Grand Genève, Bâle trinationale: deux visions, deux cultures
Depuis plus de 30 ans, les territoires genevois et bâlois tentent d’organiser leur développement en dépassant les frontières. À travers les discours et les outils qu’ils déploient, on voit se dessiner deux cultures de la planification, deux manières de «faire agglomération» ensemble, entre voisins européens.
La fermeture des frontières en mars 2020, provoquée par la pandémie du Covid-19, a été l’occasion de le rappeler: plus de 87000 frontaliers travaillent dans le canton de Genève, et 56000 dans les cantons de Bâle-Ville et Bâle-Campagne (25 000 venant d’Allemagne et 30 000 de France)1.
Moteurs économiques et culturels de territoires transfrontaliers en croissance, les villes-centres de Genève et Bâle concentrent richesses et emplois, dans un pays, la Suisse, où, à emploi égal, un actif habitant Annemasse (FR) ou Lörrach (DE) peut espérer un salaire deux à trois supérieur à celui qu’il percevrait dans son pays. L’effet de frontière ici est saisissant et l’attractivité des centres se voit décuplée par l’ampleur du différentiel économique entre la Suisse et ses voisins européens.
Dans les faits, si ces deux bassins de vie fonctionnent majoritairement sur un modèle concentrique, ils forment aussi un écosystème social, économique et culturel qui ne peut se résumer aux seuls allers-retours domicile-travail. Des milliers d’habitants et de travailleurs vivent ces territoires au quotidien dans leurs multiples composantes, en s’arrangeant avec les frontières.
D’une certaine manière, tout cela fonctionne, et depuis longtemps. Mais avec quelles conséquences sur l’espace vécu? Des flux toujours plus importants, une urbanisation reportée toujours plus loin, l’exclusion d’une partie de la population des centres (loyers élevés, peu d’offre dans le cas de Genève), etc. Le développement de ces deux territoires transfrontaliers a besoin de régulation et, au-delà, d’une vision et d’une envie communes, sous peine d’amplifier encore les inégalités et les nuisances générées par les flux. Voilà une trentaine d’années que Genève et Bâle, et leurs voisins français et allemands, cherchent des stratégies pour contrer l’effet de frontière.
L’invention de la Genève transfrontalière
Pour Sébastien Lambelet, collaborateur scientifique à l’Université de Genève et spécialiste de politique urbaine, «l’élément déclencheur du mode actuel de coopération transfrontalière a sans doute été le rejet de l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE) en 1992. Lors du référendum, la population du canton de Genève a dit oui à 78%, alors que le peuple suisse l’a refusée d’un cheveu. Genève s’est donc retrouvée hors de la zone européenne en construction sans l’avoir du tout anticipé. La classe politique genevoise s’est dit qu’il fallait garder des liens forts avec ses voisins français parce que le canton en avait besoin. Elle a pris conscience à ce moment-là qu’il fallait planifier le territoire ensemble.»
Jusque-là, tous les plans directeurs cantonaux s’arrêtaient sagement aux frontières, et la question des frontaliers semblait avoir été réglée par un accord fiscal entre le canton et les départements français limitrophes datant de 19732. «L’impulsion d’une pensée territoriale est venue des associations3, qui ont suscité le débat pour provoquer la réaction des autorités genevoises et françaises», rappelle Michèle Tranda-Pittion, urbaniste et enseignante à l’Université de Genève. C’est ainsi qu’a émergé en 1997 une première vision transfrontalière «officielle» avec la Charte d’aménagement de l’agglomération transfrontalière franco-valdo-genevoise, qui identifie pour la première fois l’espace du canton de Genève, du district de Nyon et des départements de l’Ain et de la Haute-Savoie comme un échelon de planification.
Bâle trinationale
À Bâle, la coopération frontalière, d’abord informelle et sectorielle, s’institutionnalise à partir des années 1960 sous l’impulsion des milieux économiques bâlois, soucieux de maintenir et de développer leur position nationale et au sein de l’Europe. Ralliés par les responsables politiques des trois pays, ils créent l’association suisse Regio Basiliensis, dont les membres défendent l’ouverture des frontières et soutiennent les projets transfrontaliers.
Trente ans plus tard, en 1995, les collectivités riveraines des trois pays définissent une vision commune de l’organisation future de l’agglomération. L’objectif affiché de ce Concept global de développement, assorti de 32 projets clés, est de «renforcer le rôle de la ville-centre et de l’agglomération trinationale de Bâle dans le réseau des grandes villes européennes, en veillant à une réelle qualité de vie». Mêlant ambitions européennes et souci de la proximité, le concept aspire à «traiter le territoire de façon continue et transversale, à la manière d’une agglomération inscrite dans un pays». Autrement dit: gommer les effets de frontière. Cette manière d’appréhender l’espace est confortée en 2006 dans la Stratégie de développement 2020 élaborée par l’Eurodistrict Trinational de Bâle (ETB)4, qui servira de base au futur projet d’agglomération. C’est dans ce contexte aussi qu’est élaboré par ETH Studio Basel La Suisse – Portrait urbain (2006), qui marque l’adhésion des architectes à ces principes, et leur traduction sur le plan de l’espace vécu.
Projet d’agglo vs AggloProgramm
Au début des années 2000, la Politique des agglomérations de la Confédération5 vient cadrer et définitivement institutionnaliser le développement territorial en imposant aux agglomérations d’élaborer des outils de planification coordonnée des transports, de l’urbanisation et de la gestion du paysage: les projets d’agglomération.
Les objectifs affichés par les projets transfrontaliers bâlois (AggloProgramm) et genevois (Projet d’agglomération franco-valdo-genevois) diffèrent. Le rééquilibrage emploi-habitat entre le centre et sa périphérie française est au cœur du projet genevois. Sur les 200'000 habitants supplémentaires programmés à l’horizon 2030, la moitié seraient censés se loger dans le canton de Genève et 30% des 100'000 nouveaux emplois seraient localisés dans la partie française de l’agglomération. Ces négociations comptables, comme une manière de réparation des inégalités territoriales qui voient les départements français accueillir l’essentiel des nouveaux logements alors que le canton rechigne à en construire, remettent de fait la frontière au cœur des débats. Il y a toujours un côté et l’autre.
«À Bâle, la question de la construction de logements ne se pose pas dans les mêmes termes qu’à Genève, explique Frédéric Duvinage, directeur de l’ETB. Bâle construit et n’a pas de problème pour gérer l’augmentation de sa population. L’enjeu de l’AggloProgramm n’est pas, comme à Genève, l’équilibre emplois/habitants de part et d’autre de la frontière, mais la densification dans les ‹ corridors › – autour du Rhin et de ses vallées –, et dans l’hypercentre trinational, ainsi que le lien entre transport et urbanisme. Ce sont le Rhin et ses affluents qui structurent l’agglomération, pas la frontière». Ostensiblement, dans la formulation de ses objectifs et la terminologie employée6, l’AggloProgramm affiche sa volonté d’affirmer un espace commun, sans frontières, d’intégrer l’ensemble des territoires dans un développement harmonieux et profitable à tous, en termes de retombées économiques comme de qualité de vie.
Deux cultures de la planification
Côté genevois, le Projet d’agglomération témoigne d’une culture de la planification et de l’aménagement du territoire finalement très française – descendante et jacobine –, qui se concrétise à travers de grands projets: l’infrastructure lourde du CEVA récemment livrée et les projets de développement et de renouvellement urbain toujours en cours (Plan-les-Ouates, Cherpines, etc).
Côté bâlois, l’agglomération semble plutôt se construire à partir des projets locaux, concrets, portés par des collectivités ou des acteurs privés. C’est ce qu’a confirmé la création de l’IBA Basel en 2010, chargée de sélectionner et labelliser des projets et d’accompagner leur mise en œuvre7. Cette constellation de projets modèles occupe aujourd’hui le terrain médiatique, relèguant à l’arrière-plan les visions stratégiques de l’AggloProgramm. Frédéric Duvinage confirme: «Ce sont les projets qui sont importants pour les Bâlois », mais il rappelle que « ces projets sont au service de la stratégie définie par l’AggloProgramm, que peu de gens connaissent et qui est peu mise en avant. Pour autant, il n’y a pas d’opposition entre les approches genevoise et bâloise.»
Blocages genevois
Dans l’ouvrage Genève, un projet pour une métropole transfrontalière (2013)8, le groupe Genève, 500 m de ville en plus, évoquait le «déni territorial» genevois: l’habitat rejeté toujours plus loin côté français, « sautant par-dessus la zone dite agricole, objet d’une protection rigoriste », et l’augmentation du trafic automobile des pendulaires qui nourrit l’état d’esprit anti-frontaliers et l’extrême droite. Le refus par le peuple genevois du cofinancement de cinq parcs-relais sur le territoire français en 2014, pour la somme pourtant très raisonnable de 3,1 millions de francs, à l’issue d’un référendum initié par le Mouvement Citoyen Genevois (MCG), est venu confirmer avec éclat ce sentiment anti-français. «Vu depuis Bâle, dit Frédéric Duvinage, ces prises de position sont incompréhensibles.» Dans ce contexte, comment imaginer ensemble un développement d’agglomération équitable?
Sébastien Lambelet rappelle que «le canton a le deal fiscal le plus avantageux avec la France (voir note 2). Ainsi, si Genève créé une place de travail en centre-ville, sans construire de logement, le travailleur va habiter en France, ses enfants iront à l’école en France et toutes ces charges vont incomber aux municipalités françaises. Ce mécanisme représente un bénéfice considérable pour le Canton malgré le fait qu’il rétrocède 3,5% de la masse salariale des frontaliers aux collectivités françaises. Du fait de cet avantage fiscal, Genève n’est que peu incité à construire des logements ou des écoles. Dans les années 1960-1970, la production urbaine à Genève était en phase avec la croissance économique, qui était assumée. À partir du début des années 1970, à la suite des initiatives Schwarzenbach, un mouvement identitaire cherchant à restreindre la part de population étrangère en Suisse, Genève a appuyé sur pause et n’a plus construit qu’environ 1000 logements par an, jusqu’à la fin des années 1990. Si on confronte le nombre de constructions avec la courbe des permis frontaliers, la corrélation est évidente: la croissance a été reportée au-delà de la frontière et elle le reste en grande partie aujourd’hui. Le déficit de logements dans le canton est structurel. Genève a tout intérêt à poursuivre la politique qu’il mène depuis 50 ans: se concentrer sur son développement économique et exporter tout ce qu’il peut construire au-delà de sa couronne agricole.»
Sentiment d’appartenance?
Les visions stratégiques et les projets transfrontaliers parviennent-ils à construire une identité d’agglomération? Les élus, les habitants, se sentent-ils citoyens d’un même territoire? Sébastien Lambelet estime que «pour faire exister le Grand Genève, il manque une volonté politique commune forte, en particulier dans la ville-centre, qui profite pour l’instant de son statut. Pour rééquilibrer les rapports de pouvoir, il faudrait des interdépendances économiques à double sens. Dans certains secteurs, comme l’hospitalier, la dépendance structurelle aux frontaliers existe déjà. La crise du Covid a très bien révélé ces interdépendances, mais elle n’a pas remis en question le déséquilibre structurel qui caractérise la coopération transfrontalière». Quant aux citoyens, Michèle Tranda-Pittion estime « qu’ils ont un usage transfrontalier de l’agglomération très avancé. De là à ce que cet usage se transforme en sentiment d’appartenance, le sujet reste ouvert. J’ose espérer que la nouvelle ligne ferroviaire du CEVA et du Léman Express, en facilitant le passage, la continuité, vont progressivement faire évoluer les choses.»
À Bâle, «la fermeture des frontières lors de la crise sanitaire a été un choc pour les habitants et les élus, explique Frédéric Duvinage, parce que l’agglomération fonctionne vraiment de manière trinationale. Il aura fallu attendre de perdre cette identité d’agglomération pendant quelques mois pour savoir qu’elle existait vraiment. Ce qui fait l’agglomération et son identité, ce sont les infrastructures, et en premier lieu les infrastructures de transport, ponts, bus, tram, train, qui permettent d’aller de l’autre côté. Et le bilinguisme.» Monica Linder-Guarnaccia, directrice générale d’IBA, confirme: «Nous ne sommes pas trois pays, nous sommes dépendants les uns des autres. Ici les familles vivent naturellement au-delà des frontières. Si vous regardez seulement le problème, la pandémie et la fermeture des frontières ont été un désastre. Si vous élargissez votre horizon et pensez positivement, nous avons beaucoup appris de la crise: comment la confiance se construit par exemple. Des compétences ou des structures organisationnelles claires ne sont d’aucune utilité sans confiance. Le plus important dans le processus de l’IBA est que tout le monde est convaincu que les frontières peuvent être dépassées et que la région métropolitaine peut être développée ensemble.»9
Est-ce la confiance qui manque à Genève, laissant le sentiment que la métropole se construit «contre» plutôt qu’« avec » toutes ses forces vives, alors que Bâle revendique de son côté une agglomération inclusive? Les rapports de force entre le canton et ses voisins français ont jusqu’ici obéré la possibilité de reconnaître et d’assumer l’existence d’un territoire binational dont toutes les composantes contribuent au développement et à la richesse. Les citoyens pourtant n’ont pas attendu les infrastructures lourdes et les grands projets d’aménagement, longs à mettre en œuvre et politiquement sensibles, pour faire l’expérience de ces territoires à travers d’autres prismes. Moins visibles, ne produisant pas directement de richesses, l’eau, les mobilités douces, les paysages ou l’agriculture, parce qu’ils sont essentiels au fonctionnement des bassins de vie, sont sources d’interactions fortes entre les pays. Ces sujets sont désormais au cœur des enjeux de la coopération et vont immanquablement « forcer » les projets transnationaux. Les frontières n’arrêtent pas les virus. Elles n’empêchent pas non plus l’eau de couler et les vents de souffler.
Notes
1. Office cantonal de la Statistique Genève, 4e trimestre 2019.
2. Accord franco-suisse du 29 janvier 1973 par lequel le Conseil fédéral et l’État français se sont accordés sur le versement annuel d’une dotation financière par le Canton de Genève aux départements français de l’Ain et de la Haute-Savoie (3,5 % de la masse salariale brute des frontaliers genevois). Les frontaliers travaillant dans le canton étant imposés à la source, cette dotation vient compenser le manque à gagner fiscal des communes françaises qui supportent les charges de résidence de ces travailleurs (scolarité, santé, culture…). Le Comité régional franco-genevois (CRFG) est créé à cette occasion « pour gérer les problèmes de voisinage entre la République et le canton de Genève et les Départements limitrophes de l’Ain et de la Haute-Savoie ».
3. L’Association franco-valdo-genevoise pour le développement des relations interrégionales (AGEDRI) et l’Intergroupe des associations d’architectes (InterAssAr) à Genève.
4. L’association pour le développement durable du territoire de l’agglomération trinationale de Bâle (ATB) avait été créée en 2002 pour étudier la faisabilité des 32 «projets clés». Elle deviendra l’actuel Eurodistrict Trinational de Bâle (ETB) en 2007.
5. Politique des agglomérations de la Confédération
6. «Renforcer l’agglomération trinationale et ses centres urbains en tant que bassin de vie et espace économique attractif de haute qualité environnementale. Ceci comprend le rayonnement international, le sentiment d’appartenance à la même identité et la garantie de la qualité de vie.»
7. Les IBA, Internationale Bauausstellungen (expositions internationales d’architecture), nées en Allemagne au début du 20e siècle, sont des outils de planification et de projet. L’IBA Basel a été créée en 2010 à l’initiative de l’ETB et s’achèvera en 2020. À l’issue d’un appel à projets lancé en 2011, elle a sélectionné 31 propositions, publiques et privées, qu’elle soutient: études, conseil, événements, expo, communication, recherche de financements, mise en réseau des porteurs de projets…
8. Voir Mounir Ayoub, «Genève, projet pour une métropole transfrontalière», TRACÉS n° 1/2016.
9. Voir l’entretien avec Monica Linder-Guarnaccia du 30 juin 2020 par Daniela Dietsche (en allemand)