«La pra­tique du des­sin per­met de con­cen­trer une forme d’at­ten­tion»

Engagé comme nouveau professeur assistant au sein de la faculté d’architecture de l’Université de Hong Kong depuis janvier 2020, Guillaume Othenin-Girard a vécu la crise sanitaire avec deux mois d’avances sur nous, dans une ville qui a pris des mesures immédiates et draconiennes pour limiter son impact. Récit d’un enseignement dont la distance et l’attention sont devenus les sujets.

Date de publication
16-04-2020

Comment as-tu vécu la crise sanitaire à Hong Kong?
Je suis arrivé le 6 janvier. On m’a parlé d’une nouvelle forme de pneumonie sévissant à Wuhan au sortir de l‘avion. Indifférent, je dirais presque arrogant, comme pouvait l’être un Européen relativement ignorant des mœurs et antécédents épidémiologiques de la région, je trouvais les mesures plutôt exagérées, ne saisissant pas leur pertinence, ni l’importance du port du masque par exemple, comme geste fondamental dans le rapport à l’autre. Mais à une semaine de la rentrée, la direction de l’école nous a informé que les contacts avec les étudiants seraient impossibles, et là j’ai pris cela très au sérieux.

À ce moment, Hong Kong est toujours en proie à des manifestation, puis devient une métropole confinée. Comment construire un enseignement dans ce contexte?
Comme je m’intéressais déjà au statut d’ «enclave» politique et géographique de Hong Kong, j’avais choisi de proposer La Peste de d’Albert Camus comme ouvrage de référence, avant que n’advienne cet incroyable retournement de situation. Avant mon arrivée, la ville était en effet le théâtre de manifestations sans précédent, la population défendait l’autonomie de Hong Kong selon la formule «Un pays, deux systèmes». Tout-à-coup le virus devenait chez certains Hongkongais la manifestation physique – ou médiatique – du danger potentiel que représente le Parti communiste chinois pour la région administrative spéciale de Hong Kong. La métaphore de superposition des couches politique et sanitaire s’est inversée lorsque la masse humaine qui occupait les rues depuis l’été dernier, s’est vue confinée.

En réaction à ce soudain renversement de paradigme, je me suis focalisé sur la thématique du logement, en m’intéressant de plus près à certaines revendications des manifestants. Les inégalités quant au droit fondamental et à l’accès au logement sont un réel problème à Hong Kong. Il s’agit de l’une des sources principales de mécontentement de la population: les loyers sont devenus tellement inabordables que les jeunes n’y entrevoient pas leur avenir avec un salaire de début de carrière, et les plus âgés se voient contraints de quitter la ville. Or, le Gouvernement de Hong Kong est l’un des plus grands propriétaires terriens du monde, même si, en réalité, il s’agit du monopole formé par les sept mêmes « familles » de promoteurs qui construisent depuis les années 1970, en raison d’un règlement datant de l’occupation anglaise garantissant la possession d’un terrain pendant 99 ans et une reconduction systématique des baux. Le territoire est construit à environ 30%, dans lesquels il faut compter l’industrie et les régions rurales. Mais le plus surprenant est que sur les 8 mio d’habitants de la métropole, il y en a 7 qui vivent sur une surface équivalente au 1 mio restant, concentré majoritairement dans les zones rurales du nord, au sein des Nouveaux Territoires. Il faut ajouter à cela un phénomène de gentrification à grande échelle venant de Chine continentale.

Je voulais aborder cette problématique en partant d’un précédent existant, à savoir Mei Foo Sun Chuen, le plus ancien complexe de logements privés (Private Housing Estate) de Hong Kong, soit 99 tours construites en huit phases successives de 1965 à1978 en récupérant des terres sur la mer – symbole de l’émergence d’une classe moyenne Hongkongaise. C’est un site surprenant de par la justesse de ses proportions, le dédoublement des surfaces horizontales et la juxtaposition de programmes communs et activités commerciales situés au sein des socles. Je proposais aux étudiants de faire des hypothèses de densification de ce quartier extrêmement populaire, sans en perdre les qualités intrinsèques : la richesse programmatique de ses podiums, ainsi que la vie fascinante se déroulant le long des ruelles et autres passages intérieurs. Or, avec l’épidémie, la question se pose soudainement d’une autre manière : comment penser une architecture de la promiscuité là où le vivre ensemble, le collectif devient menace pour le domestique et où la notion d’intérieur est synonyme d’une architecture de la sécurité? Hong Kong est une ville qui n’a que la promiscuité, à la fois comme contrainte et comme solution.

Comment avez-vous intégré l’arrivée de l’épidémie dans ce travail?
Il m’était impossible de continuer mon enseignement sans prendre en compte cette situation unique, à la fois du point de vue de la ville, celui des étudiants et d’une certaine manière utiliser les réflexions nourries par mon propre confinement.

Nous avons réagi quant à la décision du gouvernement de transformer un ancien village situé en face de Mei Foo en zone de quarantaine. Mei Foo est déjà pour ainsi dire une ville dans la ville: on y trouve des supermarchés, des parcs, des cinémas et autres bowlings, jusqu’à une station de métro directement intégrée au complexe – une forme d’utopie pour 80000 personnes. Avec l’épidémie, elle est devenue enclave. Les accès aux socles, et autres podiums ont été bloqués par les habitants qui sont descendus dans la rue, afin de protester contre la transformation de ce village en zone de quarantaine. En outre, il y avait cette rumeur que le Covid-19 se transmettrait via les tuyauteries (sur la base d’un cas avéré lié à un mauvais entretien des canalisations). Ce qui a renforcé cette sensation de panique et d’isolationnisme, où proximité égal danger.

Hong Kong, comme Singapour ou Taiwan, est citée parmi les grandes villes qui ont su le mieux maîtriser l’épidémie. Comment ce résultat a-t-il été obtenu?
Il suffit de jeter un œil sur le site du gouvernement pour comprendre. On y trouve le nombre de cas diagnostiqués en direct. Chaque cas fait état de l’âge de la personne, la date du diagnostic, le nom du bâtiment où elle réside et l’hôpital où elle a été admise. Mon bâtiment est représenté par le cas n° 135. Depuis que ce point rouge est apparu sur la carte, j’ai été mis en « quatorzaine » par l’école. Impossible de retourner sur le campus.

Hong Kong, après deux mois d’épidémie, ce sont 4 morts en tout sur 317 cas [ndlr: ce nombre dépasse désormais 800 – le nombre de décès reste inchangé]. On parle d’une ville aussi grande que la Suisse.

Pourtant, on parle désormais d’une seconde vague de contagions en Asie.
Il ne s’agit pas à proprement parler de la fameuse deuxième vague, qui est je crois générée au sein même de la communauté. Cette nouvelle hausse de contamination s’explique par le retour de personnes en provenance d’Europe et des Etats-Unis, majoritairement des étudiants sur le retour, ou les résidents ayant fuit Hong Kong, croyant la ville trop vulnérable face au virus de par sa densité, cette dernière étant paradoxalement l’un des endroits les plus sûr grâce à la diligence et à l’expérience de ses habitants. Ce qui inquiète, est que nombre de nouveaux cas en une semaine équivaut à ceux diagnostiqués depuis deux mois et ces derniers sont plus difficilement identifiables. Désormais il y a un dépistage systématique, ainsi qu’un auto-confinement de 14 jours pour tout arrivant.

C’est un nouvel effort, dans le sens où nous commencions enfin à relâcher la pression après deux mois de tension. Bien que je nous estime incroyablement chanceux en comparaison de la situation difficile à laquelle l’Europe et le reste du monde fait face. Je réalise aujourd’hui que je suis allé à la rencontre d’une nouvelle mémoire collective. J’étais dans l’ignorance européenne qui n’a pas connu l’épidémie du SRAS en 2003-2004. Avec celle-ci, les habitants ont acquis une responsabilité civique très forte: et ce dès les premiers jours du Covid-19, ils portent tous des masques, se désinfectent les mains en permanence et respectent les distances. Les boutons d’ascenseur et les poignées de portes sont désinfectés toutes les deux heures. Et cela a son effet: l’université fonctionne encore – certes avec un effectif réduit. Le SRAS a été un traumatisme, mais il s’avère aujourd’hui salvateur. L’Europe n’a plus accès à ces souvenirs.

Donc les populations ont bien accueilli les mesures de leur gouvernement – que certains en Europe jugent excessives?
Non, cela va plus loin. La population a pris instinctivement des mesures plus fortes que son gouvernement. Il y a eu par exemple un débat entre la population menée par une grève du corps hospitalier, qui exigeait la fermeture des frontières avec la Chine, et le gouvernement qui le refusait. Le racisme «anti Chine» qu’on a pu voir en Occident au début de la propagation du virus était également présent à Hong Kong, mais sous la forme d’une proximité géographique, essentiellement orientée contre les territoires situés à sa frontière: on avait peur que les habitants de Shenzhen ne viennent remplir les hôpitaux Hongkongais, où le système de santé y est très réputé. Cet afflux a eu des conséquences, mais le gouvernement rappelait qu’il y avait plus de mouvements dans le sens inverse, à savoir les habitants de Hong Kong se rendant à Shenzhen pour y travailler.

Ici, la situation s’est totalement retournée. Le gouvernement promeut le port du masque, alors qu’il y a 6 mois ce dernier était interdit, car faisant partie de la panoplie indispensable à tout manifestant afin d’empêcher la reconnaissance faciale des caméras de surveillance. Le balcon qui, il y a encore peu, servait de porte-à-faux domestique afin de clamer ses revendications et remontrances à la face du gouvernement, devient soudain ce nouveau dispositif social où voisins et habitants s’y retrouvent pour créer une illusion du collectif et applaudir le personnel médical.

Comment avez-vous vécu le confinement au sein de l’atelier?
Deux de mes étudiantes ont été mises en quatorzaine au début du semestre. Elles ne pouvaient pas sortir de leur chambre et devaient rendre compte de leur géolocalisation à la police tous les matins et soirs. Maintenant, on emploie des bracelets électroniques. La surveillance est très présente et elle cautionne la politique dirigiste du gouvernement. Ce qui m’a particulièrement touché, fut d’être témoin de la désillusion à laquelle certains de mes étudiants venant de Chine continentale ont dû faire face, lorsqu’ils réalisaient que les faits véhiculés par l’information officielle du régime différaient de ceux rapportés par leur famille.

Comment traduire cette situation de crise comme enseignant?
En travaillant sur la notion d’attention. Le thème m’est venu à la lecture de Mademoiselle, la série d’entretiens mené par Bruno Monsaingeon avec la pianiste, cheffe d’orchestre et grande pédagogue Nadia Boulanger. J’y vois un parallèle dans ma manière d’aborder le dessin.

Nous vivons sous le joug de l’instantané, dans un contexte d’extrême communication qui, je crois, nous éloigne précisément de l’instant, ou plutôt nous empêche de saisir et de réfléchir le moment vécu. D’où l’importance que j’accorde à cette recherche de l’attention, afin peut-être de générer une intention. Ce fut une manière de ne pas céder à la panique et à l’hystérie environnante, mais de respecter un certain ordre des choses: 1) observer, 2) comprendre, 3) agir. Le dessin a cela de fantastique qu’il nous permet de compresser ces trois phases et d’agir à distance, d’être à distance. En outre le dessin nous projette au-delà des faits, et nous aide à comprendre les enjeux qui se cachent derrière.

Je crois qu’il y va de la responsabilité de chacun de se saisir de cette situation unique pour traverser le confinement. Il faut se domicilier en soi-même afin de conserver une forme d’attention et un regard critique. C’est cela que je voulais aborder avec mes étudiants : le dessin comme outil, afin de trouver des solutions en soi-même.

Concrètement, à quoi ressemblent les projets que travaillent les étudiants?
Comme les étudiants sont confinés dans leurs appartements (et on ne peut pas dire que l’espace domestique à Hong Kong soit très généreux), je leur ai proposé de s’extraire de cette condition par le dessin. Cela nécessite une certaine forme d’endurance et de combattivité dans l’idée de retourner tous les jours à sa planche, ce d’autant qu’on est seul et par conséquent privé de l’énergie générée par l’atmosphère de l’atelier.

Concevoir du logement, c’est concevoir la ville. En repensant la cellule domestique, on repense le paysage urbain. Je voulais nous faire travailler simultanément sur l’échelle urbaine, voire territoriale, celle de Mei Foo, et l’échelle de la pièce de vie, sans les dissocier. Au début du confinement, cela a fonctionné : certains étudiants se concentraient sur leur cellule, d’autres sur l’enclave de Mei Foo.

Une étudiante, Yin, a produit une superbe analyse de cette situation dans son dessin. Elle représente Mei Foo comme enclave ou cité fortifiée, entourée par des systèmes de distribution: la station souterraine de métro, le pont autoroutier, les routes, et le village en quarantaine. Le plan, situé au niveau des derniers étages des immeubles, coupe les montagnes avoisinantes.

Pensez-vous obtenir des résultats intéressants pendant ce semestre?

Il est difficile de garder une telle densité de concentration sur un semestre entier quand nous sommes dans l’impossibilité de nous projeter à plus de deux semaines. Personne n’est en mesure de dire combien de temps la situation va durer. C’est cela qui est terrible avec l’épidémie: le flou, ne pas savoir combien de temps on sera confiné. Nous avons donc improvisé, laissant aussi une place à l’inattendu, accueillant les événements au fil des semaines. Le point positif est que nous sommes désormais tous à équidistance les uns des autres : que ce soit à Hong Kong ou à Zurich, j’ai la chance de pouvoir inviter quelques collègues et autres intervenants, qui viennent enrichir nos conversations.

Mais certains travaux exceptionnels sont également nés de ces circonstances. Pendant les manifestations, un de mes étudiants traçait les mouvements de la police et des manifestants en temps réel pour aider les habitants et spectateurs à évacuer les lieux en toute sécurité. Quand le virus est arrivé, il a utilisé la même technique afin de suivre les agissements des personnes contaminées, créant ainsi une lecture narrative du phénomène. Nous présentons ce travail mais en prenant des précautions pour conserver son anonymat.

Comment enseigner dans un environnement 100% digital?
La découverte du concept board (conceptboard.com) a été providentielle. Il s’agit d’un immense mur en ligne, sur lequel on peut afficher des dessins, poster des vidéos, créer des conversations, et que je peux annoter spontanément. L’application s’assimile donc à un atelier digital, un espace dans lequel on peut se balader et retrouver une cohésion de groupe. Évidemment, cela reste digital, on sera toujours plus performant avec un crayon et du papier. Mais au moins les échanges avec le groupe demeurent.

L’application ajoute une dimension supplémentaire au mur d’affichage : la mémoire. Il peut conserver une trace de ce qui avait été affiché plusieurs semaines auparavant. Sur le concept board, il y a un espace où les étudiants postent le processus, les différents rendus intermédiaires, et un autre qu’ils organisent en fonction des critiques. Chaque “image” est porteuse d’une pensée, un développement, placer ses dessins dans l’espace permet donc de réfléchir collectivement, et de conserver une narration partagée du projet. Le dessin doit servir à construire une pensée et un regard critique sur une situation donnée.

Afin de ne pas perdre la notion d’échelle, je demande systématiquement à mes étudiants d’imprimer leurs dessins. Ensuite les fichiers sont téléchargés sur le mur avec un format et une résolution prédéfinie, ce qui permet de conserver sur le concept board les proportions originales.

Évidemment, cela prend beaucoup de temps, bien plus qu’avec un véritable enseignement en face à face, mais cela vaut le coup dans cette situation. Il faut comprendre une chose: je n’ai jamais rencontré mes étudiants.

Et maintenant, comment allez-vous terminer ce semestre si particulier?
Comme une personne a été infectée dans mon immeuble, je suis à mon tour en quatorzaine. Je me retrouve dans la même situation que mes étudiants, confiné « au dehors » de l’université. Or, il y a dix jours, quelques embryons de protestations ont repris à Hong Kong, sitôt que l’épidémie s’est un peu relâchée. La situation, même ralentie, reste tendue.

Et je reviens au texte de Camus, qui est plus que pertinent dans son analyse des systèmes politiques et dans sa manière de métaboliser la peste comme source du démantèlement du collectif. L’épidémie révèle et intensifie les fragilités dans le rapport à l’altérité. Il est si facile d’exclure l’autre et de projeter sur lui le mal qui nous attend, en lieu et la place de se considérer comme faisant partie du corps malade. Le président de la République Française parle de « guerre », je trouve cette terminologie des plus curieuses : l’ennemi devient-il le proche, la famille, l’ami, le voisin, voire soi-même? La maison est protectrice, alors que le miroir de l’autre devient menaçant.

Dans ce contexte, le «restez chez-vous» est à prendre avec précaution, car si je comprends bien la nécessité évidente et le devoir citoyen du confinement, qui reste un privilège en soi, ce dernier peut s’avérer être un raccourci dangereux sur la durée, notamment quand on sait les dégâts déjà occasionnés par la sphère du domestique sur l’espace commun. Lorsque l’architecture prend une signification publique, elle est toujours comprise, voire jugée, au travers du prisme du domestique, alors que c’est là précisément le lieu où les liens invisibles se tissent et la culture du vivre ensemble se bâtit.

Atelier de projet de 4e année, 11 étudiants
Software: conceptboard.com
Site web utilisé : Chp-dashboard.geodata.gov.hk

Guillaume Othenin-Girard, Professeur assistant à l’Université de Hong Kong

Dossier COVID-19 - Liste des témoignages:

 

La culture du bâti face à l’urgence du Covid-19 - La parole aux professionnels

 

La crise sanitaire et économique que nous traversons actuellement frappe l'ensemble des secteurs professionnels et notamment celui du bâti. Pour évaluer l'impact de cette urgence dans le domaine de l'architecture, Espazium donne la parole aux professionnels du domaine afin qu’ils témoignent de manière personnelle de leur nouvelle organisation, de leur difficulté et – puisque toute crise révèle les forces mais également les failles des systèmes – qu’ils nous fassent part de leurs réflexions sur leur métier. Pour ne pas oublier, et dans l’espoir que ces témoignages aideront à mener une véritable réflexion de fond afin que tout ne redevienne pas comme avant une fois que le virus aura été vaincu.

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