«Rien de plus qu’une corde à linge»
Cinéma : Gateways to New York. Othmar H. Ammann and His Bridges
Derrière la conception de la plupart des ponts qui marquent la skyline de Manhattan se cache un ingénieur suisse: Othmar H. Ammann (1879-1965). Quittant le Vieux Continent peu après la fin de ses études à l’EPFZ, il a construit sa carrière aux États-Unis, où la presse l’a en son temps célébré sous le nom d’artist in steel. Dans un vertigineux documentaire primé aux récentes Journées de Soleure, le réalisateur Martin Witz brosse le portrait de l’homme derrière l’ingénieur.
SIA: Vous venez de remporter le « Prix du public » des Journées de Soleure. Cette distinction vous a-t-elle surpris?
Martin Witz: Absolument! Ce prix marque la reconnaissance du public, c’est pourquoi il est si précieux aux yeux des réalisateurs. Étant donné qu’il repose en grande partie sur l’émotion suscitée par le film, c’est d’autant plus rare de l’obtenir pour un documentaire, d’où mon étonnement lorsque je me suis vu remettre cette récompense!
Vous avez découvert Othmar H. Ammann en faisant des recherches pour un autre projet. En quoi vous a-t-il fasciné?
Je suis tombé sur lui un peu par hasard. J’ai d’abord été intrigué parce qu’il a conçu des ponts emblématiques, et ensuite parce qu’il est suisse. Mais il a vraiment éveillé ma curiosité lorsque j’ai découvert son histoire, et plus particulièrement son parcours professionnel. Il l’a construit grâce à sa détermination, son savoir-faire – tant ses aptitudes pratiques que ses compétences d’ingénieur –, sa faculté de se trouver très souvent au bon moment, au bon endroit. Il a pour ainsi dire été l’un des artisans de la modernité : lorsqu’il est arrivé à New York, on voyait encore circuler des calèches, les rues étaient jonchées de déchets et de crottin. À sa mort en 1965, il venait d’achever le plus grand pont automobile au monde, le pont Verrazano-Narrows : douze voies, deux étages.
Dans le film, Ammann apparaît comme quelqu’un de très réservé. L’avez-vous également perçu ainsi lors de vos recherches?
Il faut savoir que le film traite d’une personne décédée. C’est le premier défi. Ensuite, Othmar H. Ammann n’a presque jamais été filmé. Enfin, du peu de choses que nous avons découvertes à son sujet, il ressortait toujours qu’il était une personne très bienséante, presque austère...
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Ma chance a tourné lorsque j’ai découvert – archivés avec le plus grand soin à l’EPFZ – non seulement des centaines de lettres, issues tant de sa correspondance privée que professionnelle, mais aussi des articles, des discours, des descriptifs de projets, puisqu’il a dû les défendre sans relâche, surtout son premier pont, le pont George Washington. En plus d’être incroyablement prolifique, il avait également une belle plume. Ce sont vraiment ces textes originaux qui nous ont sauvé la mise au moment du montage : si nous ne les avions pas trouvés, le film n’aurait pu voir le jour. J’ai passé énormément de temps à fouiller ces archives, à relever tout ce qui pouvait présenter un intérêt, à le recopier et à le classer thématiquement. Ainsi, dès qu’il nous semblait qu’il serait bien de « faire parler le patron », il nous suffisait de trouver ce qu’il avait pu dire sur tel ou tel sujet et de l’intégrer au film.
Dans certaines scènes, l’ingénieur apparaît sous un autre jour. Dans les lettres qu’il adresse à sa femme Lilly, par exemple, restée en Suisse: il lui écrit que ce n’est que grâce à son amour qu’il parvient à tracer sa route avec tant de détermination et de légèreté.
Lorsqu’une personne semble aussi renfermée au premier abord, il est d’autant plus intriguant de découvrir d’autres facettes de sa personnalité. Avec tout le sérieux qui le caractérise, il n’en reste pas moins sentimental dans sa vie privée.
Pour pouvoir se consacrer au projet du pont George Washington, il a démissionné de son poste au sein du bureau d’ingénierie de l’Américain Gustav Lindenthal alors qu’il avait une famille à nourrir. Dans une certaine mesure, ne doit-il pas également sa réussite au courage de son épouse?
On peut effectivement dire que ce couple formait une excellente équipe. Il est certain qu’Ammann se reposait sur sa femme, qui le rassurait émotionnellement et le confortait sur le plan intellectuel. Mais je dois malheureusement dire qu’on ne dispose que d’assez peu d’éléments à son sujet. Dans les lettres qu’il lui adresse, il apparaît toutefois à quel point elle était importante pour lui : non seulement parce qu’il en était amoureux, mais également parce qu’elle était son alliée, sa référence.
Alex Mayo et Paul Deer, deux ouvriers qui appartiennent à la tribu iroquoise des Mohawks, contrastent avec le caractère un peu sévère d’Ammann. Comment avez-vous réussi à les rencontrer?
Si l’ingénieur est celui qui conçoit et dirige les opérations, ce sont les ouvriers qui construisent. J’ai donc tenu à les mettre en lumière. Je suis parti au Canada sans savoir si j’allais pouvoir rencontrer l’un de ces travailleurs. Ils menaient une dure vie de labeur sur ces chantiers, non sans répercussions sur leur espérance de vie. Puis soudain, j’ai eu la chance d’en rencontrer deux – le premier après avoir interrogé de nombreuses personnes, le second plutôt par hasard. En plus, ce sont deux messieurs très charmants, qui aiment évoquer leurs souvenirs et qui le font très bien.
Malgré leur grand âge, ils se montrent particulièrement facétieux...
En effet. Et ils rendent tangibles toute la fierté ouvrière et la passion liées à la construction de ces ponts.
Ammann était connu pour ses constructions épurées. « Un pont suspendu n’est rien de plus qu’une corde à linge tendue entre deux piliers à laquelle on accroche du linge – dans ce cas la route », a-t-il dit. Tenait-il plus de l’esthète ou de l’esprit pratique?
La question me dépasse un peu... Othmar H. Ammann est devenu célèbre parce qu’il a toujours su allier esthétisme, efficience, minimalisme et élégance. N’étant pas ingénieur, les compétences me font défaut lorsque j’essaie de mettre en rapport son travail de conception à proprement parler avec sa démarche esthétique – qui constitue une dimension essentielle de sa vision.
De plus, le fait que le pont George Washington soit aussi épuré, réduit à sa structure métallique, tient également au contexte économique de l’époque: la crise imposait des restrictions avec lesquelles Ammann a dû composer. Il a ainsi, avec ses premiers ouvrages, contribué presque malgré lui à l’architecture moderne. Lorsque Le Corbusier a déclaré publiquement qu’en plus d’être le plus beau pont au monde, c’était également le plus moderne et le plus élégant de tout Manhattan, Amman a eu le champ libre pour construire à sa manière.
L’effondrement du pont Morandi à Gênes, survenu alors que vous étiez en plein travail sur votre film, vous a-t-il particulièrement touché?
Effectivement, la nouvelle m’a ébranlé. Dans le même temps, j’en ai conçu un respect d’autant plus grand à l’endroit d’Ammann. Même sans être du métier, on a l’impression que ses ponts sont solides – et j’espère qu’ils le resteront encore des centaines d’années. De par leur conception, les zones sensibles sont placées de manière à ce que les inspecteurs et les techniciens puissent y accéder et intervenir en tout temps. Et cela se reflète dans le fait qu’il n’y a pas de corrosion invisible, ni de points névralgiques impossibles à atteindre. Tout est accessible. C’est pourquoi ses ponts ont la réputation de pouvoir durer une éternité – à condition d’être entretenus avec soin.
Gateways to New York. Othmar, H. Ammann and His Bridges (88’)
Sortie dans les salles romandes le 19.06.19
Projections en présence du réalisateur :
- jeudi 13 juin à 20:00, Cinéma Les Scala (avant-première)
- jeudi 20 juin à 20:30, Lausanne, Pathé Les Galeries
Pour chacune de ces deux séances, la SIA offre dix places gratuites aux premiers inscrits à media [at] sia.ch
Susanne Schnell, rédactrice au sein de l’équipe Communication de la SIA ; susanne.schnell [at] sia.ch