Ronchamp, les héritiers se déchirent
Débats autour du projet de Renzo Piano
Le projet de Renzo Piano pour la construction d’une nouvelle porterie et d’un monastère aux abords de la chapelle Notre-Dame-du-Haut œuvre maîtresse de Le Corbusier fait débat. La querelle, qui oppose les partisans du statu quo à ceux qui souhaitent voir évoluer ce site, s’inscrit dans une longue lignée de conflits autour de la colline de Bourlémont.
Douze sœurs clarisses de Besançon ont passé commande à Renzo Piano d’un nouveau couvent jouxtant la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp. Après un moment d’hésitation, les fondamentalistes corbuséens tentent actuellement de bloquer ou de dénaturer le projet : pétitions, conférences, campagnes de presse, exposition à la Cité de l’Architecture, le petit monde de l’architecture bruit d’arguments pour ou contre1. Mais la querelle ne peut se réduire à une mêlée confuse entre les gardiens du temple de la Fondation Le Corbusier, partisans du statu quo esthético-touristique, et les héritiers des fondateurs du site, qui voudraient lui donner «une valeur spirituelle ajoutée» avec un nouveau monastère de dix millions d’euros. Elle est enracinée dans l’histoire religieuse et culturelle, sinon régionale et européenne. Quand bien même la majorité des touristes et des protagonistes de la querelle considère Notre-Dame-du-Haut comme une icône intangible de la modernité, elle est aussi le produit instable de plusieurs siècles d’affrontements et de débats d’idées. C’est sans doute ce qui en fait la valeur, au delà de son indéniable originalité formelle.
Esthétique de rupture
Non pas que la vulgate corbuséenne ignore les vertus médiatiques de la controverse : la chapelle tire une bonne part de sa légitimité du rôle qu’elle a joué dans la querelle de l’art sacré des années 1950. Face à une hiérarchie catholique majoritairement saint-sulpicienne, les dominicains Couturier et Régamey défendaient alors une esthétique de rupture dans le bulletin de L’Art Sacré. Persuadés que l’œuvre d’un grand artiste incroyant (Léger, Lipchitz, Matisse, Le Corbusier) servait mieux l’évangile que celle d’un artiste croyant médiocre, ils ont poursuivi une inlassable activité de lobbyistes auprès de la bureaucratie religieuse de l’Est de la France, qui a effectivement confié à des artistes novateurs la construction et la décoration de quelques lieux de culte. La théorie minimaliste des dominicains («très peu suffit à l’essentiel», «il faut que les matériaux soient vrais») peut se comprendre comme réplique au réalisme socialiste alors dominant. Elle s’accordait assez bien à celle de Corbu, qui ne s’est pas fait faute d’utiliser les frères.
L’histoire de l’architecture2 retient donc que Couturier et Régamey ont littéralement fait construire Notre-Dame-du-Haut, avec l’appui du ministre de la reconstruction (Eugène Claudius-Petit) et l’aide d’une fraction progressiste de la bourgeoisie locale, souvent liée aux Monuments Historiques ou au négoce d’art (François Mathey). Les catholiques novateurs de 1955 maniaient le scoop architectural (Corbu à Ronchamp) pour «ouvrir l’église au monde». Le paradoxe veut que la génération suivante (Dominique Claudius-Petit, Jean-François Mathey) embauche Piano pour recentrer Ronchamp sur le «recueillement spirituel dans le silence». C’est ce que refusent de comprendre les opposants au projet de Piano. Arc-boutés sur le culte du grand homme et de la grande œuvre, ils soupçonnent les malheureuses Clarisses au mieux de vouloir introduire à Ronchamp le kitsch de Lourdes et du Mont Saint-Michel, au pire d’être le cheval de Troie d’une opération immobilière à venir. Les pétitions adverses se placent pourtant sur le même plan, étroitement culturel : quel serait l’effet, positif ou négatif, du projet Piano-Corajoud sur les bâtiments et le paysage «de» Le Corbusier ? Mais si Notre-Dame-du-Haut et son site, davantage qu’un «donné» topographique et architectural, étaient le résultat d’une lente sédimentation idéologique ?
Identité d’un lieu
La première chapelle mariale historiquement attestée date de 1857, trois ans après la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, un an avant les apparitions de Lourdes. Elle est construite sur un terrain privé, et financée par les propriétaires des mines de charbon de Ronchamp. Vaste bâtiment éclectique aux sept flèches, elle drainait mineurs et ruraux pour les pèlerinages de l’Assomption et de la Nativité de la Vierge. La chapelle joue brièvement un rôle politique après l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne en 1871 : la nouvelle frontière avec le Reichsland passe à 15 km de la colline. Le clergé patriote y organise des pèlerinages communs aux «optants » et aux nouveaux sujets de l’Empire. Ruinée par la foudre en 1913, la chapelle est reconstruite en néo-gothique dans les années 20 et 30, probablement avec l’argent des « réparations» exigées de l’Allemagne vaincue. Nouvelle destruction en 1944. Notre-Dame-du-Haut, qui servait de repère aux bombardiers alliés, est le théâtre de violents combats entre la division De Lattre et l’armée nazie qui font 250 morts français, essentiellement des troupes coloniales. Les nouveaux «dommages de guerre» de 1949 permettent d’envisager la reconstruction. L’archevêque lance un appel « pour les églises à construire dans les pays ouvriers (sic) du diocèse » ; les dominicains et l’élite locale imposent difficilement Corbu ; la ruine est rasée, la première pierre est bénie en 1954 pour le centenaire de l’Immaculée Conception, et la chapelle inaugurée l’année suivante. Elle a été consacrée en 2005 pour le cinquantenaire de son achèvement.
On voit qu’avant d’être un chef-d’œuvre consensuel de la culture labélisé Unesco, Ronchamp est le produit d’une histoire passablement conflictuelle. La contradiction entre pèlerinage dévot et pèlerinage architectural a été singulièrement illustrée par le premier chapelain, un caractériel qui pourchassait les visiteurs avec sa canne quand il n’essayait pas de les écraser en voiture. Le grand paysage lui-même, si souvent invoqué par Le Corbusier, Piano, Corajoud et les pétitionnaires, relève moins de l’émotion pure que de l’irrédentisme (« la ligne bleue des Vosges ») ou de la déprise agricole (la PAC). Après tant de passions religieuses et guerrières, on se demande pourquoi le modeste projet de Piano suscite tant d’indignation architecturale aujourd’hui3. Le site comporte quatre bâtiments de Le Corbusier (la chapelle mondialement célèbre, le monument aux morts «indigènes» de 1944, la maison du chapelain et l’abri du pèlerin), et une ancienne ferme transformée en billetterie devant son parking hideux. Piano propose simplement de démolir la billetterie-parking, remplacée par une nouvelle «porterie» en ailes de papillon, et de construire le couvent dans la pente à cent mètres au moins de la chapelle. Corajoud suggère de noyer dans la verdure un site que Le Corbusier avait vu chauve. En quoi menacent-ils «l’intégrité» ou «la virginité» du site ?
Religion et modernisme
Ronchamp voit s’affronter deux groupes d’ayants droit apparemment légitimes. L’uvre Notre-Dame-du-Haut, héritière des associations antérieures, propriétaire du site, de la chapelle, des dépendances et de tous les copyrights cédés par Le Corbusier devant notaire à Vesoul en 1956, titulaire en outre du permis de construire. Et la Fondation Le Corbusier, qui se drape dans le manteau de «légataire universel du droit moral et patrimonial». A l’insu des adversaires, la querelle participe d’un mouvement plus vaste de retour au sacré, inverse de celui du temps de la guerre froide. Le couple formé par les grands architectes et les religieux novateurs ne fonctionne plus comme naguère ; l’architecture « moderne » comme religion laïque de substitution cède du terrain à la religion «véritable» ; et l’héritage corbuséen perd progressivement sinon son aura, au moins une part de son statut semi-sacré.
Jean-Claude Garcias est architecte au sein du bureau TGT et associés, architecture, urbanisme et paysage à Paris
Notes
1 Voir les pétitions en ligne « Pour la sauvegarde du site de Ronchamp » et « Ronchamp, réhabilitation du site de Bourlémont ». La Cité de
l’Architecture et du Patrimoine à Paris expose le projet Piano jusqu’au 30 septembre 2008
2 Danièle Pauly, Le Corbusier : la chapelle de Ronchamp, Birkhäuser et Fondation Le Corbusier, 2008. Voir aussi les actes du colloque, Ronchamp : l’exigence d’une rencontre, uvre Notre-Dame-du-Haut, Ronchamp, 2007
3 « Renzo Piano soulève les passions », Le Moniteur des Travaux Publics, 18 Juillet 2008