«Nous voulons aborder l’évolution technologique de manière pragmatique»
Lors de l’Assemblée des délégués de la SIA d’avril dernier, l’architecte Christoph Maurer a été élu président de la nouvelle Commission centrale pour la gestion de l’information (ZI). Il expose dans cet entretien les défis auxquels il doit faire face.
Christoph Maurer, vous avez été élu à la tête de la ZI. Votre élection marque la création de la ZI...
Christoph Maurer: (rires) pour le moment, je suis la ZI. Il s’agit à présent de déterminer comment positionner la commission et ses thématiques – nous pourrons alors recruter les personnes adéquates. C’est beaucoup de travail en perspective, car la ZI doit définir comment traiter l’information numérique à l’avenir. Elle devra également s’interroger sur l’impact d’une intensification de la collaboration numérique sur les bureaux d’études et les acteurs des projets.
Concrètement, en quoi consisteront les tâches de la commission?
Nous reprenons le flambeau de la Commission des normes informatiques (KIN) – dont la ZI constitue l’organe successeur à un niveau plus élevé – et assumons ses tâches en cours. Cela concerne en particulier la norme SN EN ISO 19650 Organisation et numérisation des informations relatives aux bâtiments et ouvrages de génie civil. D’autres missions sont déjà dans notre ligne de mire. Par exemple, on remarque depuis un certain temps qu’à la SIA, normes et règlements ne sont pas adaptés au traitement des informations numériques. Cela signifie que les révisions à venir devront davantage tenir compte de la gestion de l’information. Nous veillerons également à l’harmonisation de la terminologie de ces textes normatifs. Par ailleurs, il nous faut intégrer d’une manière ou d’une autre l’évolution numérique – sur laquelle nous ne pouvons qu’exercer une influence partielle. Nous pouvons soit laisser les choses se faire et nous contenter de réagir ensuite au statu quo, soit essayer, à notre échelle, de façonner cette mutation.
Par «évolution numérique», vous entendez «transformation numérique»?
En soi, la transformation numérique est une conséquence de l’évolution technologique. Et les moteurs sont multiples: les ordinateurs toujours plus rapides et plus accessibles financièrement, l’apparition de nouveaux outils ou encore l’essor de la robotique. Sans compter que la transformation numérique se traduit également par l’ouverture du champ des possibles à un autre niveau, peut-être même à mille lieues de ce qui avait été imaginé au départ. Elle résulte bel et bien d’un ensemble de facteurs. Il ne faut pas chercher à diriger ou à freiner cette évolution. Nous devons plutôt déterminer ce qui est adapté à la pratique et qui fonctionne, ce qui a fait ses preuves et ce qu’il vaut mieux laisser de côté. Il s’agit ici d’une approche pragmatique qui me tient à cœur.
Vous avez mentionné la gestion de l’information. Qu’entendez-vous par là?
La difficulté réside dans le fait que la définition des termes «information» et «gestion de l’information» n’est pas univoque. Ce terme ne m’enchante guère, ne serait-ce qu’en raison du mot «gestion», qui ne soulève pas l’enthousiasme en construction. Néanmoins, nous sommes entre-temps parvenus à un stade où les termes «gestion des données» et «gestion de l’information» ne sont plus synonymes de déclenchement des hostilités. On admet aujourd’hui que «gérer» signifie travailler sur un plan qui n’est pas directement opérationnel, c’est baliser le terrain – une tâche qui demande de la stratégie, de l’expérience, des standards et des normes. La gestion de l’information est à comprendre selon cette perspective.
Mais pour une tâche du quotidien, n’est-ce pas aller trop loin?
Cela dépend beaucoup de la nature des projets et de leur envergure. Dans le cadre de projets très complexes, on remarque rapidement que si l’on veut que les informations générées se trouvent au bon moment au bon endroit, des ressources et du savoir-faire sont indispensables.
L’un des objectifs essentiels de la gestion de l’information est d’assurer que les informations engendrées par la partie A puissent être comprises par la partie B – un aspect auquel il faut penser dès la création de l’information.
Pouvez-vous me citer un exemple?
Il arrive régulièrement qu’une entreprise travaille avec une ancienne version d’un plan et que, de ce fait, des erreurs sur le chantier soient à rectifier - un surplus de travail chronophage qui, de surcroît, nuit à la qualité. Autrefois c’était bien plus simple: le plan établi était accompagné d’une liste qui permettait de savoir qui avait reçu quelle version du plan. Aujourd’hui, les moyens de générer, stocker, partager et interpréter les informations sont bien plus complexes. Des problèmes de traçabilité peuvent rapidement survenir. C’est la raison pour laquelle, en matière de gestion de l’information, il est essentiel d’assurer le suivi des informations afin de savoir à qui elles ont été transmises, quand, dans quel état et par quel moyen.
Tous ces changements reposent sur l’évolution technologique, ou la transformation numérique – quel que soit le nom qu’on lui donne. Faut-il la craindre ou s’en réjouir?
Un peu des deux, très certainement. Pourquoi devrait-on la craindre? Parce qu’elle vient complexifier davantage notre société. Des connaissances plus approfondies s’avèrent nécessaires et, pour les acquérir, nous avons besoin de formations spécifiques. Il nous faut donc inciter les personnes à se former ou à se spécialiser en conséquence. Dans le même temps, certaines personnes vont se retrouver coupées de ces nouveaux processus qu’elles ne parviennent pas à maîtriser, alors même qu’elles étaient parfaitement opérationnelles auparavant.
Et pourquoi devrait-on s’en réjouir ?
Parce que le gain en efficience est indéniable. Il ne s’agit pas de rationaliser au détriment de l’humain, mais plutôt d’automatiser autant que possible les tâches répétitives et chronophages. Prenons un exemple: je souhaite déposer une demande de permis de construire. À l’heure actuelle, des personnes sont chargées de vérifier si la hauteur de construction autorisée est respectée sur mes plans. Cette vérification est susceptible de durer des mois. Pendant tout ce temps, je ne peux que continuer mon travail en supposant que ma demande sera validée – avec le risque que tout ce que je fais se révèle inutile en cas de refus. Ou alors, on numérise le processus. Dans ce cas, je pourrais savoir dès la soumission de la demande si mon ouvrage est trop haut ou non. Je peux donc réagir en conséquence et rectifier le tir beaucoup plus rapidement. Cela permettrait également à l’autorité compétente d’économiser des ressources pour les vérifications qui ne peuvent pas être automatisées.
On assimile généralement la numérisation de la branche de la conception au BIM. Mais ce n’est pas tout à fait exact, n’est-ce pas?
Le BIM est bien plus qu’un simple modèle 3D. Et penser de la sorte revient à adopter une vision réductrice du BIM car l’idée de base va en effet beaucoup plus loin. Il s’agit de modéliser des informations numériques de façon à les rendre utilisables dans la pratique. La modélisation 3D est une possibilité et il en existe d’autres, essentielles pour des projets de plus grande ampleur. Nous traitons une grande quantité d’informations dans les bases de données, tandis que d’autres continuent d’exister uniquement sous forme de documents électroniques. C’est l’ensemble de ces informations qui constitue le modèle numérique de l’ouvrage.
Pouvez-vous à nouveau me donner un exemple?
Nous travaillons actuellement dans le terminal 3 de l’aéroport de Francfort avec une liste de portes contenant 9000 entrées. Ce n’est pas gérable sur Excel. Nous avons besoin d’une base de données. Bien que le modèle inclue un grand nombre d’informations relatives aux portes, nous sommes confrontés à une difficulté: pour des raisons diverses et variées, de nombreux acteurs du projet ne peuvent pas exploiter ce modèle. Il en résulte qu’une part importante d’informations ne sont pas disponibles en intégralité dans le modèle 3D – une partie étant disponible sous forme de plans en 2D, une autre sous forme de modèle 3D, une autre encore sous forme de bases de données, de procès-verbaux, de descriptifs des prestations ou de fiches techniques. Nous sommes donc contraint·es de poursuivre le projet avec des centaines de milliers de documents PDF. Je suis convaincu que nous devons considérer le BIM comme un volet – pour ne pas dire le volet majeur – de la gestion de l’information à l’échelle des projets.
Revenons-en à la ZI: elle endossera une fonction transversale au sein de la SIA. Qu’est-ce que cela signifie?
Les deux Commissions centrales existantes sont respectivement en charge des normes et des règlements. La gestion de l’information ne peut pas jouir de la même indépendance. Aucune norme ni règlement propre sera élaboré au sein de la ZI, mais elle collaborera étroitement avec les autres commissions. Aussi, la gestion de l’information sera de plus en plus intégrée dans les normes et règlements. Reprenons l’exemple de la demande de permis de construire: le format et les exigences sont définis par les autorités compétentes. Dans le même temps, cette démarche fait partie d’une prestation d’étude figurant dans les règlements concernant les honoraires. Admettons que la demande de permis de construire se fasse par voie numérique à l’avenir, cela aura un impact sur les prestations, la charge de travail et, inévitablement, sur les honoraires. Cela donnera lieu à des discussions sur deux plans: d’un côté nous devons aider à définir la façon dont les informations numériques parviennent aux autorités compétentes et, de l’autre, nous devons penser aux répercussions sur les honoraires.
Quand débuteront les premiers travaux de la commission?
Dès que nos équipes seront constituées. Au début, nous ne pourrons peut-être pas travailler en effectif complet sur tous les thèmes que nous souhaitons aborder. Mais nous comptons tenir les premières réunions entre début septembre et mi-octobre.
Quel thème la ZI doit-elle aborder en priorité?
Nous sommes en train de fixer les priorités pour les nombreux thèmes à venir. Nous informerons sur le sujet en temps voulu. À titre personnel, plusieurs préoccupations me tiennent à cœur, telles que la demande de permis de construire numérique, dont j’ai déjà parlé. Une autre a trait au processus d’appel d’offres et à la passation des marchés. C’est surtout pour les projets de grande ampleur que nous constatons des problèmes majeurs lorsque la continuité numérique n’est pas assurée. Si l’on reprend l’exemple des 9000 portes, elles proviennent d’environ dix entreprises différentes. Mais qui fabrique quelle porte et où? Pour le savoir, et surtout pour pouvoir suivre les changements ultérieurs, les processus numériques sont décisifs. Sinon les coûts explosent, puisqu’on produit des portes inutilisables qui repartent directement à la poubelle. C’est la réalité à laquelle nous sommes confronté·es en ce moment, et nous devons reprendre les choses en main. Il s’agit là de deux thèmes parmi tant d’autres. Les questions de durabilité, et notamment dans le cadre de la taxonomie européenne, gagnent également en importance et nous souhaitons nous y atteler de manière intensive.