Un nou­vel en­vol

La réhabilitation du téléphérique du Salève, ouvrage célèbre de l’architecte Maurice Braillard (1879-1865), devait rendre son éclat à l’architecture d’origine, tout en l’ouvrant à des usages contemporains. Devaux & Devaux Architectes (DDA) ont procédé avec méthode, en simplifiant au maximum les espaces.

Date de publication
16-09-2024
Guillaume Pause
Architecte et historien de l’art et de l’architecture indépendant à Genève.

C’est en 1932 que s’élèvent pour la première fois les cabines du téléphérique du Salève. Projet avant-gardiste sur le plan architectural et technologique, la gare d’arrivée est restée un emblème de l’architecture moderne dans la région. La puissance des piliers en béton de 27m de haut contraste avec l’apparente légèreté du volume en surplomb. Les formes aérodynamiques du bâtiment évoquent les moyens de transport du 20e siècle naissant, la proue d’un paquebot ou le nez d’un avion. Sur les esquisses au fusain réalisées par Braillard, la partie en porte-à-faux semble prête à s’envoler, nous invitant à un «voyage en apesanteur»1.

En 2018, quand Claudia et David Devaux sont choisis pour mener la réhabilitation du téléphérique, la gare d’arrivée a perdu sa clarté formelle. Des transformations successives et malheureuses (notamment celle entreprise en 1984) ont alourdi son architecture, rendant de moins en moins claires les intentions premières de l’architecte et des ingénieurs. Il est plus que jamais nécessaire de revenir à l’essentiel, de faire un tri pour redonner à l’architecture sa capacité à suggérer l’envol. En 2024, alors que se terminent plus de deux années de travaux, il est à nouveau possible d’emprunter le téléphérique. L’envol est-il à nouveau possible ?

Rénover l’inachevé

Certaines parties du projet de 1932 n’ont jamais été réalisées (probable conséquence de la crise des années 1930). L’hôtel qui devait se trouver à l’arrière du bâtiment dans un grand volume symétrique n’a pas vu le jour, tout comme le restaurant prévu initialement dans la salle panoramique. Dès lors, fallait-il achever le projet d’origine? Devaux & Devaux sont d’avis que non. Ils ont préféré mettre en valeur ce qui existe aujourd’hui, tout en cherchant à l’améliorer. Les architectes ont approché chaque partie du bâtiment avec la méthode de réhabilitation qui semblait la plus pertinente. Le plus souvent, restauration et transformation se complètent.

Une logique de restauration a été appliquée à la galerie d’arrivée. Ici, Devaux & Devaux ont cherché le plus possible à conserver les éléments d’origine. Le sol à damiers en grès cérame d’époque, caché depuis des années sous un revêtement en caoutchouc, est enfin considéré à sa juste valeur. Les menuiseries des fenêtres, le vert clair des murs, ainsi que les panneaux publicitaires, ont été reproduits à l’identique grâce à des photos et des dessins d’archives. L’espace retrouve sa qualité d’autrefois, la lumière y pénètre abondamment. Le béton de la façade a lui aussi bénéficié d’une restauration consciencieuse. Pour en retrouver l’aspect brut, il a fallu enlever l’enduit de 3 cm d’épaisseur projeté dans les années 1980. Autre bonne nouvelle, le bardage métallique incongru qui défigurait la partie haute de la gare a disparu.

D’autres parties du bâtiment ont été transformées, afin d’adapter les espaces aux nouveaux usages2. C’est le cas pour le volume du haut, prolongé afin d’accueillir une salle de séminaire. La plateforme d’arrivée des cabines, quant à elle, est à nouveau à l’air libre. Au bout de la galerie d’arrivée, les visiteurs et visiteuses ont désormais le choix: prendre un escalier qui mène à l’extérieur, ou se rendre sur leur gauche, dans le bâtiment-socle qui accueille une salle d’exposition et une boutique. Un des changements les plus significatifs a lieu dans la salle panoramique. Les architectes avaient su convaincre le jury en proposant d’y installer un restaurant. Mais pas question de reproduire celui des esquisses de Braillard. L’état d’inachevé, qui caractérise cet espace depuis si longtemps, a été pris en compte lors de la transformation. Le plafond est laissé brut, les nouveaux revêtements restent sobres: du béton quartzé pour le sol, du bois pour le noyau central qui sert aussi de bar. Afin de renforcer le dalle, un plancher connecté a été mis en place et du béton (renforcé d’armatures) a été coulé dans les espaces entre les poutres jumelles qui supportent la salle panoramique.

Le difficile équilibre des volumes

Pour desservir les programmes en hauteur, une tour-escalier en béton a été construite qui permet de rejoindre le bâtiment principal en empruntant des passerelles. Placée en retrait, cette nouvelle construction peine à s’intégrer à l’architecture d’origine. Il semble que Devaux & Devaux aient cherché à éviter la confrontation avec Braillard. Manque d’audace? Il faut dire que le corps-à-corps avec l’architecte genevois peut faire peur. Connu pour avoir conçu des volumétries puissantes, monolithiques, dont la lecture se fait au premier coup d’œil, Braillard était passé maître dans la composition des volumes. En rajouter un nouveau sans perturber l’ensemble s’avère périlleux.

Toutefois, le retrait de Devaux & Devaux par rapport à l’ouvrage d’origine peut tout aussi bien passer pour de la modestie, un signe de respect. Cette tour-escalier en béton est aveugle, ce qui n’était pas le cas sur les rendus de concours. Ce changement a été opéré durant la crise du COVID, nous confie David Devaux, pour des raisons d’économies. Il répondrait également à la volonté de ne pas gâcher la surprise de la vue que l’on a depuis la terrasse du haut. Un mur d’escalade, placé sur le pignon ouest de la tour, anime un peu cette grande surface de béton.

Architecture et paysage, d’égal à égal

Plusieurs terrasses ont été créées et aménagées par Devaux & Devaux. Le toit de la gare supérieure, désormais accessible, offre un vaste panorama sur le paysage alentour, le Léman, le Jura ou encore les Alpes. Il faut dire que le téléphérique permet de prendre du recul en même temps que de la hauteur. Une fois arrivé au sommet, on peut scruter le territoire du Grand Genève, observer les mutations qui s’opèrent dans son paysage. Conscient·es de ce potentiel inexploité, les acteurs et actrices du projet de réhabilitation ont cherché à renforcer les liens qui unissent la gare haute à son environnement extérieur. Alors que le projet de Braillard démontrait en quelque sorte la capacité de l’homme à maîtriser la nature par la technique3, le projet de 2024 tend à créer une relation plus apaisée, d’égal à égal entre architecture et paysage.

L’architecte paysagiste Pascal Olivier a cherché à simplifier au maximum les aménagements extérieurs. Des constructions hétéroclites s’étaient accumulées au cours du temps ; il fallait désencombrer l’espace. Un travail subtil a été fait sur le profilé des talus au bord du bâtiment, afin de pouvoir se passer de la plupart des garde-corps à l’extérieur. Sur l’esplanade à l’est du bâtiment de Braillard, un long muret autrefois surmonté d’une barrière sert maintenant de siège pour admirer la vue. Afin d’éviter au maximum le transport de nouveaux matériaux en camion, la terre excavée lors de la construction de la tour-escalier a été utilisée pour modeler les talus. En ce qui concerne la consommation d’énergie, l’installation de certains systèmes (chaudières à bois, récupération des eaux pluviales) devrait permettre d’adapter le bâtiment aux standards actuels. La gare de départ est désormais équipée de panneaux photovoltaïques en toiture, contrairement à la gare d’arrivée, où les considérations patrimoniales ont certainement pris le dessus.

Toutes ces interventions, précises et adaptées à chaque partie du bâtiment, font que l’architecture retrouve un peu de sa légèreté. Pour autant, les architectes n’ont pas versé dans la nostalgie et ont répondu aux défis imposés par le présent. L’envol promis par Maurice Braillard en 1932 est à nouveau possible. Quand l’atmosphère se fera lourde à Genève ou en France, on pourra toujours s’évader au Salève, se laisser aller aux rêveries aériennes et aux méditations sur le panorama d’un paysage en construction.

Notes

 

1. Selon les mots de Paul Marti, dans « Rhétorique du béton armé », in Maurice Braillard, pionnier suisse de l’architecture moderne, Genève, Ed. Fondation Braillard Architectes, 1993, p. 71. À propos du projet de Braillard, voir également l’article de Béatrice Manzoni, « Le téléphérique du Salève », in Échos Saléviens : revue d’histoire locale, n° 10, 2001.

 

2. La gare basse du téléphérique a également été réhabilitée, afin d’améliorer l’accueil des visiteurs et visiteuses. Le texte se concentre ici sur la gare d’arrivée.

 

3. Pour mieux comprendre l’exploit technique que représentait le téléphérique du Salève à l’époque de Braillard, voir : Manzoni, 2001.

Réhabilitation du téléphérique du Salève, Haute-Savoie (F)

 

Maîtrise d’ouvrage: Groupement Local de Coopération Transfrontalière

 

Architectes: Devaux & Devaux Architectes, Paris

 

Paysagistes: Pascal Olivier

 

BET Fluides: Louis Choulet

 

BET Structure: BATISERF

 

Économistes  BMF

 

Acoustique: Studio DAP

 

Cuisine: GCI Grande Cuisine Ingénierie

 

Scénographie et signalétique: Designers Unit

 

Sécurité incendie: Batiss

 

Concours: Mai 2018

 

Début des travaux: 2021

 

Livraison: Septembre 2023 – septembre 2024

 

Surface: 1935 m2 SDP et 4195 m2 d’extérieur

 

Coût travaux: 12.7 mio €

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