Habiter, ville et architecture
Après Composition, non composition, architecture et théories, XIXe – XXe siècle (2009) et Précisions sur un état présent de l’architecture (2015), qui couvrait la période 1985-2015, Jacques Lucan entreprend un vaste voyage dans l’histoire contemporaine de l’«habiter», qui ouvre peu de perspectives pour l’avenir.
Dans ce troisième opus paru chez EPFL Press, Habiter, ville et architecture, le théoricien de l’architecture Jacques Lucan s’intéresse au logement de masse, en France et en Europe, un sujet qui a mobilisé pouvoirs publics, architectes, sociologues, philosophes et anthropologues à partir du début du 20e siècle, quand les villes sont devenues les pôles attracteurs que l’on connaît.
À travers l’évocation de nombreux exemples et l’analyse d’opérations iconiques, Lucan constate que les typologies du logement, malgré des expérimentations morphologiques radicales et des manières d’habiter qui ont évolué, ont peu changé en un siècle. Il fait l’hypothèse que «le logement est une réalité vernaculaire, qui se rapporte nécessairement à des types (…), les évolutions n’ayant été, depuis plus d’un siècle, que lentes et somme toute furtives».
L’entreprise à laquelle s’attèle l’auteur est à la fois ambitieuse et modeste. Elle dresse un état des lieux exhaustif des théories, des idéologies et des projets qui ont traversé le siècle jusqu’aux épisodes les plus récents. Ce retour sur les fondamentaux est bienvenu et précieux pour comprendre le monde contemporain: il montre comment les courants se font écho, dans un perpétuel aller-retour entre passé et présent, réminiscences du vernaculaire et/ou de la modernité. C’est didactique, bien documenté, généreux en exemples, plaisant à lire. En ce sens, c’est un très bon manuel pédagogique. Pourtant, approchant des dernières pages, on se demande: au-delà du constat sur la permanence des types, que veut nous dire l’auteur, quel propos défend-il exactement?
L’ouvrage a beau tourner autour de la notion d’«habiter», convoquant des philosophes (Ricoeur), des anthropologues (Lévi-Strauss) et des sociologues (Lefebvre), ce sont les analyses typo-morphologiques qui prennent le dessus sur la compréhension de la manière dont les habitants habitent. Les plans ne disent pas tout et les photographies, génériques, lointaines, ne nous donnent pas l’opportunité de rentrer dans la chair des opérations, pour tenter de comprendre comment elles vivent (voir à titre de comparaison l’iconographie à hauteur d’homme de Lessons for Students in Architecture, d’Herman Hertzberger, 010 Publishers, 1991). Ici l’habitant, et finalement l’«habiter», n’y sont pas.
Lucan reste à distance, il déroule l’histoire quand on attendrait une prise de position critique sur les multiples courants qui ont traversé le siècle. Quels sont les modèles qui ont fait leurs preuves, qui ont traversé le temps et ont su s’adapter à l’évolution des modes d’habiter? Lesquels, avec le recul, faut-il condamner ou pousser plus loin? Peu ou pas de réponse.
À l’image de la neutralité du titre de l’ouvrage, l’auteur nous propose un livre utile mais très sage alors même que la question de l’habiter est d’une actualité brûlante. En un siècle, le monde a changé et les pratiques aussi, qu’elles soient volontaires ou subies: comment «habiter» quand on vit en foyer, dans un logement d’urgence, une passoire thermique ou un immeuble insalubre, un appartement trop petit, trop cher? Comment «habiter» dans le même espace que celui dans lequel on travaille? Comment «cohabiter»? Ces questions en soulèvent une autre: l’évolution de l’habiter est-elle entre les mains des architectes? Est-ce seulement un problème de plans et de typologies? L’ouvrage nous laisse avec ces questionnements, et fait l’impasse sur les multiples expériences qui rendent compte de ces autres modes d’habiter, qu’elles s’incarnent dans des typologies spécifiques (les clusters des coopératives d’habitants en Suisse par exemple), des appropriations et des mutualisations d’espaces communs ou des démarches participatives comme la Zollhaus à Zurich, Erlenmatt à Bâle, Soubeyran à Genève, etc.