Sponge City: réem­ployer l’in­fras­truc­ture in­dus­trielle d’une an­cienne bras­se­rie

Le site de bluefactory, à Fribourg, est le théâtre d’une expérience intéressante: transformer l’infrastructure industrielle de l’ancienne Brasserie Cardinal en corps d’éponge. Au-delà de la gestion intégrée des eaux, le projet Sponge City vise également à valoriser énergétiquement et par divers procédés de traitements innovants les eaux du site.

Date de publication
12-06-2024

Dans le contexte du changement climatique, l’artificialisation et l’imperméabilisation des sols posent de nombreux problèmes, particulièrement en milieu urbain. La multiplication des événements météorologiques extrêmes, allant souvent de pair avec un accroissement de leur intensité, accompagne la hausse globale de la température terrestre. Un sol artificialisé et imperméabilisé concourt à accentuer les effets des fortes précipitations ou, au contraire, des vagues de chaleur et des épisodes de sécheresse. Dans le premier cas, l’eau surabondante ne peut s’infiltrer correctement, transformant les rues en torrents et les infrastructures souterraines en pièges, parfois mortels. Dans le second, un sol artificialisé contribue directement à l’effet d’îlot de chaleur urbain en emmagasinant l’énergie thermique. De plus, l’eau qui n’a pas été absorbée dans le sol ne peut pas s’évaporer: au lieu de rafraîchir le sol, l’énergie qu’aurait nécessité cette transformation de phase contribue au contraire à l’échauffer.

De Shanghai à Fribourg

Afin de renverser la tendance à l’artificialisation et l’imperméabilisation des sols et de diminuer leurs effets délétères, une solution pourrait être de modifier en profondeur la gestion des eaux en milieu urbain et de permettre aux sols de se comporter en éponge, capables aussi bien d’absorber l’eau que de la restituer au moment opportun. Le concept de ville éponge (Sponge City) a une acception assez large. Il a d’abord été développé en Chine, au début des années 2000, notamment en réponse à l’urbanisation intense et aux nombreux phénomènes météorologiques auxquels le pays est régulièrement confronté. L’idée est simple: penser et planifier la ville et la gestion de ses eaux selon une logique préventive plutôt que curative, en multipliant les surfaces perméables – le plus souvent végétalisées –, en redonnant de la place aux cours et plans d’eaux urbains, même temporaires. Le concept s’est rapidement exporté en Europe, surtout en France et en Allemagne, mais aussi en Suisse. On peut notamment citer les villes de Zurich et de Lausanne qui ont empoigné cette thématique en pionnières. Ces municipalités ont lancé plusieurs initiatives visant à expérimenter diverses solutions techniques (végétalisation, caillebotis, etc.) dans l’espace public sur lequel elles ont la main, comme les parkings; ou alors sur des trottoirs et allées lors de projets de restructuration de quartiers. On assiste aussi à une réflexion sur la réutilisation intelligente de l’eau pluviale, notamment pour l’arrosage – avec par exemple un dispositif tel qu’une fosse de Stockholm1 – et qui fonctionne également pour le remplissage des fontaines ou autres bassins.

En France, ce sont les cours extérieures de récréation des écoles publiques qui ont servi de laboratoire de désartificialisation (débitumisation et végétalisation) des sols à la suite d’une initiative lancée par le ministère de l’Éducation nationale. Aux Pays-Bas, ce sont les water squares, des espaces de sport comme les skateparks, qui se transforment en bassins de rétention d’eaux pluviales lors d’épisodes de fortes précipitations – juste retour des choses, puisque les premiers bowls que se sont appropriés les skaters étaient des piscines laissées vides lors d’une sévère sécheresse qui affecta la ville de Los Angeles en 1976-1977.

De la ville au quartier éponge

En Suisse romande, sur le site de bluefactory, à Fribourg, une initiative de ville éponge intéressante à bien des égards est en projet: elle se développerait à l’échelle d’un quartier et non d’une ville, sur un terrain privé et non public. Enfin, et surtout, elle vise une synergie entre une gestion intégrée des eaux (potables, pluviales, claires, usées, etc.) et une stratégie énergétique à l’échelle du quartier. Pour Cynthia Martin, ingénieure en environnement chez SINEF (la société anonyme qui a repris une partie de l’activité des anciens Services industriels de la Ville de Fribourg), «le pari n’est pas gagné d’avance, car chaque spécialiste, qu’il s’occupe d’eau potable, d’eaux usées ou d’énergie, a tendance à penser en silo». Si le projet s’intéresse bien évidemment à la désartificialisation des sols, il entend surtout profiter d’une partie des infrastructures de l’ancienne Brasserie Cardinal pour en faire des «corps d’éponge». C’est notamment le cas d’un ancien bassin industriel d’un volume d’un peu moins de 1000 m3. Ce réservoir existant récupérerait et stockerait non seulement les eaux de la source des Pilettes – exploitée jadis dans le process de fabrication de la bière mais aujourd’hui non potable –, mais aussi les eaux de pluie excédentaires ainsi que les eaux usées «grises» issues de douches et éviers, préalablement phytoépurées. L’eau issue de ce bassin servirait pour la vidange des toilettes, l’arrosage des surfaces végétalisées ou encore le remplissage de l’étang du quartier. Un échangeur de chaleur permettrait également de valoriser thermiquement l’eau de la source des Pilettes. La chaleur ainsi produite, estimée à 100 kW, combinée à celle de 200 sondes géothermiques, permettrait d’assurer les besoins en chaud et en froid des bâtiments du quartier. Un raccordement au chauffage à distance permettra quant à lui de gérer les pics de consommation.

Valoriser les eaux usées

Sur le site de bluefactory, et plus précisément dans le bâtiment B (Ferrari Architectes, en cours), la séparation des eaux ne se fera pas selon les seules catégories classiques potable / non potable et claires/usées. L’eau utilisée dans les toilettes sera de l’eau brute, non potable mais utilisable pour d’autres besoins. Dans le futur, il est également prévu que l’eau grise qui sortira des douches et éviers soit traitée par simple phytoépuration – une charte d’utilisation de produits hygiéniques non nocifs pour les plantes phyto­épuratrices garantira la bonne santé de ces dernières. Quant aux eaux usées, le nouveau bâtiment B sera équipé de toilettes permettant de séparer les eaux jaunes (urine) des eaux brunes (matières fécales). Si les toilettes séparatrices existent dans des coopératives innovantes, leur design a beaucoup évolué. À présent, leur aspect standard invisibilise totalement le mécanisme très évolué de séparation entre urines et selles. Indiscernables de toilettes classiques pour une personne non experte, elles permettent de déployer, pour des questions de convenance très terre-à-terre, ce procédé dans des immeubles de bureaux. 

Traiter les eaux jaunes séparément est moins complexe que de les mélanger avec le reste des eaux usées, car on n’y retrouve qu’un seul type d’effluent, l’urine, dans laquelle on cherche à se débarrasser de l’azote, des résidus médicamenteux (micropolluants) et des pathogènes. Les eaux jaunes subissent tout d’abord une nitrification afin de transformer l’ammoniac en nitrates. Un filtre à charbon permet ensuite de retenir les micropolluants avant qu’une distillation n’élimine les pathogènes. Cette dernière étape de concentration permet d’obtenir un résidu commercialisable sous forme d’engrais (environ 10 % du volume d’urine traitée). Sa commercialisation assure la viabilité du modèle économique: en échange de la matière première, la société VunaNexus (une spin-off de l’Eawag) assure l’exploitation et la maintenance du système. Ce système est en cours d’installation sur plusieurs projets d’envergure (Coopérative la Bistoquette à Plan-les-Ouates, campus de l’EPFL, Agence Spatiale Européenne à Paris, écoquartier Saint-Vincent-de-Paul à Paris). Les eaux brunes sont quant à elles traitées selon une méthode de vermifiltration développée par l’entreprise aneco, similaire à celle déployée depuis 2017 dans la coopérative Équilibre à la rue Soubeyran2, à Genève. L’entier du système de traitement prévu sur le site de bluefactory est dimensionné pour 380 équivalents-habitants.

Si sur le papier tout paraît simple, la mise en œuvre s’avère un peu plus complexe, car le projet, pionnier en la matière, doit jongler entre plusieurs niveaux réglementaires – fédéral, cantonal et communal – mais aussi avec les intérêts parfois divergents des acteurs. «Dans une commune, qui a investi dans une STEP et sa modernisation, ou si cette dernière n’est pas, comme à Fribourg, en limite de capacité, les responsables ne sont pas forcément demandeurs d’une démarche de ce type, explique Cynthia Martin. Les systèmes de traitement fonctionnent, ils ont fait leurs preuves: les velléités de changement font donc face à une certaine inertie.» On retrouve ici la pensée en silos, où chaque acteur aborde un problème en fonction de son domaine d’activité et de ses intérêts économiques. La question des taxes de raccordement à la STEP, obligatoire pour pallier une éventuelle défaillance du système interne, fait ainsi l’objet de négociations.

Le site de bluefactory est développé par une société anonyme dont les actionnaires sont la Ville et l’État de Fribourg. En mains des autorités tout en relevant du privé, il est plus simple, juridiquement et politiquement, d’expérimenter dans ce laboratoire urbain à l’échelle 1:1 des solutions innovantes qu’il sera possible de déployer dans l’espace public une fois qu’elles auront fait leurs preuves. S’il est probable que tout ne fonctionnera pas aussi bien que prévu, l’expérience ainsi acquise sera à coup sûr très précieuse pour accompagner une indispensable évolution de notre gestion de l’eau, tant au niveau individuel que collectif.

Notes

 

1 Une fosse de Stockholm est un dispositif qui permet de combiner des objectifs d’arborisation et de gestion des eaux pluviales. Son substrat à forte porosité favorise les échanges gazeux. La décomposition des racines et de la matière organique combinée à la récolte et au stockage des eaux de pluie constituent l’apport nutritionnel et hydrique idéal pour l’arbre. La première installation de ce genre a été réalisée à Stockholm au début des années 2000.

 

2 Audanne Comment, «Une histoire d’eau, de toilettes et de circularité»

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