Formation à la direction de travaux: en école ou sur le tas
Comment expliquer la scission progressive et historique entre direction architecturale et direction de travaux? Face à ce phénomène que l’on tend à observer de plus en plus, nous nous sommes penchées sur la base du problème: la formation.
À l’ère de la digitalisation, le chantier est la scène où se résout concrètement le projet, il est le lieu où les idées s’incarnent dans la matière. Pourtant, il semblerait que l’apparent antagonisme entre penser et faire ne cesse de s’accentuer. Impossible, donc, d’aborder le thème du chantier sans traiter l’un des points qui cristallisent les tensions les plus vives: la séparation progressive entre direction architecturale (DA) et direction de travaux (DT). Nous en avons discuté avec des directeurs et des directrices de travaux, issues de la filière de l’apprentissage ou au bénéfice d’une formation polytechnique, mais aussi avec des professionnel·les de la construction et des responsables de formation. Si chacun·e perçoit la situation depuis son propre point de vue, tous et toutes nous ont fait part des mêmes préoccupations: un manque criant de personnes qualifiées en direction des travaux, une dévalorisation d’un métier difficile, des lacunes dans la formation.
Comment expliquer la réticence des architectes pour le chantier?
En raison de différents facteurs – qui vont des exigences de construction toujours plus complexes, des méfiances illégitimes de certains maîtres d’ouvrage à l’égard des architectes1, voire de craintes plus ou moins fondées des mandataires –, on observe que de plus en plus de bureaux sont contraints de sous-traiter la réalisation de leur projet.
«Aujourd’hui, on rencontre une forme d’aversion au risque, estime Lionel Rinquet, professeur associé à l’Hepia et président de la SIA Vaud. Les banques ont une certaine responsabilité à l’égard de cette situation: au moment d’octroyer des crédits de construction, elles privilégient les entreprises générales ou totales, pensant éviter les mauvaises surprises. Mais c’est également la responsabilité des architectes, qui sont de moins en moins enclins à assumer la direction des travaux.»
La DT est donc parfois confiée à une autre société que le bureau d’architecture qui a développé le projet. Pragma Partenaires est l’une de ces entreprises qui assument le pilotage de la réalisation, en se portant garantes du respect des coûts, des délais et de la qualité des projets. Pour Mathieu Troillet, associé, ce phénomène n’a rien à voir avec un certain snobisme des architectes à l’égard de la réalisation. Ce chef de projet titulaire d’un CFC de dessinateur en bâtiment et d’une formation en école supérieure (ES) a 30 années d’expérience de chantier derrière lui: «Je ne pense pas que les architectes ne veulent pas faire de DT, ou qu’ils la dédaignent. Ce sont surtout des dynamiques différentes: il est difficile de faire de la DT le matin et des plans de DA l’après-midi, de passer d’un mode à l’autre. Dans les faits, ce sont surtout de petits bureaux qui peuvent se permettre de travailler comme ça.»
Selon lui, en direction de travaux, il y a aussi une question de coût: «Assurer ou non la DT est un choix stratégique, un choix de business plan. Faire de la DT pour un bureau d’architecture de 30 personnes, c’est de l’ordre de 40 % de la prestation de la SIA 102! Donc il faut presque rajouter 40 % d’effectifs. Et lorsqu’un directeur de travaux n’est pas employé sur un chantier, il coûte cher2. C’est rare de disposer d’une personne polyvalente.»
Le chantier, c’est de l’architecture?
De nombreux bureaux d’architectes assument et défendent pourtant la direction de travaux de leurs projets – un phénomène plus marqué en Suisse romande, composée de beaucoup de petites structures, en comparaison avec la Suisse alémanique, où de plus grands bureaux sont implantés3.
Pour Astrid Dettling, architecte EPFL (1986) et associée de dettling péleraux architectes: «Quand on mène un chantier, on fait aussi de l’architecture: beaucoup de bureaux assurent la DT jusqu’à une certaine taille de projet (1-2 mio CHF). Lorsque nous avons eu de plus gros projets (8 mio de CHF, puis 55 mio de CHF), nous avons d’abord cherché conseil et soutien auprès d’économistes de la construction-DT. Mais l’un d’entre eux nous a rassuré: si vous savez gérer un petit chantier, vous savez en mener un grand. Les architectes ont souvent des craintes, mais c’est une erreur. Bien entendu, les maîtres de l’ouvrage sont généralement rassurés lorsque des économistes de la construction sont impliqués dans le projet, mais nos devis étaient parfois plus proches de la rentrée des soumissions que les leurs!»
Astrid Dettling identifie l’entrée en vigueur en 1996 de la loi sur les marchés publics (LMP) (1994) comme un tournant dans la péjoration de la qualité sur les chantiers: le savoir-faire des ouvrier·ères aurait baissé, les exigences strictement financières augmenté. Les entreprises générales et totales auraient également causé du tort en serrant les entreprises sous-traitantes, au détriment du travail bien fait.
Malgré ces difficultés, toute une génération d’architectes, jeunes et moins jeunes, continue de se passionner pour la direction de travaux. C’est ce que constate notamment Antonino Tramparulo, co-fondateur du bureau d’architecture Tempesta Tramparulo. Après son apprentissage, il décroche en 1998 un diplôme d’architecte HES: «De notre génération, nombreux sont celles et ceux qui ont décidé de ne pas faire de la DT – on fait aussi moins de projet lorsqu’on est sur le chantier. Mais pour nous, il est essentiel de ne pas perdre le lien avec le terrain. Je constate qu’une partie des jeunes diplômé·es d’aujourd’hui redécouvrent le chantier: ils·elles forment des collectifs, ont la main et la tête qui travaillent. Et je trouve ça formidable.»
Alors, comment se forme-t-on à la direction de travaux?
La réponse est bien plus complexe que ce à quoi on pourrait s’attendre. «La direction de travaux est l’un de ces métiers où il faut avoir le profil avant les diplômes. Ce n’est pas une pratique dogmatique, chaque chantier appelle une gestion différente. Et ça, c’est la personne, pas le papier, qui te l’apprend», explique Anthony Tauxe. Le jeune homme a été formé en tant que dessinateur architecte il y a dix ans. Aujourd’hui, il gère la section exécution du bureau d’architecture Élément9 et maximmo entreprise générale. Au cours de son parcours, il a expérimenté les nombreuses facettes de la direction de travaux, que ce soit en agence, en entreprise ou dans l’immobilier. Comme beaucoup, il s’est formé «sur le tas»: «J’ai commencé une formation officielle en direction des travaux, mais je ne l’ai pas finie. J’avais déjà vu les 80 % du contenu des cours pendant mon apprentissage: 20 % en tant que dessinateur, 40 % dans la DT, que j’ai eu la chance d’effectuer dans le bureau où j’ai été formé, 20 % grâce à des options complémentaires. J’ai donc complété ma formation seul, avec des cours en ligne sur les thèmes qui m’intéressaient, comme les demandes de garantie ou d’autres aspects juridiques.»
Ce constat est partagé par beaucoup: la formation en école à la direction de travaux n’offre pas forcément plus d’avantages que l’expérience de terrain. Comme le remarque éloquemment Mathieu Troillet de Pragma Partenaires: «Apprendre la direction de travaux dans une salle de classe, c’est comme apprendre à nager dans une salle de classe.»
Pourtant, selon Claude-Eric Egger, professeur ordinaire et responsable de l’école technique de la construction à la HEIA-FR, la formation uniquement en entreprise possède également ses inconvénients: on ne détient pas forcément les outils pour faire face aux situations complexes (suppléments de coûts, questions juridiques, risques…) et, de plus, on risque de se spécialiser uniquement dans le domaine particulier géré par la société (par exemple la conception de villas). «La formation en école est beaucoup plus généraliste, explique Claude-Eric Egger, et elle insiste bien sur le processus décrit dans la norme SIA 118 Conditions générales pour l’exécution des travaux de construction: les étudiant·es ont accès à des cours de droit, d’économie, de gestion… et sont donc mieux outillé·es pour faire face au chantier.»
Les écoles devraient-elles mieux former à la direction de travaux?
Nous avons posé la question directement à l’une des personnes les mieux informées sur le sujet: Muriel Rey est responsable de la filière architecture à la HEIA-FR, architecte (RBRC) et co-présidente de la SIA Fribourg. Elle reconnaît que la direction de travaux s’apprenait jusqu’à maintenant fréquemment «sur le tas», mais admet que cela s’expliquait par des mutations structurelles du monde du travail: «Auparavant, on commençait dans un bureau et on y restait une bonne partie de sa carrière, il s’agissait d’une formation sur le long terme. Maintenant, les jeunes diplômé·es restent 4-5 ans, puis soit partent dans une autre structure, soit montent leur propre entreprise. Les bureaux prennent donc de moins en moins la décision de former leurs employé·es à la direction de travaux. On constate que, dans les bureaux, la plupart des directeur·rices de travaux sont soit à la retraite, soit sur le départ. » Les écoles devraient-elles donc pallier cette lacune?
Aujourd’hui, il n’existe pas de formation à la direction des travaux de niveau HES ou EPF. Bien entendu, quelques cours sont intégrés dans le cursus, mais comme le souligne Muriel Rey, le programme est déjà si dense qu’il est difficile d’accorder une véritable place à la direction de travaux. À l’EPFL, le cours «gestion du projet d’architecture » de Lene Heller vise à donner aux étudiant·es les outils nécessaires pour «comprendre le rôle central de l’architecte dans le processus de réalisation; connaître les grandes différences pour l’architecte entre le mandat traditionnel, celui en entreprise générale ou totale; reconnaître les phases de projet et leur implication; et enfin avoir des notions sur les diverses méthodes de la gestion des coûts, des délais et de la qualité»4. Or, ce cours est donné en troisième année de bachelor… Soit l’année au cours de laquelle une grande partie des étudiant·es est en échange à l’étranger. La direction de travaux serait-elle considérée comme une spécialisation superflue?
Cette compétence n’existe donc actuellement qu’en tant que formation ES, ouverte aux dessinateur·rices orientation architecture ou génie civil. Celle donnée à la HEIA-FR se terminera en 2025 et sera remplacée par un nouveau diplôme EPS (examen professionnel supérieur), décerné au niveau fédéral et demandé par la Société suisse des entrepreneurs. Pourtant, pour la plupart des personnes interrogées, il serait très complémentaire d’avoir deux types de formations: celles pour les apprenti·es et celles pour les étudiant·es de niveau bachelor.
Vers un master en direction de travaux?
Un sondage interne réalisé par la filière d’architecture de la HEIA-FR a permis de déterminer que sur l’ensemble des étudiant·es des trois années bachelor en architecture, environ un tiers souhaiterait aller travailler en bureau, un tiers souhaiterait poursuivre sa formation par un master en architecture, et le dernier tiers serait intéressé à effectuer une formation supplémentaire en direction des travaux… qui aujourd’hui n’existe pas!
En matière de formation de niveau tertiaire pour la direction des travaux, la Suisse n’est pas un cas isolé, comme l’a souligné une analyse environnementale menée par la HEIA-FR: «Les formations d’ingénieur·es dans le domaine de la direction ou la conduite des ouvrages ne sont pas nombreuses en Europe. Ce domaine est généralement attribué à des architectes, des ingénieur·es civil·es, ou des dessinateur·ices du domaine qui se sont spécialisé·es au long de leur parcours professionnel dans cette activité. En France, quelques écoles proposent des formations de niveau bachelor dans le domaine de la direction et de la conduite des travaux. Certaines d’entre elles offrent des formations conduisant au titre de master, comme «Builders for society»5, qui possède plusieurs lieux d’enseignement, et l’école supérieure de conduite de travaux (ESCT): la demande pour ce type de formation serait très forte. En Allemagne, il n’existerait aucune formation de niveau bachelor ou master dans ce domaine.»6
Comme le dit Mathieu Troillet, la DT est un métier difficile, stressant et peu valorisé: les personnes qualifiées partent fréquemment en direction des maîtres d’ouvrage. Même les entreprises générales et totales peinent à recruter des directeur·rices de travaux et c’est pourquoi elles engagent de plus en plus de personnes formées à l’étranger, comme des Français·es.
«La mise en place d’une formation à la direction de travaux doit se coordonner avec les autres écoles en Suisse, affirme Muriel Rey. Pour répondre à ce besoin pressant qui a été exprimé par les associations professionnelles et les entreprises de la construction, il est nécessaire de proposer différents types de formations. Une formation dans le cadre HES, par exemple au niveau master en cours d’emploi ou sous la forme d’un CAS, serait complémentaire aux formations EPS7 existantes, où les participant·es doivent cependant débourser 20-30 000 CHF. Ce sont généralement les entreprises qui paient ces formations pour leurs employé·es, mais les bureaux investissent déjà beaucoup, entre les apprenti·es, les stagiaires… Il serait pertinent que l’État participe à cette charge au travers des hautes écoles.»
L’avenir en chantier
On dit qu’un bon directeur de travaux n’est pas quelqu’un qui élève la voix sur le chantier, mais une personne qui connaît bien son projet. Avec la numérisation croissante, les spécialisations qui ne cessent de se ramifier, le niveau de complexité qui augmente, la direction de travaux deviendra certes une profession de plus en plus recherchée, mais, en l’état, de moins en moins enviée.
L’enthousiasme et l’envie sont pourtant là, chez la relève comme chez les plus ancien·nes: on veut construire en matériaux éco-responsables, proposer de nouvelles manières de faire et de penser, revenir à des chantiers où le bon sens et l’humanité reprennent leurs droits. Mais celles et ceux qui grimpent sur le tas de sable à la force de leurs poignets finiront par s’épuiser si elles et ils ne sont pas soutenu·es par des maîtres d’ouvrage et des banques qui leur font confiance. Si l’on veut se réapproprier une bonne direction de travaux, valorisée et capable de faire face aux défis contemporains, il est nécessaire d’y mettre les moyens.
Merci à Lionel Rinquet, Astrid Dettling, Anthony Tauxe, Claude Eric Egger, Olalla López Cabaleiro, Lene Heller, Mathieu Troillet, Muriel Rey, Antonino Tramparulo et tous les autres professionnel·les pour leurs éclairages pertinents.
Notes
1 Christophe Widerski, «Pour des marchés publics exemplaires», TRACÉS 12/2021
2 7000-8000 CHF par mois pour un·e directeur·rice de travaux junior selon Mathieu Troillet. À titre de comparaison, la CCT du Canton de Vaud fixe le salaire minimal d’un·e architecte master avec 2-3 ans d’expérience à… 6000 CHF par mois.
3 Ce point a été souligné par Muriel Rey, vice-présidente de la SIA Fribourg, lors de l’entretien qu’elle nous a accordé.
4 Extrait du descriptif de cours
6 Extrait de l’analyse environnementale menée par la HEIA-FR concernant la formation de niveau tertiaire à la direction de travaux
7 Examen professionnel supérieur