Les tonalités du présent
Avec sa décontraction et son apparente légèreté, l’architecture de Lütjens Padmanabhan Architekten défie les conventions de notre regard. Selon Diogo Fonseca Lopes, l’immeuble de Waldmeisterweg à Oerlikon (ZH) réalisé pour la fondation de logements PWG offre une expérience d’habitat singulière et porte un message optimiste – les conditions contemporaines offrent et exigent un nouveau champ de création aux architectes.
Dans le texte «A day at the beach»1, publié récemment dans la revue San Rocco, Oliver Lütjens et Thomas Padmanabhan concluent par l’éloge d’une « architecture pour le présent ». Leur ton optimiste était pourtant précédé par le constat d’une perte – «le caractère des matériaux de construction d’aujourd’hui, la précision de leur procédé de fabrication industriel et la nécessité de séparer chacun des éléments mettent en cause l’unité visuelle de nos bâtiments».
Ce n’est pas la première fois que les architectes décrivent la condition fragmentaire dans laquelle ils opèrent. Dans une conférence intitulée Beyond context2, ils abordaient déjà l’impossibilité d’établir une continuité formelle et historique face à des contextes dissolus, ni urbains, ni ruraux. À première vue, ces observations pourraient révéler une difficile relation aux circonstances de la pratique d’aujourd’hui et s’aligner avec la définition donnée par Giorgio Agamben – «le contemporain est celui qui regarde l’obscurité de son temps, et non ce qui est en pleine lumière»3. Par un inversement de perception, Lütjens Padmanabhan ne considèrent pas l’architecture comme une expression de ces ombres, en retrait du réel, mais comme l’opportunité d’un renouvellement – «Au lieu de regretter cette perte, nous embrassons de tout cœur cette nouvelle réalité.»4
Peu de programmes ont la capacité d’exposer les conditions de la production architecturale actuelle comme le logement à bas loyer. Coûts de construction bas, typologies contraintes dans la limite des surfaces et, dans le cas de Waldmeisterweg, une parcelle dans un contexte suburbain. Cet article tente d’approcher la réponse architecturale de Lütjens Padmanabhan face à cette conjoncture.
Suburbia ou l’impossibilité du contexte
Depuis la gare d’Oerlikon, une végétation dont la masse est parfois plus imposante que celle du bâti surgit entre les maisons pavillonnaires et les Siedlungen de petite échelle. Nous sommes dans la banlieue-jardin, à l’intérieur d’une texture spatiale fluide. Défiant cette spécificité, le programme d’un concours lancé en 2013 proposait de remplacer l’un de ces Siedlungen par une plus grande surface construite de logements.
Inévitablement plus haut et plus profond, le projet lauréat se définit d’abord comme un exercice de manipulation d’échelle. Bien que le plan proposé soit de géométrie complexe, il trouve sa précision sur le site. Une déambulation autour du bâtiment révèle une disposition cubiste de différents plans posés sur le terrain. Les proportions de chacune des façades, pensées selon les différents côtés adressés, confèrent au volume une apparence changeante – plus affirmé côté rue, plus contenu vers les maisons voisines, plus bas et horizontal sur le jardin commun.
À l’avant, un unique plan de façade tient l’alignement sur rue, tandis qu’à l’arrière, la contingence des différents angles définit une cour sans freiner la fluidité particulière du lieu. Un geste concave et ample embrasse l’espace vert sur lequel s’orientent la majorité des loggias. Il offre le sens d’une communauté ouverte, subtilement tenue et connectée à ses voisins.
Entre des volumes enrobés de crépis, la forme de Waldmeisterweg reste ouverte. Dans les angles, un joint creux révèle la juxtaposition des plans et ce n’est que par une ceinture grise à mi-hauteur que l’œil les relie. Cet élément introduit une symétrie horizontale dans les façades qui, selon l’intention des architectes, déplace en hauteur la ligne de gravité. Depuis cette ligne, de fins pilastres plongent vers le terrain irrégulier et s’élancent vers la silhouette accidentée de l’attique. Par une mise à distance de la ceinture et du niveau du sol, la ligne topographique ondulante est libérée et Waldmeisterweg s’apparente alors à une construction légère posée sur le tapis vert suburbain. Sans céder à l’abstraction, l’idée tectonique du nouveau caractère stimule les qualités présentes et latentes du site au-delà de l’existant et s’engage à proposer un caractère autre.
Le caractère projeté
Par une journée d’été à Waldmeisterweg, le soleil tape sur les lames d’Eternit blanches et seules les lignes d’ombres sont perceptibles. Elles évoquent les maisons de plage en général et la Lieb House en particulier5. Une visite, un texte et une maquette plus tard6, Lütjens Padmanabhan ont su extraire l’informalité et l’anonymat du populaire Shingle Style nord-américain. De cette surface composée de mille plans se dégage le sentiment d’une construction délicate, dessinée dans la limite de son épaisseur.
Au-delà des ressemblances formelles, il y a une distinction fondamentale entre le projet situé sur la côte de Nouvelle Angleterre et celui de la banlieue de Zurich. Si la Lieb House établit un lien formel avec son contexte – «différente des maisons alentours mais aussi semblable»7 – Lütjens Padmanabhan proposent une articulation entre histoire et projet au sens premier. En récupérant une image étrangère, en la projetant dans la réalité et en l’étirant à l’échelle du logement collectif, on comprend qu’ils ne sont pas intéressés à l’idée de « l’architecture comme mémoire historique collective ».8
D’autre part, l’image n’est pas délivrée telle quelle. Les plaques d’Eternit sont inscrites dans une structure en bois couleur pietra serena qui définit le rythme et les proportions des intervalles. Ceci permet d’ordonner une alternance plus décontractée entre la taille et la profondeur des ouvertures, de la plus petite fenêtre à la généreuse loggia, en passant par les avant-toits. L’ordre retient ainsi l’énergie et la tension des variations et des figures. L’union d’un langage populaire avec des tons classiques confère au bâtiment son caractère complexe. Ni complètement urbain, ni périphérique, il combine l’informalité de la suburbanité avec l’ordre et le contrôle nécessaires d’une densité déjà présente et à venir.
Usage et expérience, une distinction
Le passage vers l’intérieur introduit des espaces communs à la matérialité et à la géométrie chargées – l’éclat du terrazzo poli au sol contrastant avec le crépi grossier des murs, les bandes graphiques contre les textures minérales, l’incandescence des néons appliqués à même la surface du béton brut, l’inclinaison des miroirs amplifiant les angles divergents. Dans des espaces communs habituellement trop compressés en surface pour pouvoir être spacieux, la juxtaposition d’éléments dissonants injecte une énergie enrichissante. Dans cette accumulation, les rayures noires et blanches dominantes au sol unifient marches, contremarches et paliers, par un développé tridimensionnel. Ce moyen à la fois plastique et spatial relie ainsi les deux cages d’escalier par une « rue intérieure » illuminée en second jour par une généreuse buanderie.
Les typologies des appartements sont quant à elles dépourvues de rituel d’entrée. Depuis la cage d’escalier, l’arrivée au cœur des appartements est immédiate, sans hall(s). Faisant fi de certaines conventions, Lütjens Padmanabhan évoquent une typologie de cuisine-distributive rurale9 . Distincte par sa taille, cette pièce se définit comme le centre de gravité de la vie domestique. Depuis celle-ci, les espaces de transitions sont radicalement réduits et le plan condense les surfaces dans les pièces restantes, y compris dans la généreuse salle de bain.
Seule la présence d’une colonne en terrazzo noir à l’intersection de la cuisine, du salon et de la loggia contredit la centralité du plan et suggère une autre hiérarchie spatiale. Elle contraste avec un sol de céramiques grises assez banal et une cuisine aux détails en Formica. La nature des matériaux et l’immédiateté spatiale renvoient à une décontraction déclinée sur les mêmes tons qu’à l’extérieur. Dans un projet fait de la composition de plusieurs éléments, ce n’est pas la forme totale qui est cohérente mais plutôt son énergie. Sans déconstruire l’usage, les architectes proposent une expérience spécifique de l’habitat.
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Certains regretteront les pertes, que ce soit la stabilité des rituels domestiques, une matérialité évoquant la permanence ou une analogie formelle avec le contexte. Si une nouvelle sensibilité est jugée par des conventions, nous aurons toujours la sensation d’un manque, puisque seules les qualités déjà accordées semblent compter.
Pourtant, avec ce projet, les architectes démontrent qu’embrasser les conditions actuelles peut représenter des gains. Le voisinage gagne un caractère plus spécifique qui s’articule avec les différentes tensions et anxiétés de la ville. La confrontation avec une fragmentation matérielle et spatiale est l’opportunité de développer une composition plus riche d’éléments et de figures. Les logements proposés suggèrent plutôt qu’imposent des nouveaux modes d’habiter. À Waldmeisterweg, Lütjens Padmanabhan délivrent une expérience d’habitat contemporaine convaincante, en continuité avec l’histoire. Ils nous rappellent que l’architecture peut être un débat culturel continu sur les possibilités du présent.
Notes
1. «The character of today’s building materials, the precision of their industrial manufacturing process and the necessity to separate each element undermines the visual unity of our buildings.» Oliver Lutjens, Thomas Padmanabhan T, «A day at the beach», San Rocco 66/2018, p. 14.
2. Conférence le 7 novembre 2016 à l’école polytechnique fédérale de Lausanne.
3. Agamben, G. (2008) Qu’est ce que le contemporain?, Paris, Rivages, [2015] 2018.
4. «Instead of mourning this loss, we wholeheartedly embrace this new reality.» Oliver Lutjens, Thomas Padmanabhan T, «A day at the beach», San Rocco 66/2018, p. 14.
5. Venturi, Scott Brown and Associates, New Jersey, 1969.
6. Oliver Lütjens, Thomas Padmanabhan, «Chicago Architecture Biennal» [2018]. Extrait de luetjens-padmanabhan.ch
7. «Different from the houses around it but also like them». Robert Venturi, Denise Scott-Brown, On Houses and Housing. Architectural Monographs 21/1992.
8. Oliver Lütjens, Thomas Padmanabhan, «Chicago Architecture Biennal» [2018]. Extrait de luetjens-padmanabhan.ch
9. À ce propos, voir Alexandre Aviolat, « Foyer, la conscience de la centralité », in Christophe Joud, Cahiers de Théorie – À l’Intérieur, les espaces domestiques du logement collectif en Suisse (13), Lausanne, PPUR, 2016, pp. 60-77.