Le Val­lon, à l’école d’un tiers lieu

En 2019, Yves Dreier, Eik Frenzel, Oscar Gential et moi avons eu l’occasion de publier quatre chroniques consacrées au Plan directeur communal 2030 (PDCom) et au nouveau Plan général d’affectation (PGA) de Lausanne dans la revue TRACÉS¹. La deuxième mettait l’accent sur le quartier du Vallon et la manière dont les personnes qui y habitent s’engagent pour améliorer leur cadre de vie, notamment au travers d’une démarche participative lancée par la Ville de Lausanne en 2010. Tant les résultats obtenus que le processus ayant permis d’y arriver méritent d’y revenir de manière plus détaillée.

Lau­sanne ou la stra­té­gie de l’entre-deux / Plai­doyer pour les marges /  Une belle pay­sanne qui né­glige ses hu­ma­ni­tés / La pos­si­bi­lité d’une ville

Voisin de la colline de la Cité, le quartier du Vallon en constitue une sorte de négatif. Sur la première fut bâti le noyau historique de Lausanne. Le second, creusé par le Flon, est un lieu où, depuis plus de deux siècles, prennent place nombre des infrastructures essentielles au fonctionnement de la ville, mais dont la visibilité n’est pas souhaitée. Bâtiments industriels, logements ouvriers, structures d’accueil pour populations en situation précaire en sont des exemples. C’est également le cas d’une usine d’incinération, mise en service en 1958. Durant plusieurs décennies, les ordures qui y sont brûlées rejoignent les matériaux qui, peu à peu, vont recouvrir le Flon, rivière devenue quasiment invisible à Lausanne. En 2006, après la construction d’une autre usine moins d’un kilomètre en amont dans le Vallon, elle est mise hors service sans que la question de sa reconversion n’ait été clarifiée.

Le 5 mai 2008, le collectif «Danger de vie» l’occupe et propose un projet d’habitation et de culture. Les autorités lausannoises refusent d’entrer en matière et menacent d’expulser ses membres par la force. Le collectif évacue les lieux le 25 juillet. Les médias relayent alors l’analyse de Daniel Brélaz, syndic de la Ville: «On voit se former à Lausanne diverses formes de tendances anarchisantes […] Selon sa conviction intime, il y a des liaisons fortes entre les squatters du Vallon et ceux qui ont voulu construire mardi un abri en pisé sur l’emplacement de l’ancienne Maison de paille. Ces derniers ont été évacués immédiatement par la police.» La « Maison de paille » évoquée ici est une réalisation du collectif «Straw d’la Balle» sur un terrain communal situé à proximité du quartier du Vallon. Commencée sans permis de construire le 24 août 2007, elle est détruite par un incendie d’origine suspecte dans la nuit du 20 au 21 décembre. Le 25 mars 2009, c’est le sort de l’usine d’incinération qui est scellé: la Municipalité en décide la démolition.

Ouverture

L’avenir du site sert de point de départ à une démarche participative que la Ville lance en 2010. Pour mener celle-ci, le service de l’urbanisme travaille avec Tribu architecture, bureau fondé par des personnes très actives politiquement et qui s’étaient opposées de manière frontale à certaines décisions des autorités concernant le Vallon, notamment celle d’y faire passer une route de contournement dans sa partie supérieure, à côté de la nouvelle usine d’incinération².

Ainsi, après une période d’échanges conflictuels, un changement de méthode apparaît dans le débat urbanistique lausannois. Entre avril et juillet 2010, la population du Vallon est informée du processus mis en place puis invitée à partager ses attentes au travers d’un questionnaire et d’ateliers. À l’issue de ceux-ci, 45 objectifs, regroupés selon trois axes, conservation et développement du quartier, vie de quartier et mobilité, sont déterminés par consensus. Un groupe de suivi, regroupant habitantes et habitants, différentes structures du quartier et les services de la Ville de Lausanne, est établi.

La deuxième étape de la démarche participative débute en 2012 et s’articule autour d’un mandat d’étude parallèle (MEP) confié à quatre bureaux et dont le cahier des charges résulte des 45 objectifs établis deux ans plus tôt. Au fil du MEP, des tables rondes permettent à la population du quartier de donner son avis. Fin 2013, une synthèse est présentée. De ce travail naît un schéma directeur servant de fondement au développement d’un plan partiel d’affectation sur le site de l’ancienne usine d’incinération ainsi qu’à la mise en œuvre de mesures concrètes de requalification de l’existant. Ainsi, en trois ans, une base consensuelle est établie pour le développement du quartier au travers d’un processus auquel la population a largement participé. Bilan très positif, donc.

Apprendre en faisant

L’année 2014 est charnière. À la fois parce que l’Association de quartier du Vallon (AQV) est créée pour organiser, sous forme juridique, «une instance pouvant être en lien avec les habitant·e·s, demander des fonds et autorisations pour réaliser des projets concrets» et que la Ville annonce durant l’été que les options retenues pour aménager le site laissé libre par le démantèlement de l’usine d’incinération se heurtent à un problème de financement. Si cette partie du développement du quartier doit être repensée, certaines demandes relatives au tissu existant commencent à être suivies d’effets. Ainsi, en août 2015, l’interdiction de transit sur la place du Nord donne l’occasion d’une fête. Cette mesure permet d’améliorer la relation non seulement entre le quartier et la place qui se situe à son entrée mais aussi avec la ville dans son ensemble en diminuant la coupure constituée par le trafic automobile.

Parallèlement au temps consacré aux discussions avec les autorités pour s’assurer du respect des objectifs déterminés en commun, une grande énergie est déployée dans le quartier pour organiser des événements fédérateurs. Moment marquant, la première édition du festival Ô Vallon, en 2016. Pendant près d’un mois, une riche programmation attire loin à la ronde. Centre névralgique du rendez-vous, la cour des anciens magasins de la ville, où des institutions culturelles et sportives comme les théâtres 2.21 et Pull Off ou le Reighikan Dojo sont établies depuis les années 1990. La démonstration du potentiel du lieu, déjà identifié de longue date par les personnes vivant dans le quartier, va permettre d’obtenir de la Ville que des espaces de stationnement des véhicules soient libérés au profit d’activités culturelles et sociales.

Politique du jardinage

En 2017, une équipe de partenaires³ s’organise pour inviter au Vallon une figure qui viendra nourrir et appuyer les revendications de la population du lieu: Gilles Clément, célèbre jardinier, architecte paysagiste et écrivain, théoricien du jardin comme espace d’utopies politiques. L’invitation part de l’écho entre le caractère du quartier et les réflexions menées à l’École du Tiers Lieu de Lecce en Italie, inspirées par la pensée de Clément. Lors d’une promenade à Lausanne, Michele Bee décrivit de quelle manière le projet qu’il a développé en Italie et le Vallon peuvent être mis en relation⁴. Il partit d’un propos qu’il venait d’entendre: «Le Vallon, c’est l’endroit où l’on met toutes celles et ceux qu’on ne veut pas ailleurs.» Or l’idée de tiers lieu dérive de la notion de tiers paysage établie par Clément et définie comme un espace d’indécision dans lequel des espèces dont la présence est généralement jugée malvenue par la société humaine trouvent refuge, ce qui permet la conservation de la diversité. Michele Bee avait mis Clément au défi d’intégrer les êtres humains rejetés dans cette réflexion : c’est ainsi que cette collaboration, dans un quartier pouvant être considéré comme un exemple concret de tiers lieu, a pris une dimension plus politique.

Le passage de Gilles Clément au Vallon fut l’occasion pour le quotidien 24 heures de mener un entretien. Le jardinier y esquissa un scénario pour l’avenir à partir du site pollué de l’ancienne usine d’incinération: «Personnellement, j’y vois l’occasion de faire du quartier un modèle de dépollution urbaine où la nature aurait donc un rôle d’assainissement. Une sorte de laboratoire qui servirait de référence à l’échelle mondiale. Comment partir d’un site considéré comme une poubelle pour en faire un lieu habitable? Comment fonctionne la masse végétale? Comment interagissent les plantes ? Le processus serait long, mais la Suisse a les moyens de servir d’exemple.»

Courants convergents

Depuis, Gilles Clément est revenu chaque année dans le quartier du Vallon, permettant aux échanges de prendre de l’ampleur. Du 1er au 7 octobre 2018, une manifestation intitulée «Habiter & Jardiner» est mise sur pied. Il y intervient, tout comme le «collectif d’architecture participative et écologique» (CArPE), qui travaille sur les constructions en paille. Dix ans après que les autorités lausannoises ont exprimé leur désintérêt pour les propositions de «Straw d’la Balle»⁵ et «Danger de vie», l’événement démontre que l’héritage de ces collectifs est vivant et plus que jamais pertinent. Aujourd’hui, les autorités publiques commandent elles-mêmes des constructions utilisant des matériaux encore récemment considérés comme réservés à des projets marginaux.

Durant la même semaine s’est tenu le vernissage d’un plantage aménagé le long de la route du Vallon, témoignage que le quartier est un lieu où se développe à la fois pensée prospective et pragmatisme. Le réaménagement en cours de la place du Vallon le montre également. L’« opération croque-bitume et plantages participatifs » qui s’y est déroulée les 15 et 16 juin 2019 montre que des complicités inattendues peuvent émerger au-delà de l’opportunisme politique ou des positions sociales. Pendant deux journées, des personnes d’horizons divers ont percé le revêtement de la place du Vallon pour y créer un jardin spontané. Soutenu par la Ville, tout en permettant à chacun d’agir avec une grande liberté pour desceller un sol imperméable et stérile, ce fut un moment très inspirant qui doit beaucoup à OLGa, un atelier spécialisé en « activation d’espace », en charge de la transformation de cette place.

Le développement des initiatives menées par la population du Vallon depuis 2010, dans le cadre de la démarche participative lancée par la Ville ou de manière autonome, les travaux conduits par plusieurs écoles en prenant le quartier comme base de réflexion, l’importance nouvelle de certains enjeux tels que ceux liés au changement climatique ou à la chute de la biodiversité ont amené l’Association de Quartier du Vallon et la Ville de Lausanne à s’accorder pour co-mandater le Lab-U (Laboratory of Urbanism) de l’EPFL, fondé et dirigé par Paola Viganò. Sa mission consiste à formuler un état des lieux et imaginer l’avenir du Vallon en fonction de ce qui s’y est fait durant une décennie au cours de laquelle la démarche participative est passée d’un moyen d’accompagner la création d’un nouveau quartier à un outil pleinement saisi par la population pour agir sur son quotidien et son futur. Parmi les personnes en charge du mandat confié au Lab-U, Simon Cerf-Carpentier, architecte EPFL dont le travail de master⁶, rendu en 2020, montre de quelle manière le Flon pourrait à nouveau couler dans le Vallon d’ici 2100, et le biotope qui y renaîtrait. Une perspective enthousiasmante qui devrait absolument être intégrée aux plans que la Ville de Lausanne établit actuellement pour son développement.

Matthieu Jaccard est architecte et historien de l’art indépendant. Depuis 2017, il suit, en y participant parfois, les discussions relatives au développement du quartier du Vallon.

Notes

1 Yves Dreier, Eik Frenzel, Oscar Gential et Matthieu Jaccard: «Plaidoyer pour les marges – S’emparer de la ville n° 2», TRACÉS, 14-15/2019

 

2 La route permet de contourner la place de la Sallaz. Elle apparaît dans le cadre des aménagements liés à la création du métro M2, inauguré en 2008.

 

3 École du Tiers Lieu avec Gilles Clément. Quartier du Vallon, Lausanne, 6-8 décembre 2017, événement organisé par : Lab-U, EPFL, Manifatture KNOS, Association Quartier Vallon et le Centre d’Animation Cité-Vallon, Théâtre 2.21. Soutien : La Fondation ABS — Le Passage, L’Armée du Salut — La Marmotte, Urgent Paradise, La Grange de Dorigny

 

4 Multiple, numéro un, éditions du désordre, Zurich, 2018, pp. 36-37

 

5 En 2013, le collectif est revenu sur son expérience dans un ouvrage : Collectif Straw d’la Balle, La maison de paille de Lausanne. Pourquoi nous l’avons construite, pourquoi elle fut incendiée, La Lenteur, Paris, 2013

 

6 Simon Cerf-Carpentier, D’abord les forêts. Réflexions sur l’empreinte territoriale anthropique dans le contexte de l’impasse climatique, EPFL, 2020