigne du caractère sériel, récurrent, de ces mobilisations (qui ne donnent pas toujours lieu à une démarche référendaire) : le projet des Cherpines en 2010-2012, les Grands Esserts en 2017 (PLQ «Maison de Vessy»); le déclassement du Pré-du-Stand (Grand-Saconnex) en 2019, en même temps que le refus du projet Les Crêts au Petit-Saconnex; ainsi que des projets de densification en zone villa entre 2005 et 2021 (quartiers du Mervelet, de La Chapelle-Les Sciers dans les communes centrales, ou à Versoix, Chêne-Bougeries, Cointrin pour les communes périphériques).

Il semble que les oppositions s’intensifient à mesure que la construction de logements se fait plus pressante à Genève, dès la fin des années 1990 et surtout à partir du début des années 2000. Or l’exiguïté du territoire genevois et la tendance à un modèle de «ville compacte» n’en sont pas les seules causes: la République a ses propres dynamiques (économiques, sociales et urbaines), liées au développement historique des sujets de contestation. Cet article entend observer les transformations du développement urbain genevois (leurs périodes, leurs modèles) et les formes de mobilisation qui leur ont répondu, notamment au regard des critiques déployées par les acteurs de celles-ci. Les séquences retenues vont de 1970 aux controverses plus récentes sur la densité.

1970: des arbres et des espaces libres contre l’automobile

Le début des années 1970 marque la fin de la période faste de croissance démographique d’après-guerre, où se construiront notamment les cités-satellites du Lignon ou des Avanchets dès 1963. L’heure est alors au tout voiture : tangentes et radiales autoroutières, route des Jeunes, voies sur les berges du Rhône et de l’Arve, traversée de la Rade. Cette vision automobile présidera aux plans directeurs Marais (1945-1966) et au plan dit «alvéolaire» (1966) qui imagine une ville très fonctionnelle, compacte, mais réticulaire, faite d’«alvéoles» habitées et de zones industrielles desservies par ces nouvelles voiries.

C’est dans ce contexte d’aspiration à la modernité par l’automobile que les habitants du quartier de Plainpalais se mobilisent de 1970 à 1972 autour de diverses revendications : lors d’une manifestation dans les rues de Genève à l’automne 1970, ils et elles réclament d’abord des espaces de jeux pour la jeunesse. Ce mouvement revendicatif, mené initialement par le Groupement des Parents de Plainpalais, évolue ensuite vers la protection du secteur de la Minoterie, secteur central du quartier abritant un espace vert et des peupliers. Les slogans «des bancs pour les vieux» ou «des terrains de jeu» deviennent rapidement «non à la démolition, non à l’abattage» et la mobilisation regroupe bientôt, autour de Plainpalais, trois autres groupements d’habitants de quartier: Jonction, Pâquis, Eaux-Vives. Sur le site de la Minoterie se succèderont des assemblées et ce qu’on serait aujourd’hui tenté de qualifier d’occupation, les habitants allant jusqu’à grimper aux arbres et en planter, entre autres modes d’action.

Si cette mobilisation est un cas emblématique, c’est qu’elle constitue également le début d’un intérêt suivi – sorte de veille citoyenne – de la part des associations habitantes envers les projets d’aménagement. Rien d’étonnant, à l’époque où diverses mobilisations autour des transformations de quartiers centraux populaires avaient lieu en Europe, que Manuel Castells nommera «luttes urbaines»1. On peut voir s’y déployer un registre environnementaliste, autour des figures de l’arbre (à ne pas couper) et de la «respiration» en ville, suite à l’émergence plus globale des premiers mouvements écologistes. Ce cadrage est relativement nouveau, mais son argumentaire porte sur des questions d’aménagement: les espaces non construits, le besoin d’équipements publics et la lutte contre la démolition de logements accessibles. Le catalyseur n’est pas tant la production de logement que la circulation automobile, le développement ou l’agrandissement de nouvelles voiries. Il en ressort in fine une critique d’un développement urbain spéculatif et de la ville fonctionnaliste et marchande, d’une part, d’un urbanisme descendant, sans prise en compte de l’existant, d’autre part.

Comme le soulignaient D. Joye et V. Kaufmann2, les problèmes posés par l’expansion automobile, et les mobilisations urbaines conséquentes, amèneront la Commission d’urbanisme, après 1975, à mettre l’accent sur le développement des transports publics. De la même manière, plusieurs mouvements issus de communes suburbaines, à la tête desquels l’Association pour la Sauvegarde de Confignon, s’opposeront farouchement à un projet de contournement autoroutier en 1973, parvenant quelques années plus tard à entériner l’enfouissement de la voie.

Dans le même registre, la lutte emblématique des Grottes3, dès 1970, vient se lire au prisme du développement urbain de son époque. Le projet contre lequel les habitants et toutes sortes de militants s’étaient mobilisés est en effet emblématique d’une certaine vision de la ville: un quartier de gare moderne, derrière la gare Cornavin, à très grande densité, et prévoyant le passage automobile en souterrain. Le projet apparaissait alors comme une promesse de modernité face à un quartier au bâti vétuste et abritant une certaine précarité sociale. La mobilisation traduira le refus de la ville fonctionnaliste sur le déclin4, d’une part, et d’un quartier de gare hyper-moderne, d’autre part.

Reprise de la croissance: urgence logement contre protection de la zone agricole

Après une période de relative stabilité des limites urbaines et de stagnation de la production de logements, correspondant aux intentions du Plan directeur cantonal 2015 (en vigueur en 2001), la reprise du développement urbain envisage la planification d’extensions urbaines sur la zone agricole et la zone villa. Les contestations et oppositions vont se concentrer principalement sur les secteurs à densifier en zone agricole déclassée. Entre autres controverses, les habitants de Thônex et de Puplinge se mobiliseront contre les Communaux d’Ambilly (devenus Belle-Terre), projet de 3000 logements (dont une grande partie de HLM). La mobilisation contre ce grand projet donnera lieu à une initiative populaire en 2003, qui sera par la suite invalidée par voie juridique. Le projet prendra plus d’une dizaine d’années de retard suite à de nombreux recours des habitants et à la résistance des élus de Thônex5.

Un jeu de ping-pong se dessine alors entre les partisans des déclassements de zones agricoles et leurs opposants, qui désignent les secteurs centraux du PAV et de la pointe de la Jonction comme secteurs à urbaniser en priorité.

Dans ce clivage gauche-droite et centre-périphérie, le cas des zones-villas est particulier. Prenons celle du Mervelet, située en zone de développement dans le secteur Petit-Saconnex de la commune de Genève. Contre trois projets de PLQ portés par le Canton et projetant des logements collectifs en lieu et place de maisons individuelles, l’association des habitants du Mervelet initie un référendum. Sans succès: les trois plans localisés seront acceptés au niveau communal, chacun à 68 %. Cette situation pousse les associations de propriétaires, telles que Pic-Vert6, à défendre le déclassement de la zone agricole pour éviter la densification de la zone villa. On peut lire, dans La Tribune de Genève du 13 octobre 2006: «Pic-Vert ne s’oppose pas à la construction de logements. Il a soutenu l’initiative pour 15 000 logements pour Genève en déclassant 1 % de la zone agricole, qui n’a d’agricole que son nom.»7 Un positionnement qui serait difficile à défendre pour ce type d’associations aujourd’hui, mais qui témoigne de l’omniprésence et de l’efficacité publique de l’argument de la construction à cette époque. Les levées de bouclier contre la densification des zones villas conduiront en réaction les responsables politiques à des discours prudents («villas urbaines», «mutation progressive»8) dans la justification du plan directeur 2030.

Surdensification: vers une critique de la durabilité urbaine?

Les ambitions d’un développement par «nouveaux quartiers» sur la zone agricole, renouant avec les projets phares des cités-satellites, seront considérablement tempérées après 2014 par le cadre imposé par la LAT et différents changements politiques au Grand Conseil: il faut désormais «densifier vers l’intérieur», «refaire la ville sur la ville» (PDCn 2030). Ainsi, les votations contre les projets Acacias 1 au PAV et Bourgogne symbolisent à elles seules l’opposition à ce que certains nomment une «surdensification». À travers ces controverses, c’est un modèle urbain présenté comme à la fois dense et durable qui est interrogé.

Lors des présentations officielles du quartier et dans les matériaux promotionnels du secteur Acacias, on retrouve une série de principes, qui, par un jeu de synecdoque, décrivent aussi les valeurs d’urbanisme (et d’urbanité) censées être portées par l’ensemble du PAV: mobilité douce au cœur du quartier, espaces d’activité au rez, variation de gabarits et de hauteurs en maintenant une densité. La renaturation de la Drize est le fer de lance argumentatif du projet: traversant le futur PAV, servant la végétalisation, la qualité de vie et la lutte contre le réchauffement climatique. La prise en compte par le Canton d’une série d’observations et de critiques sur le projet initial lors de l’enquête publique, qui conduira à proposer une seconde mouture avec des hauteurs réduites et un espace public central plus généreux, révèle une démarche de projet plus itérative. Elle répond aussi au besoin de consensus politique sur l’un des secteurs clés du PAV. Les porteurs du projet Acacias 1 donnent à voir un projet désirable, auquel les critiques peinent à trouver une alternative en contre-point.

De façon similaire, le projet de Bourgogne faisait lui aussi appel aux principes et valeurs d’un urbanisme durable, opposant quelques jardins individuels à l’accessibilité à tous d’un parc prolongeant la trame verte pénétrant le cœur de Genève. Autres acteurs et alliances politiques et autres stratégies sont à l’œuvre dans ce cas spécifique : les habitants référendaires contre le plan localisé mobilisent des références à la qualité de la biodiversité de leurs jardins, allant jusqu’à personnifier le renard ou la coccinelle censés y élire domicile. Ce recours à des ontologies des «non-humains» est fondamentalement différent des arguments rationalistes (nombre de logements, d’équipements publics) et de la critique des formes urbaines adressés à l’édification du PAV (Acacias 1, Vernets).

Quelles que soient leurs stratégies, les mobilisations actuelles, principalement dans les groupements d’habitants de quartier ayant vu le jour dans les années 1970, peinent à renouveler leur critique, sur le fond, leurs registres d’action, sur la forme, et même les lieux où pourraient s’ancrer d’autres futurs pour (ou contre, dans certains cas) le développement urbain. Entre autres causes, le cadrage des controverses par deux éléments structurants, devenus dominants. Le premier, la crise du logement, est ancien et très ancré dans le débat public. Le second est plus récent: la crise du climat et des solutions techniques censées y répondre. Cette conjonction fait écho à un certain paradigme du développement urbain durable, dans ce que Matthey, Mager et Gaillard9 observaient déjà il y a dix ans à travers la controverse des Cherpines, soit une «modernisation écologique» adossée à une «croissance soutenable». Ces deux cadrages sont pénétrés par une dimension d’urgence. Difficiles à contester, ils semblent ne plus laisser de place à ce que mettaient en jeu les luttes urbaines des années 1970, soit la ville de l’habitant contre la ville de la production (industrielle ou post-industrielle). Les mobilisations, spécifiquement contre les projets d’aménagement, font pourtant ressurgir une critique de la production capitalistique de l’urbain (et de sa financiarisation), sous différentes formes10. Mais ces arguments restent peu audibles face à ce qui détermine aujourd’hui le bien commun de la collectivité urbaine, voire métropolitaine : durabilité, qualité de vie, logement.

Dans le même temps, la critique systématique de la densité et de la croissance urbaine a pris de l’ampleur dans la sphère publique genevoise, peut-être en raison d’une certaine saturation11 du territoire urbain depuis le tournant de 2014, ou d’un sentiment de saturation que la LAT aurait exacerbé. L’émergence de ces critiques constitue donc une contradiction intrinsèque, sans être forcément mécanique, d’une forme contemporaine de développement urbain, comme l’ont été en leur temps le développement fonctionnaliste ou les extensions sur la zone agricole. Ainsi, si la densité et la croissance autour des futurs projets durables sont et continueront à être l’objet de conflits répétés, c’est que ceux-ci, comme d’autres formes de mobilisations avant eux, préfigurent les limites de «la ville sur la ville».

Notes

 

1 Manuel Castells, Luttes urbaines et pouvoir politique, Paris, Maspero, 1975

 

2 Dominique Joye, Vincent Kaufmann, «50 ans d’aménagement du territoire à Genève», Les Annales de la recherche urbaine, n° 80-81, 1998, Gouvernances, pp. 93-100

 

3 Cette lutte est importante à plus d’un titre pour le futur mouvement squat. Ce dernier n’est pas abordé dans le cadre de cet article, par souci de concision et dans la mesure où ce mouvement hétérogène, complexe et multiple ne constitue pas une lutte «contre un projet urbain» à proprement parler. Pour aller plus loin: Elena Cogato-Lanza, Luca Pattaroni, Mischa Piraud, Barbara Tirone, De la différence urbaine. Le quartier des Grottes / Genève, Genève, MētisPresses, coll. Vues d’ensemble, 2013; Philippe Gfeller, Place des Grottes, Lausanne, éditions D’en bas, 2012

 

4 De la différence urbaine. Le quartier des Grottes / Genève, p. 12, op cit.

 

5 Sébastien Lambelet, Régimes urbains 2.0 : gouverner les villes suisses du 21e siècle. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2019, no. SdS 138

 

6 Pic-Vert Assprop Genève est une faîtière des associations d’intérêts des propriétaires individuels. Créée en 1986, elle compte 3000 membres et tire son journal à plus de 10 000 exemplaires.

 

7 Jean-Claude Michellod, «Construisons, mais pas n’importe comment!», Tribune de Genève, 13 octobre 2006, p. 16

 

8 David Gaillard et Laurent Matthey, compte rendu de la table ronde organisée par la FAI avec trois représentants du Département des constructions et technologies de l’information (DCTI) de l’État de Genève: Isabel Girault, directrice générale de l’Office de l’urbanisme; Nicole Surchat-Vial, directrice de la direction des grands projets; Francesco Della Casa, architecte cantonal, «Le plan directeur cantonal 2030, Discuter, dessiner, décider: à la recherche d’un récit commun», Interface, n° 15, février 2012, p. 23.

 

9 Laurent Matthey, Christophe Mager, David Gaillard, Chronique d’une controverse annoncée: le récit d’urbanisme à l’heure du développement urbain durable, Genève, Programme interdisciplinaire de recherches Ville et environnement 2010 (PUCA, MEEDDAT), 2012, 45 p.

 

10 L’endettement du Canton en matière d’opérations immobilières et ce malgré une maîtrise foncière; la grande rentabilité de ces opérations à Genève et la maximisation des droits à bâtir, laissant peu de réserves foncières notamment pour les équipements publics; ou encore la transformation des quartiers centraux et la possible relégation de population (habitants à faibles revenus, professions du secteur secondaire), en dépit de la proportion de logements sociaux projetés.

 

11 Manola Antonioli, Guillaume Drevon, Luc Gwiadzinksi, Vincent Kauffmann, Luca Pattaroni (dir.), Saturations. Individus, collectifs, organisations et territoires à l’épreuve, Seyssinet-Pariset, Elya éditions, 2020

Magazine

Sur ce sujet