(Mi)lieux de vie: de la pédagogie à la cartographie
Catherine Perret revient sur les fictions cartographiques menées dans les Cévennes par Fernand Deligny. Se dessine d’emblée une distinction entre deux types de pédagogies radicales: l’une se référant à la notion d’institution scolaire et l’autre à celle de milieu scolaire.
Tout au long de ses essais, Fernand Deligny inscrit la logique de ses expérimentations dans l’histoire de son enfance et dans l’expérience décisive que fut pour lui le passage de la porte de l’école. «Il fallait que je rentre là-dedans», écrit-il. Mais comment faire? «En fait, reprend-il, j’y étais rentré; et, avec une petite fille, on faisait des traces. On faisait des rues dans la cour et elle allait faire les courses à l’épicerie et à la boulangerie. Et alors, ces traces qu’on faisait, c’était du dehors qui était dedans. Mais les autres piétinaient sans cesse nos traces. C’était dramatique. Il fallait les refaire sans arrêt.»
Cette histoire nous met face au choix qui se pose lorsque nous parlons de pédagogies radicales : que faire du dehors? De la ville? Des habitants? Du commerce entre les uns et les autres? Les laisser dehors et construire l’école comme un lieu préservé? Les impliquer dedans, en veillant à ce que les frontières entre le monde et l’école restent perméables? Dans un cas, il s’agira de repenser l’institution scolaire. Dans l’autre, de s’interroger sur le milieu dont l’école peut être ou non le lieu.
Institution ou milieu?
Ces deux concepts dessinent deux formules de radicalité. La première suppose acquise l’homogénéité sociale, la relation entre l’enfant et l’adulte. Elle vise la réforme de l’école en tant qu’outil de socialisation. Elle fait comme si l’enfant était a priori dans le même monde que l’adulte et les adultes partie prenante d’une seule et même société, les seconds devant conduire les premiers à accéder à la même place qu’eux. La seconde, plus circonspecte quant à la consistance a priori du social, vise à créer un milieu. Elle part de la singularité des individus adultes et enfants réunis «là», par les circonstances, et qui doivent inventer une vie ensemble. Elle part du commun qui s’ébauche alors. Elle cherche à créer un espace-temps à partir des histoires qui traversent chacun et des milieux qui l’ont formé. Un lieu où la relation entre les adultes et les enfants n’est ni définie par avance, ni même postulée comme fait social déjà là, préformé par le fait familial.
Le choix de repenser l’école à partir d’une homogénéité sociale supposée ou à partir de l’hétérogénéité des corps vivants-parlants repose en dernier recours sur la représentation que l’on a de la relation entre la pensée de l’enfant et celle de l’adulte, et de leur identité différée. S’agit-il d’une différence simplement temporelle qu’il faudrait résorber en développant l’intelligence infantile jusqu’à un stade adulte lui permettant de s’intégrer à la société? Ou s’agit-il d’une différence fonctionnelle, l’altérité de l’appréhension enfantine du monde renvoyant l’adulte aux limites de l’espace dans lequel il échange avec ses semblables? Avant la question du développement de l’enfant, se pose alors celle de penser le hiatus entre le milieu où vit l’enfant et celui où vit l’adulte. Il s’agit alors, en pensant ce hiatus, de créer un milieu où le passage de l’un à l’autre fasse sens pour l’un comme pour l’autre.
Il y a donc un choix entre deux cadres épistémologiques. D’un côté on trouve la «méthode naturelle» du pédagogue Célestin Freinet, de l’autre les cartographies de l’éducateur Deligny. Entre ces pistes, nulle exclusive. Deligny avait lu Freinet et s’est explicitement inspiré de lui. Mais une divergence philosophique quant aux priorités et, par conséquent, la possibilité d’argumenter pour l’une ou l’autre de ces positions.
Dûment exposée, la méthode de Freinet a fait école. En revanche, la piste expérimentale ouverte par Deligny demeure à l’état de légende. C’est pourquoi je souhaiterais indiquer ici les fondements qui pourraient lui servir de substrat argumentatif à partir du dialogue que ses écrits mènent avec Claude Lévi-Strauss d’une part et avec le psychologue Henri Wallon de l’autre.
«L’illusion archaïque»: société versus culture
Repartons donc de cette porte par laquelle il faut passer pour «rentrer là-dedans», à l’école, et de la remise en question implicite de l’école définie comme antenne d’une société dans laquelle tout enfant humain se devrait de savoir nager «tout naturellement». Et si le lieu commun présupposé entre les enfants et les adultes dont l’école est le nom n’existait pas? Et s’il fallait le fabriquer comme le font ces deux enfants qui dessinent la carte de la ville dans l’enceinte de l’école et qui installent «là», avec cette marelle où le rôle du ciel est occupé par le quotidien des adultes, un nouveau milieu de vie: un espace-membrane perméable au dehors. Un espace d’échange avec les adultes. Un espace qui donc n’existait pas.
Avec ce tracé enfantin, Deligny indique le travail de l’échange qui, comme l’écrit Lévi-Strauss, «transforme les sujets en partenaires et les objets en valeurs». Il met en évidence la compatibilité virtuelle entre la pensée de l’enfant et celle de l’adulte. Il souligne à la fois l’universalité logique de la pensée enfantine, capable de reconstituer la cartographie de la ville, et sa différence, visible en ceci que cette pensée opère par le «tracer». Dans un chapitre des Structures élémentaires de la parenté, intitulé L’illusion archaïque, Claude Lévi-Strauss aborde la question de cette universalité de la pensée de l’enfant à partir des observations de la psychanalyste Susan Isaac sur les modalités du don chez les enfants. A la suite de celle-ci, il montre que le don enfantin relève de structures mentales et de règles de socialité reposant sur les mêmes règles que celles qui gouvernent la vie sociale de l’adulte, sur des logiques transactionnelles identiques et, par conséquent, comme le montre également la psychologie expérimentale, sur une intégration très précoce des schèmes logiques de relation qui déterminent le raisonnement.
L’idée d’un archaïsme de la pensée enfantine est une illusion. Comme la pensée adulte, la pensée de l’enfant est situationnelle: elle est déterminée par l’expérience et les exigences du milieu. C’est pourquoi elle s’exerce différemment. Car, montre Lévi-Strauss, l’espace d’échange où s’exerce la logique enfantine n’est pas le même que celui de l’adulte. Du fait de l’ignorance de l’enfant, sans doute. Mais surtout, du fait que là où la pensée de l’adulte s’exerce dans l’espace restreint de sa culture, celle de l’enfant se meut dans un espace plus vaste et plus flou, encore peu quadrillé par les apprentissages sociaux relatifs à la culture. L’espace où se meut la pensée de l’enfant est l’espace de ce que Lévi-Strauss appelle, par opposition à la culture, la société. Individu moins spécialisé que l’adulte, l’enfant pense suivant les mêmes schèmes logiques de sociabilité que cet adulte, mais il les exerce dans une situation floue et distendue et d’autant plus distendue que la partition entre enfant et adulte est étroitement normée, comme c’est le cas dans les sociétés occidentales modernes. Se référant à la définition freudienne de l’enfant comme «pervers polymorphe, Lévi-Strauss écrit : «Envisageant la relation entre les attitudes sociales de l’enfant et les différents types d’organisation réalisés par les sociétés humaines, nous dirions volontiers, de la même manière que l’enfant est un ‹social polymorphe ›».
L’enfant dessine
L’analyse du dessin d’enfant permet de concrétiser ce qu’il en est de cet espace de jeu entre le social (où se meut la pensée enfantine) et le culturel (où l’adulte trouve ses marques), du non recouvrement de l’un par l’autre, de sorte qu’il faille supposer la création d’un espace « autre » pour que l’échange entre l’enfant et l’adulte ait lieu. En établissant l’existence d’un modèle interne au principe du dessin de l’enfant, Georges-Henri Luquet avait, dès son livre de 1927 Le dessin enfantin, montré que l’étrangeté des constructions spatiales propres à la création enfantine ne tient pas à l’inadéquation de ses représentations ni même à la seule maladresse, mais à l’exercice d’une pensée spécifique à visée indissociablement cognitive et relationnelle. Il avait ainsi montré que l’enfant dessine pour créer un espace où communiquer et, avant tout, pour communiquer avec l’adulte. Mais c’est Wallon qui, avec le concept d’espace graphique, explore véritablement la profondeur du hiatus entre l’espace objectif des objets mesurables où se meut la pensée adulte et l’espace incorporé par le tracé enfantin, ainsi que les conditions du passage entre les deux.
Posant la question de savoir ce que fait l’enfant lorsqu’il dessine, Wallon décrit son geste suivant une double logique, intéroceptive d’un côté, proprioceptive, de l’autre. Traçant, l’enfant expérimente son adresse. Mais avant cela, il éprouve la résonance interne de ce geste en lui, le plaisir ou le déplaisir qui l’accompagnent. Il se livre à une exploration de son propre corps. Il assume les limites de son geste dans l’espace. Il se fabrique une enveloppe psychique qui lui permet de sélectionner ce qu’il prend et ce qu’il rejette du milieu qui l’entoure. Il s’approprie le monde ambiant.
Cette double opération d’auto-exploration et de conquête le situe au sein d’un milieu auquel il peut désormais s’adresser. Le schéma corporel qui se forge ainsi, par le tracé du dessin, projette, distinct de l’espace des objets du monde, un espace graphique orienté au sein duquel les traces deviennent tracés situés et adressés, traits incorporés, sur lesquels le corps peut prendre appui pour se dégager du monde des objets et apprendre à disposer de ces objets. C’est alors et alors seulement que ce corps peut s’abstraire du monde et le symboliser, regardant non plus simplement des traces ou des tracés, mais des formes se détachant sur ce qui est devenu un fond.
Devenu support d’inscription, l’espace de projection incorporé qu’était l’espace graphique flotte désormais hors du corps : il s’est matérialisé en parois, tableaux, cartes ou écrans que Wallon interprète comme autant de manifestations sensibles de la présence de corps humains dans le monde, comme autant de signes de la non homogénéité de ces vivants-parlants avec les objets de ce monde. Il montre ainsi que l’espace transcendantal de l’échange est incarné et que cette incarnation repose sur l’invention de ces supports d’inscription.
Le concept d’espace graphique souligne le hiatus entre l’espace objectif produit par l’appareil normatif d’une culture donnée (pour nous l’espace géométrique et perspectif) et l’espace de l’échange entre corps vivants parlants. Que « l’enfant dessine » n’est donc pas seulement un fait anthropologique. C’est le signe que l’espace de l’échange n’est pas le monde des leçons de choses ou celui des connaissances partagées, mais un espace complexe informé par une multiplicité de supports, traces eux-mêmes de l’incorporation d’une multiplicité de pratiques hétérogènes. Depuis le tracé enfantin jusqu’aux techniques adultes. Depuis l’enfant retraçant à l’intérieur de la feuille de papier le cadre de son dessin jusqu’aux algorithmes qui font apparaître l’information sur nos écrans d’ordinateurs.
Pourquoi des cartes?
Henri Wallon a joué un rôle essentiel dans les expérimentations institutionnelles de Deligny. Grâce à lui, Deligny put faire financer le réseau de la Grande Cordée1 qui permit à des dizaines de jeunes gens désignés comme pervers, inadaptés ou débiles de trouver les circonstances susceptibles de secréter pour eux un milieu vivable. Deligny le cite également comme une des références philosophiques majeures de la dernière de ses «tentatives», menée de 1966 à 1996, dans les Cévennes où Deligny vécut avec quelques amis en présence proche d’enfants autistes. Il se confronte alors de façon maximale à cette question du hiatus entre social et culturel. Même s’il put avoir des effets éducatifs ou cliniques, son projet n’est ni d’éduquer ni de soigner. Il le définit comme la recherche de «ce qui pouvait nous manquer pour que ce ‹nous-là› à leurs yeux soit inexistant, pas tout à fait.»
Comment créer un espace perceptif commun aux uns et aux autres, indépendamment de tout échange discursif? L’invention des cartes procède alors d’un cheminement qui recroise à divers niveaux la distinction opérée par Wallon entre intelligence spatiale et intelligence discursive, reprise dans la distinction entre espace graphique et espace objectif.
Toute la question est: «Là.» Comment inventer un là où «nous» puissions vivre en l’absence de tout espace phénoménal commun, si tant est que cet espace phénoménal se soutient de constructions imaginaires et symboliques – lesquelles font défaut ou quasiment aux enfants souffrants d’autisme infantile précoce dont s’occupe Deligny alors qu’elles innervent le monde des jeunes adultes? Comment créer de toutes pièces un territoire sensoriel dans lequel chacun puisse s’orienter dans le temps et l’espace, s’engager dans un rythme commun mais également laisser les traces de dérives inattendues, percevoir la régularité de la vie de groupe mais aussi les scansions d’initiatives individuelles?
Reprenant les réflexions qui avaient été les siennes lorsqu’instituteur spécialisé il avait saisi que c’était en fictionnant par la narration l’espace de la classe qu’il pouvait engager des enfants dits asociaux dans une situation commune, Deligny invente différents outils de fictionnalisation du «là»: dispositifs territoriaux, caméra, ainsi que ces cartes dont il dit que ce fut là sa principale trouvaille.
En quoi consistait cette pratique demeurée vive dans le réseau durant une dizaine d’années? Dans le tracé quasi quotidien par chaque «présence proche» des mouvements, des gestes ou des attitudes prises par chacun au lieu où il/elle s’est trouvé-e ce jour là en compagnie des «enfants». Du papier calque est utilisé à cet effet de sorte que, jour après jour, grâce à ce travail de mémorisation manuel, la récurrence des trajets et des activités mais également la survenue d’événements et de dérives inattendues se fassent jour et prennent forme. Une archive commune naît ainsi donnant lieu à remémoration, comparaison, repérage de comportements immémoriaux, comme de foyers incandescents où soudain quelque chose s’est passé, est repassé et se passe encore. Le territoire, le «là» impossible, s’écrit ainsi mois après mois au fur et à mesure que s’inscrit la mémoire de coïncidences et d’aléas dont parallèlement l’écriture de Deligny fait légende.
En permettant à chacun de se projeter dans un même espace abstrait et abstrait non par le sens comme c’est le cas de l’espace objectif, mais par les graphes qui dressent le tableau de la vie de cette «ethnie singulière», les cartes opèrent sur le modèle de l’espace graphique analysé par Wallon. Elles le font à l’échelle d’un groupe humain que ne lie aucune connivence culturelle. Elles permettent à ce milieu de prendre corps hors de lui-même dans ces cartes qui projettent, tel un schéma corporel commun, un territoire sensible, orienté, situé et adressé, distinct du territoire empirique, un corps commun de sensations, qui rend échangeable entre les adultes et les enfants un ensemble de perceptions nécessaires à l’agir ensemble. Grâce à l’espace territorial que les cartes incorporent et inscrivent, aussi réellement que l’enveloppe psychique incorporée et inscrite par le dessin de l’enfant, Janmari peut prendre part à la fabrication du pain, aux travaux ménagers, à la coupe du bois, et à l’occasion partager avec tel ou tel l’émotion d’un son, d’un rythme, d’une lumière qui fuse comme un jet d’eau.
Outre qu’elle nous rappelle le hiatus structurel entre espace objectif et espace d’échange, lequel repose sur la distinction entre fait social et fait culturel, et le double fondement de l’intelligence humaine, discursive d’un côté, graphique de l’autre, la trouvaille des cartes nous instruit de la possibilité toujours ouverte de créer cet espace d’échange lorsque la culture a raté son œuvre et que le lien semble faire défaut. Elle nous indique également que cet espace est à trouver non pas directement dans le réel, mais médiatement, dans l’invention de supports d’inscription mémoriels inédits. Alors que tous les spécialistes s’interrogent sur l’échec scolaire et que, de réformes pédagogiques en réformes pédagogiques, ils échouent à penser la question de ce préalable qu’est la création d’un «là»où adultes et enfants puissent échanger, cette trouvaille est peut-être au propre comme au figuré une carte à jouer.
Note
1. «La grande cordée» est un réseau national créé en 1950 par Fernand Deligny pour offrir à des adolescents des possibilités d’insertion sur tout le territoire français.