L'ar­chi­tec­ture au Ja­pon après le krach de 1989

Le Japon a résisté à de nombreux cycles de crises et de reprises – l’après-guerre, l’après-séisme, la période post-moderne, l’éclatement de la bulle, etc. – mais l’analyse que Thomas Daniell consacre à la période qui a suivi la crise de 1989 est loin d’être une autopsie. L’instabilité de l’environnement urbain au Japon est source de nombreux défis et potentialités pour l’architecture, porteuse selon lui d’une vitalité tout à fait prometteuse.

 

Date de publication
28-06-2017
Revision
30-06-2017

Je me suis installé au Japon au mois de juin 1992, à une période où le pays commençait tout juste à appréhender les effets de l’éclatement de la bulle économique. La folie spéculative de la fin des années 1980 et du début des années 1990 a créé une bulle qui n’a cessé d’enfler, transformant la nation en un moteur économique impossible à arrêter. Au cours des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’économie du Japon a connu une croissance spectaculaire, mais c’est la déréglementation des taux d’intérêt bancaires décidée en 1985 qui a fait tourner ce moteur en surrégime: subitement, les Japonais se sont mis à acheter au prix fort de l’immobilier dans le monde entier, à prendre des parts majoritaires dans de gros groupes internationaux et à accrocher sur les murs des salles de réunion privées de Tokyo des œuvres canoniques de l’art occidental. Parallèlement à ces dépenses plus ou moins absurdes et funestes, l’économie nippone a toutefois été en mesure de soutenir une quantité sans précédent de projets architecturaux innovants. La bulle a non seulement donné l’opportunité à de jeunes architectes japonais de talent de faire leurs preuves, mais elle a également offert à des figures de l’avant-garde occidentale – à cette époque, beaucoup avaient dû se rabattre sur de la paper architecture – la possibilité de répondre à des commandes pour construire au Japon dans les meilleures conditions. La grande qualité des bâtiments construits n’était pas seulement due à des fonds apparemment illimités; l’industrie de la construction au Japon a constamment fait montre de l’intelligence, des compétences et de l’esprit d’initiative requis pour concevoir et concrétiser des visions architecturales avec une précision irréprochable.

Fin de partie


Au début des années 1990, le rêve était fini. Consciente que cette croissance économique phénoménale était en grande partie fondée sur des prêts immobiliers surévalués, la Banque du Japon a relevé ses taux d’intérêt le jour de Noël 1989, entraînant une série de relèvements de taux qui, malencontreusement, a déclenché un krach boursier catastrophique, même si celui-ci a été graduel. Dans l’année qui a suivi, toute l’économie du Japon s’est tranquillement laissée entraîner dans une déferlante, marquant le début de ce qu’on a appelé la «décennie perdue». Au début de l’année 1995, la crise économique a été aggravée par deux catastrophes, aussi meurtrières qu’imprévisibles, l’une naturelle et l’autre humaine: le tremblement de terre de Kobe et l’attaque au gaz toxique dans le métro de Tokyo par des terroristes religieux.
Ces événements ont coïncidé avec une série de scandales liés à des offres truquées dans le secteur du bâtiment. Le monde architectural a été profondément affecté par tous ces aléas cumulés, même si les opportunités architecturales délirantes (et financées par l’Etat) n’ont pas immédiatement disparu. Les projets de construction de grande ampleur sont très difficiles à mettre en place, mais une fois commencés, leurs fondations et les intérêts particuliers sous-jacents les rendent tout aussi difficiles à interrompre. Pendant les pires années de la crise qui ont suivi l’éclatement de la bulle, ces golems indésirables ont poursuivi leur course folle jusqu’au bout. Ils ont même engendré leur propre épithète, celle de  bubbly» («gonflé»), utilisée par Arata Isozaki pour décrire le spectaculaire Tokyo International Forum de Rafael Viñoly (concours 1989, réalisation 1996).
Même si ce type de grands projets n’a pas été abandonné, le rythme des nouvelles constructions a considérablement ralenti. L’expérimentation pour l’expérimentation est devenue plus difficile à justifier. La reconversion de bâtiments existants s’est imposée comme une nécessité pressante plutôt que comme un choix romantique. Symboliquement, la fin du gaspillage pendant la bulle immobilière s’est traduite, en 1995, par la décision de Yukio Aoshima, gouverneur de Tokyo, de tenir sa promesse électorale et d’annuler l’Exposition universelle de la ville prévue en 1996. Celle-ci devait accueillir, sur des parcelles réaménagées dans le quartier d’Odaiba, sur les quais de Tokyo, un incroyable ensemble de structures expérimentales conçues par un groupe de jeunes architectes innovants sous la direction de Toyo Ito. Même aujourd’hui, quand on traverse la baie de Tokyo en direction de l’aéroport de Haneda, on peut encore voir les traces du moment où l’argent s’est évaporé: des gares et d’autres grosses infrastructures érigées au milieu de parcelles curieusement vides.
Les grands projets publics n’ont jamais complètement disparu, mais les hommes politiques comme les citoyens ont commencé à être plus sourcilleux sur les questions de budget et d’objectifs. La médiathèque de Sendai par Toyo Ito (concours 1995, réalisation 2001) illustre parfaitement ce genre de nouveaux projets intégrant une participation publique dès le début du processus de conception. Alors que les systèmes des concours et des consultations pour les projets publics se dotaient de nouvelles normes, la proposition de conception sans doute la plus provocatrice d’Ito a été de la considérer comme un prototype, un modèle structurel pour les futurs bâtiments publics.

Génération Bow-Wow


La crise a offert également une sorte de répit à la démesure qui l’a précédée, un temps pour repenser le rôle de l’architecte et, littéralement, tirer un bilan de ce qu’était devenue la ville. C’est dans cet environnement que s’est développée la génération Bow-Wow, une expression inventée par le critique Akira Suzuki en hommage à l’Atelier Bow-Wow de Tokyo, l’agence d’architecture et de recherche fondée par Yoshiharu Tsukamoto et Momoyo Kajima en 1992. N’ayant pas accès à des projets de très grande ampleur ou à gros budget, ni même à des projets tout court, l’Atelier Bow-Wow et ses pairs ont démarré leur carrière en menant un «travail de terrain», des analyses empiriques et détaillées des conditions urbaines qu’ils observaient autour d’eux.
Cette approche n’était pas sans précédent: en 1986, l’historien de l’architecture Terunobu Fujimori a formé un groupe d’architectes tout aussi motivés, appelé Rojo Kansatsu Gakkai (la société de l’observation de la chaussée). A la manière des situationnistes, ils déambulaient dans les rues du Japon, prenant note de choses trop ordinaires pour être remarquées par une personne lambda. Leur documentation photographique des scènes étranges dont ils étaient témoins a été le point de départ de deux textes importants publiés par l’atelier, Made in Tokyo (Kajima, 2001) et Pet Architecture (World Photo Press, 2002), des inventaires drôles et intelligents de tous les rebuts produits par plusieurs décennies d’industrialisation et d’urbanisation galopantes. Quand de vrais projets de construction ont commencé à voir le jour, la génération Bow-Wow était déjà en possession d’un corpus intellectuel pour se saisir de ce contexte. Très vite, elle a démontré sa capacité à transformer un environnement problématique en une véritable source d’invention.

Retour à l’ordinaire


Cette approche a coïncidé avec de nouvelles manières d’appréhender la ville au lendemain de l’éclatement de la bulle. Ainsi, les photographies de Takashi Homma dans «Tokyo Suburbia» nous montrent un autre Japon, mettant l’accent sur des éléments de réalité tellement omniprésents qu’ils avaient disparu dans l’inconscient collectif. C’est la surprise discrète de l’ordinaire: le Japon dans sa banalité quotidienne, avec un éclairage fort, une focale nette et précise, un bon équilibre, des couleurs et des contrastes corrigés, sans drame ni dynamisme, quasiment sans cadre. Momoyo Kajima note que les photos de Tokyo Suburbia «refusent la juxtaposition facile de l’ancien et du nouveau, de l’Asiatique et du moderne, typique des photographies du paysage urbain nippon. Elles évitent l’écueil des couchers de soleil rétro-éclairés sur les tours d’immeubles.... En quête de nouvelles manières de voir et de lire, ces paysages photographiques sont une nouvelle occasion de découvrir et de redéfinir la communication. [... ] »1.
S’il fallait trouver un thème commun à l’œuvre disparate de la jeune génération des architectes japonais dans les années 1990, ce serait les relations contextuelles. Il ne s’agit pas d’un rejet des méthodes de leurs prédécesseurs, qui sont leurs anciens professeurs et employeurs, mais d’un processus inévitable d’extension et d’adaptation. Si les extérieurs renforcés et les intérieurs hermétiques, typiques de la production architecturale japonaise des années 1970 et 1980, sont encore présents, un nouveau rapport à la transparence est apparu, tentant de relier l’intérieur et l’extérieur. Une nouvelle forme est née en réponse aux bâtiments adjacents; l’espace intérieur est pratiquement relié aux vues extérieures ainsi qu’aux cours intérieures. Même quand l’espace est dépourvu de vraies fenêtres, des relations contextuelles sont créées et maintenues par des saillies ou des cavités dans des murs très épais, par des fentes interstitielles ou des surfaces translucides. Il est vrai que l’environnement n’est pas tout à fait le même – pour une bonne part, ces réalisations ont été entreprises dans des quartiers périphériques, à distance de la congestion des centres-villes. Le contexte y est plus serein, plus ouvert, plus généreux. Il est vrai également qu’après la crise, les budgets de construction ont été réduits; aussi les matériaux sont-ils plus simples, les finitions moins nettes, et, peut-être et surtout, les espaces plus restreints. En l’absence de place pour une élaboration spatiale, c’est souvent aux espaces extérieurs que la complexité et l’intérêt visuel doivent être empruntés.
En définitive, peut-être s’agit-il tout simplement d’humilité, d’un rejet de l’exubérance et de l’assurance de la génération précédente. Même si ces architectes réalisent parfois des architectures monumentales, ils ont de moins en moins tendance à revendiquer la création de réalisations singulières ou en leur nom. Leurs bâtiments cherchent à s’intégrer à la rue, à la ville, à la société2.

Sortir des clichés


Avec la génération Bow-Wow, le discours de l’architecture nippone s’est déplacé, passant d’un intérêt pour l’intensité urbaine et kaléidoscopique à un examen plus pragmatique et plus modeste des modèles d’habitat urbain et suburbain, sans parler des pratiques liées à la vie quotidienne. Jusqu’à présent, le bilan est extrêmement positif, même s’il semble que les vieux clichés sur le chaos hyper-métropolitain aient simplement laissé la place à un nouveau type de clichés sur le pragmatisme hyper-suburbain. Pourtant, même cette approche montre des signes d’essoufflement, ou du moins semble avoir été remplacée par des techniques et des intérêts nouveaux. Le plaisir libérateur et pervers que la génération Bow-Wow a trouvé dans l’exploitation contre-intuitive des contraintes tend à devenir une prophétie auto-réalisatrice. La réflexion ironique sur une réalité banale risque de devenir impossible à distinguer de la réalité elle-même. Sans aucun doute, l’avenir de l’architecture japonaise repose sur un amalgame entre l’intelligence habile des architectes post-bulle (mais avec moins de banalité) et le furieux esprit d’invention des architectes de la bulle (mais avec moins d’irresponsabilité). Parmi les jeunes architectes les plus prometteurs – Sou Fujimoto, Akihisa Hirata, Yasutaka Yoshimura, Junya Ishigami, par exemple –, beaucoup s’intéressent en effet à l’invention de règles plus ou moins arbitraires susceptibles d’être utilisées pour générer une forme et un espace préexistants à toute considération de contexte ou de programme. La période qui a suivi l’éclatement de la bulle a affecté bien plus que les techniques utilisées par l’avant-garde, bien sûr – au sein de la profession, il existe aujourd’hui un réel intérêt, plutôt rassurant, pour le développement durable et la reconversion de bâtiments existants.

Ce texte réunit des fragments de plusieurs essais issus de l’ouvrage de Thomas Daniell publié en 2008 After the Crash: Architecture in Post-Bubble Japan (New York, Princeton Architectural Press, 2008). Texte d’introduction d’Ari Seligmann. Le travail éditorial a été assuré par Isabel Concheiro.

 

 

Notes

1. Momoyo Kaijima, «Ways of looking at the Suburban Landscape», essai pour une brochure non paginée incluse dans Takashi Homma, Tokyo Suburbia, éd. Naoya Sasaki et Kyoto Wada (Kyoto, Korinsha Press, 1998), cité dans Daniell, Thomas, «Pretty Vacant. The Photographs of Takashi Homma» (2000).

2. Daniell, Thomas, «Re: Contextualism, 2000». Texte écrit pour le catalogue de l’exposition Minihäuser in Japan, curatée par Hannes Rössler (Salzburg, Pustet, 2002).

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