La matière qui pense: table ronde sur «l’enseignement à l’atelier PopUp»
Un atelier de prototypage dans lequel les étudiant·es expérimentent le projet et sa mise en œuvre à l’échelle 1:1 avec de vrais matériaux. Voilà ce que la filière d’architecture de la HEIA-FR a mis en place depuis 2016 avec l’atelier PopUp.
Cette démarche s’inscrit dans une tradition pédagogique interdisciplinaire et expérimentale, pratiquée à l’époque par le Bauhaus et le Black Mountain College1 et qui de nos jours regagne de l’intérêt comme aux Grands Ateliers2 en France ou au Rural Studio3 en Alabama. L’apprentissage par le faire se situe au cœur de la méthode: les étudiant·es ont l’opportunité de mettre la main à la pâte et s’engagent ainsi directement dans le processus de construction.
C’est en 2014, quand l’EPFL et la HEIA-FR décident de participer au concours Solar Decathlon4, que le projet se précise. Les deux institutions équipent ensemble une ancienne halle de stockage sur le terrain de bluefactory à Fribourg avec tous les outils nécessaires pour en faire un lieu d’expérimentation destiné à l’enseignement et à la recherche: l’atelier PopUp. Depuis 2016, de nombreux projets ont vu le jour dans cet atelier, représentant une partie importante de l’enseignement à la filière d’architecture de la HEIA-FR: workshop d’expérimentations avec des matériaux bio et géo-sourcés, réalisation de mock-ups de projets étudiants, exercices de construction, etc. Une table ronde réunissant quatre enseignants et un diplômé master a été organisée afin de témoigner et d’échanger sur la richesse de ces enseignements.
De la vérification vers l’expérimentation
Au début des études d’architecture à la HEIA-FR, l’exercice Solfège5 propose aux étudiant·es en première année de concevoir et de réaliser une structure avec des lattes de toiture. Dans cet exercice, dessin et fabrication font l’objet d’un va-et-vient continu. Le choix du matériau est imposé et rapidement les esquisses sont enrichies par des maquettes qui permettent d’expérimenter le positionnement des lattes dans l’espace tout en posant la question de la stabilité de la structure. La faisabilité des assemblages et la conception du contreventement sont mises à l’épreuve lors de réalisations à l’échelle réelle: est-il possible de poser une vis sans que le bois n’éclate? Est-il nécessaire de rajouter une latte pour stabiliser la structure? Pour Nicolas Grandjean, enseignant, «les étudiant·es apprennent ainsi à vérifier et à développer un enseignement théorique par des expérimentations physiques en maquette et à l’échelle 1:1».
En deuxième année, les étudiant·es6 réalisent des mock-ups représentant l’angle d’un bâtiment de leur projet. La construction permet de vérifier la faisabilité de leur ouvrage conçu en deux dimensions. Pour y parvenir, ils et elles imaginent la mise en œuvre des matériaux, se documentent et cherchent le conseil d’artisan·es spécialisé·es. C’est un premier pas vers la prise de conscience des limites des matériaux choisis qui permet aussi d’éveiller la curiosité des étudiant·es. L’effort fourni, les difficultés rencontrées et la collaboration avec des spécialistes les rendent conscient·es de l’importance de ces dernier·ères et de leurs savoir-faire.
La conception par le réemploi
Dans la série de séminaires sur le réemploi du Joint Master of Architecture (JMA) organisé par la HEIA-FR7, le lien entre matériaux et projet est encore plus fort. Les étudiant·es sont invité·es à concevoir un pavillon à partir d’un nombre limité d’éléments de construction mis à disposition par La Ressourcerie8. Dans le réemploi, ce sont non seulement le matériau mais également sa forme et ses propriétés en tant qu’élément de construction qui sont donnés. Le renversement du processus de projet – la forme est autant déterminée par l’interaction du concepteur-constructeur avec la matière, que par d’autres paramètres, tels que le lieu ou la fonction – est une caractéristique des projets d’enseignement à l’atelier PopUp.
Le réemploi est également abordé dans certaines académies d’été. Dans l’une d’entre elles, les étudiant·es sont invité·es à développer de nouveaux imaginaires à partir d’objets trouvés9. Pour Giona Bierens de Haan, enseignant, «la construction n’est pas une finalité en soi, mais un outil pour rechercher et explorer à travers l’architecture de nouveaux narratifs sur notre futur. Les étudiant·es doivent apprendre à gérer l’inconnu, les surprises, et à saisir les opportunités du hasard qui contribuent à la genèse du projet». Ce dernier est présenté comme un dialogue entre matière et concepteur10, un processus où l’un influence l’autre.
Les nouveaux matériaux de construction
L’architecture moderne est marquée par le béton et l’acier, des matériaux à haut degré de transformation. Aujourd’hui, les matériaux de construction naturels regagnent du terrain dans la discussion sur la construction durable, un thème central de la filière d’architecture de la HEIA-FR. L’atelier PopUp est l’endroit idéal pour faire découvrir aux étudiant·es ces matériaux dotés d’un faible impact environnemental. Les modes de construction à base de terre, de fibres végétales ou de matériaux de réemploi sont tous trois présentés lors d’un séminaire bloc d’une semaine.
Dans les séminaires Redécouvrir la terre11 et Penser et construire avec des fibres végétales12, les propriétés des matériaux et leur mise en œuvre sont redécouvertes dans un premier temps à travers une série d’exercices ludiques. Dans un deuxième temps, le potentiel constructif et tectonique d’une technique spécifique est exploré dans un projet de groupe. Le but est de chercher plutôt que de savoir: l’expérimentation et l’échec sont les moteurs de la recherche. Il ne s’agit pas de maîtriser une technique de mise en œuvre, mais plutôt d’établir une méthode de recherche et de découvrir des potentiels créatifs. Une telle attitude implique le respect de la matière et des gestes qui initient sa transformation.
L’architecte se rapproche ainsi de l’artisan·e, qui observe la matière, la connaît par le toucher et expérimente ses qualités en la modifiant. Acquérir une connaissance intime de la matière, à la fois sensible et scientifique, et transformer cette compréhension en projet, tel est l’objectif du travail de master de Gaëtan Dousse, présenté pendant la table ronde. Dans un processus patient et méthodique, l’étudiant fraîchement diplomé a mené une série d’investigations sur l’ardoise: son histoire, son exploitation et sa matérialité. Le résultat est une exposition qui documente ses explorations, indique avec beaucoup de poésie les potentiels inédits d’un matériau ancestral et fait émerger une nouvelle voie pour exercer notre métier, mettant en relief la recherche de nouvelles matérialités.
Semer des graines, un enseignement à long terme
Les répercussions du passage des étudiant·es à l’atelier PopUp ne peuvent pas être mesurées objectivement. Julien Hosta, qui a étudié aux Grands Ateliers, affirme que «ce type d’apprentissage a marqué toute une génération d’architectes qui intègrent la question de la matérialité de façon évidente dans leurs projets: en développant une autre relation à la façon de produire». L’atelier PopUp est l’occasion d’aiguiser la sensibilité à la matérialité et de prendre conscience que la discussion avec les spécialistes doit être intégrée très tôt dans la conception. Pour Laurent de Wurstemberger, enseignant, «l’impact se voit dans les yeux brillants des étudiant·es. Je suis convaincu que cet enseignement va mener vers une attitude plus modeste vis-à-vis du projet, où la poésie naît d’une mise en œuvre réussie des matériaux et des proportions.» Dans la discussion qui a suivi les échanges, Michael Fritz, professeur d’histoire à la HEIA-FR, estime que la méthode enseignée à l’atelier PopUp, par l’attention accordée au processus de fabrication, est plus proche de l’architecture vernaculaire que de l’architecture savante. Plus que le travail avec les matériaux, c’est la méthode elle-même qui importe: travailler directement avec la matière nous sensibilise à observer, à écouter, à accepter, et nous amène à accueillir ce qui est déjà là pour nous en inspirer. Enseigner des méthodes plutôt que des certitudes, c’est donner aux étudiant·es des moyens pour faire face à un monde en transformation.
La table ronde a été organisée et modérée par Hani Buri. Elle a rassemblé les enseignants de la filière d’architecture de la HEIA-FR: Giona Bierens de Haan (académie d’été bachelor), Nicolas Grandjean (construction bachelor, séminaire master), Julien Hosta (séminaire master) et Laurent de Wurstemberger (séminaire master), ainsi que Gaëtan Dousse (diplômé master).
Transformer la relation à la matière
«Pendant d’innombrables siècles, l’artisan était celui qui donnait forme à la matière avec respect et soin. À l’abri des tendances et des contre-tendances, ce respect et ce soin sont toujours de bonnes choses.» Une approche sensible et respectueuse, comme l’exprimait si bien Annie Albers en 1964, est une condition nécessaire pour opérer un changement dans notre manière d’aborder la relation à la matière, et donc de pratiquer le projet. Imaginer, découvrir, tester, expérimenter, vérifier, échouer, trouver, partager… Depuis 2016, l’atelier PopUp réoriente l’enseignement de l’architecture à la HEIA-FR en incorporant la dimension expérimentale dans la pédagogie de la construction et du projet. Outre la richesse d’expérimentations constructives et d’explorations conceptuelles, la valeur de cette forme d’apprentissage réside dans sa capacité de développer une attitude et une forme de travail collaboratives. Cette méthode questionne les mécanismes de production de l’architecture et oriente vers des approches durables basées sur le respect et le soin de notre environnement.
La rubrique Tout se transforme est issue du partenariat entre la revue TRACÉS, l’Institut de recherche TRANSFORM et la filière d’architecture de la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR) de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO).
Comité éditorial: Séréna Vanbutsele, Marco Svimbersky, Isabel Concheiro, Valérie Ortlieb, Marc Frochaux, Camille Claessens-Vallet
Notes
1. Le Black Mountain College était une université libre expérimentale, fondée en 1933 près d’Asheville en Caroline du Nord (USA) par John Andrew Rice. Dans un enseignement interdisciplinaire avec une forte intégration des disciplines artistiques, l’expérimentation y jouait un rôle central à l’exemple des dômes géodésiques que Buckminster Fuller construisait avec ses étudiant·es.
2. Construits à l’Isle-d’Abeau, en 2001, Les Grands Ateliers sont un lieu d’expérimentation à l’échelle 1:1 et sont déterminants dans la sensibilisation et la formation d’étudiant·es issu·es principalement d’écoles d’architecture mais également d’écoles d’art, de design et d’ingénierie. Les Grands Ateliers mettent l’accent sur le développement et la transmission de savoir-faire de la construction avec des matériaux naturels. Source: lesgrandsateliers.org
3. Depuis trente ans, Rural Studio, fondé par Dennis K. Ruth et Samuel Mockbee, développe une pédagogie de responsabilité citoyenne et fondée sur le design (design-build studio). Dans la campagne d’Alabama, les équipes d’enseignant·es et étudiant·es conçoivent et construisent des bâtiments pour la communauté et une population dans le besoin. Source: ruralstudio.org
4. Le Solar Decathlon est une compétition interuniversitaire mondiale où les étudiant·es ont pour mission de concevoir et construire le meilleur habitat, en taille réelle et parfaitement opérationnel, qui utilisera le soleil comme unique source d’énergie.
5. Enseignant·es: Antoine Béguin, Alexandre Berset, Sébastien Chaperon, Valentin Deschenaux, Stéphane Emery, Nicolas Grandjean, Cyrill Haymoz, Marie Muck
6. Enseignants: Nicolas Grandjean, Stefan Kuriger, Yves Milani
7. Enseignants: Hani Buri, François Esquivié, Nicolas Grandjean
8. La Ressourcerie est un centre de compétences en réemploi à Fribourg qui collabore régulièrement aux enseignements qui ont lieu à l’atelier PopUp.
9. Académie d’été Nouveaux imaginaires, enseignant: Giona Bierens de Haan
10. L’anthropologue britannique Tim Ingold parle d’un processus de correspondance entre créateur et matière source: Tim Ingold, Faire – Anthropologie, archéologie, art et architecture, éditions Dehors, Bellevaux, 2017
11. Enseignants: Laurent de Wurstemberger, Rodrigo Fernandez
12. Enseignant·es: Alia Bengana, Elsa Cauderay, Julien Hosta