Les bruits de Re­cife

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Premier long métrage du Brésilien Kleber Mendonça Filho, "Les bruits de Recife" raconte la vie de personnages qui vivent dans un état de veille permanent, hantés par leur voisin. Les bruits du dehors sont là pour rappeler que la ville existe toujours.

Date de publication
13-03-2014
Revision
13-10-2015

« Les hommes, il faut les voir d’en haut. » Jean-Paul Sartre, Erostrate

Une série de photographies en noir et blanc ouvre Les bruits de Recife (2012), premier long métrage du critique brésilien Kleber Mendonça Filho. Parmi ces images, on voit une immense maison, exemple typique de l’habitation dans les plantations de canne à sucre brésiliennes jusqu’au 19e siècle, telle que Gilberto Freyre la décrit dans son livre Maîtres et esclaves, écrit en 1933 (la version française a été publiée pour la première fois dans les années 1950). L’étage principal, habité par la famille blanche, est surélevé et entouré par une ample véranda, le sous-sol étant en général destiné au logement des esclaves domestiques – les esclaves des plantations vivaient dans des baraques à part, que l’on appelait « senzalas ». Cette organisation de l’habitat selon la hiérarchie des relations de travail se trouve actualisée dans les tours du quartier résidentiel où circulent les personnages du film de Mendonça, à Recife, au nord-est du Brésil.
Juste après les photographies, un plan-séquence suit le mouvement d’une jeune fille qui se promène en roller au rez-de-chaussée d’un immeuble. Elle passe au milieu des voitures du parking et arrive sur le terrain de jeux, où une dizaine de nounous en uniforme surveille les enfants. Ensuite, un autre plan-séquence fait office de visite guidée : l’agent immobilier João montre la résidence « Château de Windsor » à des locataires potentiels. Gardiennage 24 heures sur 24, jardin, deux places de parking, appartement de 180 mètres carrés, trois chambres avec salle de bain, chambre de bonne avec fenêtre, véranda avec vue sur la mer – et sur les autres tours du voisinage. 
Comme aurait pu penser le personnage créé par Sartre dans Erostrate, rien ne peut être plus rassurant que le fait de vivre au-dessus de la ville, des hommes, des employés. Il faut en effet présupposer des vues aériennes pour que les mots d’amour s’écrivent avec des lettres énormes sur la chaussée, afin que leurs destinataires puissent les lire depuis chez eux : « Lu, c’est triste, je t’aime ». La tension sociale se fait pourtant sentir. On se protège de peurs réelles et imaginaires : les appartements sont presque tous dotés de grilles de protection renforcées ; trois hommes armés assurent la sécurité des habitants d’une rue résidentielle ; dans une réunion de copropriété, on décide de licencier le gardien de nuit, qui vieillit et a été vu en train de dormir pendant les heures de travail, ce qui peut être très dangereux. On vit dans un état de veille permanent, où chacun se protège de son voisin, et où seuls les bruits réussissent à briser la séparation entre espace public et espace privé, envahissant les maisons comme pour rappeler que la ville existe toujours. Le thriller que Mendonça crée à partir de tous ces éléments semble tristement hanté par un passé traumatique et ancré dans une réalité bien présente.

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