Le paysage en ville: place au vivant
De la plante à la conception des paysages urbains, il est question des différentes échelles de mesures du vivant qui répondent à la transition climatique des villes. Ce texte en forme de plaidoyer restitue une conversation avec les architectes du paysage Caroline Mollie et Natacha Guillaumont, qui militent en faveur d’un changement de la place du végétal en ville.
«Il faut du tact pour écouter le vivant» relève Marielle Macé, historienne de la littérature et directrice de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)1. Le vivant, nous y compris, est une clef pour recomposer les relations entre les éléments qui cohabitent dans le paysage de nos villes. En effet, pour tempérer nos villes, nous devons faire une place raisonnée au végétal. Cependant, les négociations en faveur de sa présence affrontent la complexité d’une spatialité urbaine contrainte et cherchent des solutions face à l’incertitude climatique qui gouverne les paysages urbains. Quelles stratégies pouvons-nous mettre en œuvre pour tendre vers une situation moins impactante pour le végétal?
Contingence future
La nature est cantonnée à un rôle cosmétique pour nos villes : les années 1960 ont achevé d’en limiter notre perception à un aplat de couleur verte.2 Des espaces verts pour parler d’une nature aménagée, contrainte, fonctionnalisée et surtout considérée hors champ des sciences de la ville. Quelques réminiscences de ce paradigme subsistent aujourd’hui, notamment l’expression « nature en ville [qui] laisse supposer que la nature se situe dans la ville, mais qu’elle reste un objet ontologiquement distinct de celle-ci. »3 Les politiques publiques ne gagneraient-elles pas à élaborer une planification qui intègre les principes de l’urbanisme végétal ? La nature urbaine est considérée aujourd’hui comme une figure du vivant qui exprime le passage d’une « nature-horticole-marchandise à une nature-vivante-travailleuse. »4 Cependant, une nature-vivante-travailleuse qui, même si elle célèbre l’intelligence végétale5, formule une autre forme de subordination de la nature qui n’est pas sans écueil si cette relation reste pensée dans une logique productiviste.
La considération du vivant en ville arrive également par une autre porte, celle de l’écologie et des politiques de biodiversité. Une approche qui demande à la forme urbaine de garantir la survie de la faune et de la flore. Dernièrement, les politiques se sont affinées avec l’entrée en vigueur des plans climats et de leurs mesures d’opérationnalisation. La notion d’indigénat climatique5 traduit une nouvelle compréhension du temps du végétal. Une mesure concrète qui doit gouverner la pratique de l’urbanisme végétal car les arbres plantés aujourd’hui sont les leviers climatiques de demain. Un lien évident qui positionne le projet de paysage comme un élément fondateur, militant aussi, dans la transition climatique des villes.
Nous ne plantons pas dans un milieu naturel
L’imperméabilisation, le compactage et la dégradation des sols sont des facteurs de stress pour le végétal, autant que la densification des infrastructures souterraines, qui limitent le développement du système racinaire. L’ensemble de ces facteurs contraignent l’environnement urbain et mettent à mal les motifs végétaux. Hérités des modèles de jardins paysagers, tels que les alignements d’ornement, ils ont progressivement été transposés dans les espaces publics. Si ces motifs ont été des outils pour assainir, ouvrir les espaces (ou les clôturer) et structurer le tissu urbain de la ville moderne, le bâti nécessite aujourd’hui de nouvelles implémentations stratégiques tissant les liens avec toutes les strates du végétal. Le jardin – en mouvement, planétaire ou de résistance – du paysagiste Gilles Clément est une forme libérée de certaines contraintes, dans laquelle la ville peut puiser les ressources pour laisser survenir de nouvelles structures végétales.
L’efficacité d’une climatisation naturelle se mesure aussi bien par un principe de diversité, de non-contrainte spatiale – autant en profondeur qu’en surface – que par une mise en œuvre de nouvelles structures végétales. « Pour répondre à cette demande de climatisation et de biodiversité, c’est un optimum de surface foliaire qu’il faut développer et non pas des plantations en nombre. Un plan de gestion des plantations selon le volume couvert par les houppiers », propose Caroline Mollie.
Sous le pavé le sol
Pour conserver une masse végétale en milieu urbain, l’enjeu réside dans le maintien et la continuité de la pleine terre. Cela questionne la composition biochimique du sol autant que l’engagement collectif pour le préserver. Si les anthroposols, ces sols modifiés par l’homme, s’épaississent dans une lente et continue accumulation de matériaux, leur perte de porosité entrave la bonne croissance du végétal. Pour permettre à ce dernier de se frayer un chemin dans ce sol urbain (désormais technosol stérile de toute fonction de production et de régulation thermique et hydrique), plusieurs expériences d’amélioration des fosses de plantation sont actuellement mises en œuvre selon un modèle suédois7 à Lausanne (sept fosses à l’écoquartier des Plaines-du-Loup) et Genève (33 fosses dans le secteur du Trèfle Blanc et d’Aire-la-Ville). Si ce modèle ne remplace bien évidemment pas les qualités de la pleine terre, il a néanmoins pour vertus d’augmenter le nombre et la taille des fosses de plantation qui favorise la pérennité de la structure végétale.
Outre l’amélioration des conditions de plantation, il est indispensable de considérer le sol comme une ressource non renouvelable dans l’aménagement du territoire par les collectivités publiques et privées. L’urbaniste Bernardo Secchi établissait déjà ce constat lorsqu’il faisait du projet du sol celui « de l’espace entre les choses »8. Seulement le paysage urbain réclame d’aller un peu plus loin, de donner un coup d’arrêt à la pratique aménagiste fonctionnaliste qui gouverne nos villes afin de laisser advenir le vide et de concevoir ses respirations. Le maintien du vide par une valorisation des espaces de pleine terre fait du sol une matière vivante, au même titre que les formes végétales, et rend perceptible son irrémédiable disparition.9 Penser les formes entre les choses est une condition du déploiement du vivant.
Résistances
Certains projets portés par les collectivités et les aménageurs peuvent être relus à l’aune de mesures nécessaires pour la ville contemporaine car ils ont mis les respirations comme priorité absolue. Central Park à New York, le parc Mont Royal à Montréal ou l’Emerald Necklace à Boston, réalisés par Frederick Law Olmsted furent pensés à une très grande échelle, spatiale autant que temporelle, et ont assuré les conditions d’expansion et de densification des villes pendant plusieurs siècles. De telles opérations nous paraîtraient aujourd’hui complètement hors échelle, pourtant elles sont aujourd’hui des réserves précieuses de pleine terre en milieu urbain. D’autres stratégies se sont développées dans le temps lent, jusqu’à aujourd’hui : celle de la ceinture verte du Grand Londres (Development Plan of Greater London, 1919) et d’îlot vert de Berlin (Tempelhofer Feld, 2008). À Genève, les pénétrantes de verdure du plan Bodmer-Braillard de 1948 constituent une source d’inspiration qui, de génération en génération, attendent d’être mises en œuvre. En temps de crise, ces espaces sont nos réserves de solutions.
Caroline Mollie est architecte du paysage et membre d’honneur de la Fédération française du paysage. Elle a été, entre 1980 et 1990, mandatée par le ministère français de l’Environnement pour élaborer un programme de protection et de réhabilitation de l’arbre d’ornement. Elle est l’auteure de Des arbres dans la ville, l’urbanisme végétal paru en 2010 et réédité en 2020 aux éditions Actes Sud.
Natacha Guillaumont est responsable de la filière Architecture du Paysage de la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (HEPIA). Elle est professeure HES associée et son expertise porte sur l’urbanisme végétal. Elle est également responsable du groupe de recherche Paysage projet vivant et membre de l’Institut du Paysage, d’Architecture, de la Construction et du Territoire (inPACT).
Brice Goyard est architecte du paysage.
Notes
1. «Parole et pollution», AOC media – Analyse Opinion Critique, 29.01.21. En ligne: aoc.media/opinion/2021/01/28/parole-et-pollution
2. «Dans la Charte d’Athènes (1941), Le Corbusier classe les « surfaces vertes» – termes désignant les espaces végétalisés urbains – dans la « fonction loisir». À compter des années 1960, le qualificatif «vert» va être largement repris et adopté pour désigner les espaces urbains végétalisés, à travers l’expression d’«espace vert» […] et par la création de services communaux l’incluant dans leur intitulé.» Marion Ernwein, Les natures de la ville néolibérale. Une écologie politique du végétal urbain, Grenoble, UGA Éditions, 2019, p. 31
3. Ibid., p. 37
4. Ibid., p. 131
5. Expression utilisée lors de la conférence de presse de la direction du SEVE, Service des espaces verts de Genève, août 2016.
6. Outil pour sélectionner les essences arboricoles aptes à résister aux facteurs de stress hydrique et thermique, d’après J. Pellet, V. Sonnay, C. Randin, P. Sigg, M. Rosselet et E. Graz, «Arborisation urbaine lausannoise et changements climatiques», étude mandatée par le Service des parcs et domaines de la Ville de Lausanne, Annexe 1 de Objectif canopée: des arbres pour rafraîchir la ville, première déclinaison des mesures d’adaptation du Plan climat de la ville de Lausanne, 2021. En ligne: lausanne.ch/apps/actualites/Next/index.php?page=3
7. Fosses continues à impluvium pour capter les eaux de ruissellement, proposant une augmentation de la taille de fosse pour le système racinaire et dont le mélange incorpore du biochar, une terre enrichie en nutriments, obtenue à partir de déchets verts pyrolysés permettant une meilleure infiltration. Mises au point il y a une dizaine d’années par Björn Embren, professeur en science agronomique de l’Université de Suède et expert consultant arboricole pour la ville de Stockholm, ces fosses concernent en particulier les plantations sur le réseau viaire.
8. Bernardo Secchi, «Progetto di suolo», Casabella, 520/521, 1986, pp.19-32
9. Voir A. Poyat, «Le sol au service du projet de paysage», Tracés 12-13/2019