Les con­cours d’ar­chi­tec­ture en Eu­rope… vus de­puis la France

Les architectes suisses aiment à se déclarer champions du concours. Mais connaissent-ils les modes de concurrence des pays européens? Depuis la France, Véronique Biau dresse un panorama critique et milite pour développer les échanges sur le sujet.

Date de publication
25-11-2024
Véronique Biau
Architecte-urbaniste en chef de l’État, habilitée à diriger des recherches en aménagement-urbanisme, codirectrice du Laboratoire Espaces Travail à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette.

Les concours d’architecture ne sont que récemment devenus objets d’enquêtes, d’études et de recherches et ceci sous deux prismes principalement: les recherches historiques, qui s’intéressent particulièrement à la genèse d’édifices remarquables et/ou à des architectes dont le nom est resté dans l’histoire de la discipline; les travaux juridico-opérationnels qui s’interrogent sur les procédures sous l’angle de l’équité de traitement des candidats et/ou sous celui de la qualité architecturale des réalisations auxquelles elles donnent lieu.

Pour les États membres de l’Union européenne, ce questionnement est apparu avec la première directive Services en 1992 qui, pour assurer la libre prestation de services et l’homogénéisation des pratiques d’attribution des commandes publiques, a nécessité un regard panoptique sur les pratiques en vigueur dans chacun des États. Les concours d’architecture sont alors entrés dans cette observation, mais dans un périmètre marqué par celui de l’UE d’une part, celui de la commande publique d’autre part.

Les informations et analyses présentées ici sont issues de trois enquêtes réalisées pour le compte des administrations françaises en charge de l’architecture à près de 20 ans d’écart, toutes trois disponibles en ligne1. Faute de centralisation des données, toutes n’ont pas pu être mises à jour pour cet article.

Choisir le concours ou se plier à l’obligation d’y recourir?

Les premiers débats européens sur les concours ont été brouillés par une ambiguïté linguistique: les termes competition en anglais, et concurso en espagnol ou en portugais renvoyaient indistinctement au concours et à la mise en concurrence dans toutes ses formes. Pour certains États, notamment ceux qui n’avaient pas de différenciation juridique entre contrat public et contrat privé (Royaume-Uni, Danemark, Pays-Bas), la Directive 92/50/CEE sur la passation des marchés publics de services de 1992 a tout d’abord engendré une nouveauté: l’obligation de mettre en concurrence les équipes de maîtrise d’œuvre pour les commandes publiques d’importance2, et ceci à l’échelle de l’Union européenne. Il s’agissait d’un profond changement pour des maîtres d’ouvrage qui avaient l’habitude de traiter de gré à gré avec un vivier d’architectes locaux avec lesquels s’étaient construites des relations d’intérêt, mais aussi de coopération, de proximité et de confiance. Cela explique probablement les réticences qui ont pu se manifester à l’égard du concours3 qui semblait ajouter de la complexité et de la prise de risque dans la procédure de sélection.

En 2008, l’Allemagne a rendu obligatoire et nécessairement ouvert à l’ensemble des États membres le concours d’architecture pour les maîtres d’ouvrage publics, au-dessus du seuil européen défini par la Directive en vigueur (Directive 2014/24/UE du 26 février 2014)4. La France et l’Allemagne sont les seuls pays dans lesquels l’obligation de recourir au concours est forte, avec un champ d’application important et un vrai contrôle juridique. De ce fait, ils y sont nombreux : selon notre pointage des avis de concours sur la base TED-Europa pour les années 2012 à 2016, la France et l’Allemagne ont respectivement organisé 3064 et 868 concours sur ces cinq années. Le SIMAP fait état de 394 concours en Suisse sur ces mêmes cinq années, ce qui, ramené à sa population, est comparable; l’Italie, le Danemark ainsi que la Pologne sont bien en deçà, avec une centaine de concours publics entre 2012 et 2016 (TED-Europa). La plupart des autres pays ne dépassent pas 10 concours par an, pour des opérations emblématiques principalement. Ce sont là des données réduites aux concours publics. Dans son Étude de secteur de 20225, le Conseil des architectes d’Europe (CAE) estime que sur l’ensemble des pays européens les bureaux d’architecture participent pour 66% à des concours publics et pour 34% à des concours privés, avec de fortes disparités d’un pays à un autre. Les architectes interrogés disent avoir participé pour 30% à des concours ouverts, 29 % à des concours avec présélection, 27% à un concours sur invitation et 14% à d’autres formes de concours. Les trois principales formes de concours seraient donc pratiquées sensiblement à parts égales. Mais, en leur sein, elles revêtent une grande diversité de variations.

Procédures et particularités: quelques coups de projecteur

Le concours ouvert apparaît historiquement comme la procédure de base: sur un projet généralement lourd d’enjeux, un appel est formulé, accompagné d’un cahier des charges plus ou moins précis ; des architectes souvent nombreux y répondent, à l’échelle nationale ou internationale. Les lauréats sont classés ; les premiers perçoivent généralement une prime; l’organisateur du concours ne s’engage pas à réaliser le projet primé. Ce sont des concours ouverts de ce type qui ont donné lieu aux «Grands Projets» du président François Mitterrand en France au début des années 1980. Puis la loi MOP6, votée en 1985, a instauré le concours «à la française»: un concours sur la base d’une présélection sur dossier de références et moyens, jugé sur la base de prestations de type esquisse ou avant-projet sommaire, indemnisé à la hauteur de 80 % de la valeur estimée des études (ce qui restreint de fait la présélection à quatre ou cinq équipes). Les principales dispositions concernent la présence au sein du jury d’un tiers de membres qualifiés dans les compétences attendues chez les candidats et l’obligation pour le maître d’ouvrage de passer un contrat de mission complète avec le lauréat, comprenant la conception et le suivi des travaux. La commande publique est actuellement en baisse et il ne s’organise plus que 800 concours par an environ en France7, mais à leur summum, en 1993, on en comptait 2000, soit la moitié de la totalité européenne8.

De nombreux pays sont confrontés à la question de la présélection: la Belgique, le Royaume-Uni et l’Italie pratiquent volontiers le concours sur invitation. L’Allemagne, qui s’oriente vers le modèle français, a mis en place une procédure de tirage au sort, ce qui lui permet de valoriser les jeunes praticiens, les jeunes entreprises, les architectes femmes,…

La pratique des concours à plusieurs degrés se développe, appréciée autant par les maîtres d’ouvrage que les concepteurs pour leur ouverture d’une part, leur progressivité d’autre part. En effet, si les organisateurs formulent correctement leurs attentes, le premier degré n’engage pas beaucoup de travail pour les candidats. La pratique des Visiepresentatie néerlandaises (présentation d’une vision ou idée directrice du projet architectural) est à cet égard intéressante. Entre le premier et le deuxième degré, avec un jury inchangé, s’ouvre une possibilité d’itération programme-projet : au vu des propositions du premier tour, l’organisateur et le jury peuvent recadrer le cahier des charges et le programme du concours. La procédure est riche, mais elle suppose des organisateurs très compétents, ou bien accompagnés. Sur ce sujet aussi, les expériences diffèrent d’un pays à un autre.

Initiateurs, accompagnateurs et évaluateurs des concours

Le plus souvent, l’incitation au concours provient des organisations professionnelles elles-mêmes. De la même manière que la SIA en Suisse, la Chambre fédérale des architectes (BAK) et l’­­Association des architectes allemands (BDA) en Allemagne ou l’­Association des architectes danois (DAL) participent très activement à la réglementation et à l’accompagnement des concours, et la SARP9 leur accorde une importance cruciale pour dynamiser le débat architectural polonais. Alors que la profession vit en Pologne dans des conditions difficiles, la participation bénévole à des concours d’architecture est importante : notre enquête évoque une moyenne de 200 candidatures par concours; le CAE évalue à 257 h le temps annuel moyen consacré à cela par un bureau d’architecture. C’est loin derrière la Belgique (1903 h) et l’Autriche (1242 h)10, mais cela traduit ce besoin de tester des solutions techniques ou formelles expérimentales, de participer au débat architectural, d’offrir à la clientèle et aux publics internationaux une vitrine des savoir-faire architecturaux présents dans le pays.

Les concours: au croisement de deux cultures

On le voit, le terme de concours, même dans une définition qui s’homogénéise et se stabilise, renvoie à des attitudes, des procédures, des pratiques fort différentes dans les États européens. Dans certaines cultures professionnelles nationales (et on peut mentionner celles qui se revendiquent de la Baukultur, par exemple), le concours d’architecture est consubstantiel à la discipline architecturale: il exprime l’émulation, donne un écho contemporain à la tradition des prix, manifeste les courants d’innovation, constitue un support pour la sensibilisation du public. Dans d’autres contextes, les logiques juridiques et gestionnaires prévalent, avec des enjeux comme l’ouverture des marchés, l’égalité de traitement des prestataires, le contrôle de la transparence des procédures… Tenir ensemble ces deux dimensions du concours engendre beaucoup de questions. Sans doute le renforcement de l’interconnaissance et de la mise en réseau des acteurs qui y contribuent est-il une des clés d’amélioration des pratiques au bénéfice de tous?

Véronique Biau est architecte-urbaniste en chef de l’État, habilitée à diriger des recherches en aménagement-urbanisme, codirectrice du Laboratoire Espaces Travail (UMR Lavue, CNRS 7218) à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette.

 

Notes

 

1. La première enquête portait sur les concours d’architecture en Allemagne, Grande-Bretagne, Irlande, Italie, Espagne, Pays-Bas et Danemark. Biau et al. 1998. [en ligne : halshs– 04695414]. La deuxième considérait plus généralement l’ensemble des procédures de passation de marchés publics de maîtrise d’œuvre en Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Portugal et Royaume-Uni. Biau / Weil, 2002 [en ligne : halshs– 04313765]. La plus récente revenait sur les concours d’architecture en Europe et zoomait sur l’Allemagne, les Pays-Bas, la Pologne et la Suisse. Biau / Sineus, 2017 [en ligne: halshs– 01536210].

 

2. Les seuils au-dessus desquels la mise en concurrence est requise selon les principes européens sont régulièrement adaptés. Ils sont de 143'000€ pour les marchés de services relevant des autorités nationales et de 221 000 € pour les marchés des collectivités territoriales (au 1er janvier 2024).

 

3. Rappelons que les concours sont définis dans la législation européenne comme «les procédures qui permettent au pouvoir adjudicateur d’acquérir, principalement dans le domaine de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, de l’architecture et de l’ingénierie ou du traitement de données, un plan ou un projet qui est choisi par un jury après mise en concurrence avec ou sans attribution de primes».

 

4. Dispositions du RPW 2008 (Richtlinien für Planungswettbewerbe) élaboré par le Bund Deutscher Architekten (BDA).

 

5. Conseil des architectes d’Europe (CAE), La profession d’architecte en Europe, étude de secteur, 2022, p. 45 [en ligne sur ace-cae.eu].

 

6. Loi relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée.

 

7. Voir les données de l’Observatoire de la commande publique sur le site de la MIQCP: miqcp.gouv.fr

 

8. Source: «Concours: tous les chiffres depuis 4 ans», Architectures Publiques n° 20, mai 1993,

 

9. La SARP (Stowarzyszenie Architektów Polskich) est une association professionnelle d’architectes, à vocation culturelle, d’échange et de solidarité.

 

10. CAE – Conseil des architectes d’Europe, La profession d’architecte en Europe, étude de secteur, 2022, p. 46 [en ligne sur ace-cae.eu]. D’autres données issues des études sectorielles du CAE sont consultables sur aceobservatory.com

Procédures singulières  dans les États européens

 

Allemagne: le tirage au sort devant notaire pour les concours « ouverts-limités » (beschränkt offene Wettbewerb). Éventuellement, des « pioches » différentes pour favoriser les jeunes, les femmes…

 

Royaume-Uni, Danemark, Allemagne:  des agences d’architecture sont missionnées pour l’organisation de concours, ce qui soulève le problème des conflits d’intérêt.

 

Pays-Bas et Communauté flamande belge: des architectes indépendants en charge de la qualité architecturale et urbaine pour une ville (Bouwmeester) ; une liste d’architectes agréés sur un programme pluriannuel de constructions publiques.

 

Pays-Bas: la Visiepresentatie, une prestation limitée à un aperçu de la méthode de travail, du niveau de connaissances de l’équipe de conception par rapport à la mission, des partis pris de conception.

 

Belgique: des appels d’offres restreints dans lesquels une prestation est demandée.

 

Irlande et Royaume-Uni: la competitive interview, une manifestation d’intérêt écrite (avec références, moyens financiers et humains, compétences en rapport avec le sujet de l’offre), une présélection par une commission technique (design team), puis une audition par un jury (interview board) constitué d’une majorité de représentants du maître d’ouvrage assistés de quelques experts extérieurs.

 

Portugal: des «décrets-lois» pour créer des sociétés privées en charge des grands projets. Puis un ajuste directo (attribution directe du contrat).

Magazine

Sur ce sujet