La culture du (non) bâti
Que faut-il retenir du colloque Culture du bâti dans l’existant, organisé par la Fondation Culture du bâti en Suisse, à l’EPFL et Plateforme 10, les 23 et 24 novembre dernier? Probablement le fait que de parler du bâti aujourd’hui, c’est surtout parler de tout ce qui l’accompagne: le vide, le vivant, le temps.
L’historienne des sciences Frédérique Aït-Touati l’a dit en introduction, nous ne sommes pas les premiers à avoir construit la Terre : les termites le faisaient déjà bien avant nous. Pour elle comme pour les organisateur·ices du forum, il est temps d’ouvrir le bâti à d’autres disciplines. L’architecture et la construction sont actuellement en première ligne des sujets de durabilité. Mais plus que de durabilité, la chercheuse nous invite à considérer la notion d’habitabilité: nous rendons, dit-elle, la terre invivable. Nous aurions tellement altéré la terre que les sols en ont été transformés en profondeur. Notre emprise terrestre n’aurait pas été qu’horizontale, mais aussi verticale. C’est pourquoi Aït-Toutati nous invite à considérer la zone critique; cette fine pellicule où se concentre la vie terrestre, actuellement gravement menacée. L’autrice de Terra Forma1 inspirait à l’audience une nouvelle manière de regarder, et donc de protéger nos territoires et la biosphère. Quitte à inventer de nouvelles images, quitte à sortir de notre conception écosystémique actuelle, où les ressources de la planète sont encore trop souvent considérées comme des services qu’elle nous offre.
Tables rondes
Oui, le forum sur la culture du bâti dans l’existant a commencé très fort. Fini d’enfoncer des portes ouvertes, les participant·es engagé·es se font les porte-paroles de sujets complexes et controversés. La première table ronde, modérée par l’urbaniste du canton de Genève Ariane Widmer, dressait un inventaire des méthodes actuelles de réemploi. Elle a permis de rassembler aussi bien des personnalités issues de structures pionnières (baubüro in situ, Assemble studio, Structural Xploration Lab–EPFL) que travaillant pour des acteurs majeurs du secteur du bâtiment en Suisse. Comme l’a rappelé Sophie Heu Reignier, responsable du développement immobilier à Genève chez Losinger Marazzi, «c’est notre métier d’être constructeur». Que faire alors, quand on est au cœur même du problème, pour changer de regard et esquisser un nouveau modèle? En appliquant les 6R (Refuse, reduce, repare, re-use, recycle, rot), préconise Benjamin Poignon de baubüro in situ. En donnant de la valeur aux choses d’aujourd’hui, à l’existant, dit Sophie Heu Reignier. «Comment donner une valeur à ce processus? Quelle en est la valeur environnementale?»
La deuxième table ronde portait sur la construction en terre et le réemploi comme alternative. Elle a rassemblé Terrabloc et FAZ architectes, deux acteurs pionniers en Romandie – bien qu’encore tristement solitaires. «On a besoin et on propose un vrai changement de paradigme», ont clamé les architectes en évoquant la baisse constante du nombre d’apprenti·es maçons. Pour développer la filière terre, il y aurait par exemple un potentiel à détourner la norme SIA 266 Construction en maçonnerie, car on rappelle que 4,8 millions de m3 de terres d’excavation sont générés chaque année par les chantiers des cantons de Vaud et de Genève.
Balades
Le matin du deuxième jour a été consacré à une série de balades à la rencontre du patrimoine lausannois (dans l’ouest, à Vidy et autour de la gare). Organisées par la Fondation CUB et Ville en tête, ces promenades sensibilisaient les participant·es à la valeur historique de l’existant. L’après-midi s’est déroulé entre Plateforme 10 et la Rasude, deux sites en mutation qui encadrent la gare de Lausanne, elle-même en travaux. Les workshops proposés par le collectif PAM, l’atelier azar et Ellipsearchitecture ont permis de réexplorer ces lieux, de les mettre en relation avec le tissu bâti existant.
Le mot de la fin a été offert à Thomas Hirschorn, dans une discussion avec Sarah Nichols, professeure à l’EPFL. L’artiste a présenté la «Robert-Walser-Sculpture», une intervention précaire en palettes de bois d’une surface de 1800 m2, qui a animé le parvis de la gare de Bienne en 2019, pendant 86 jours. L’artiste n’entend pas le mot «précaire» de manière négative, mais lui confère, à l’image de l’écrivain Giorgio Agamben, «un aspect fragile et aventureux, à même de maintenir un rapport juste avec le mystère». En invitant Hirschorn au colloque, les organisateur·ices ont proposé de considérer l’existant (Bestand) sous ce même regard. Face à la démolition encore trop importante de notre bâti en Suisse, les mots de Hirschorn résonnent: «Ce n’est pas la matière qui fait que les sculptures tombent, mais le fait qu’elles n’ont pas été faites par amour. C’est l’amour qui fait qu’une sculpture perdure.»
Notes
1 Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes, Axelle Grégoire, Terra Forma – manuel de cartographies potentielles, éditions B42, 2019.
