Un manifeste contre la «pornomisère»
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Dans cette Dernière Image, le collectif Le Silo nous présente le film "Les Vampires de la misère" (Agarrando pueblo), un film colombien de 1977, de Luis Ospina et Carlos Mayolo
Au début des années 1970, un collectif de jeunes artistes et intellectuels s’est formé dans la ville de Cali, en Colombie, autour de la Ciudad Solar, une villa transformée en résidence communautaire. On y organisait des expositions, des récitals de poésie et des projections de films. Programmées par l’écrivain Andrés Caicedo, les séances payantes du cinéclub Cine Subterráneo1 servaient non seulement à assurer matériellement la vie de la maison (les repas de ses habitants étaient payés avec l’argent des entrées), mais aussi à former la cinéphilie locale et à inspirer les futurs cinéastes.
Membres de la bande connue sous le nom de Grupo de Cali2, les cinéastes Carlos Mayolo et Luis Ospina orbitaient autour de la Ciudad Solar et de la revue Ojo al cine lorsqu’ils ont entrepris la réalisation des Vampires de la misère (Agarrando pueblo), sorti en 1977. Il ne s’agissait pas seulement d’appliquer à la réalité colombienne les idéaux du «Tercer cine», mouvement qui, depuis les années 1960, cherchait à ériger un cinéma d’Amérique latine indépendant des modèles hollywoodiens et européens, en adéquation avec les moyens disponibles sur le continent ou les réalités locales. Tandis que les manifestes de ce troisième cinéma en Argentine (Solanas et Guetino), au Brésil (Glauber Rocha), à Cuba (Julio García Espinosa) et en Bolivie (Jorge Sanjinés) défendaient un cinéma qui, dans les termes de l’époque, combattait « l’impérialisme américain » et la colonisation de la pensée, établissant un langage cinématographique propre et une «esthétique du sous-développement», Mayolo et Ospina proposaient, dans leur propre film, une critique de l’exploitation cinématographique de la pauvreté, qu’ils appelaient la «pornomisère».
Les Vampires de la misère se présente donc comme un faux-documentaire, making-of du tournage fictif d’un documentaire pour la télévision allemande, à propos de la précarité des conditions de vie à Cali. Mayolo se met en scène en tant que réalisateur du film dans le film, à la recherche d’images qui puissent synthétiser les problèmes de Cali. Depuis la vitre de la voiture en mouvement, des mendiants, des fous, des maisons délabrées, des déchets. Afin d’avoir une image forte des enfants qui vivent dans la rue, le cinéaste joué par Mayolo fait en sorte qu’ils se déshabillent pour se baigner dans une fontaine, en jetant pour cela des pièces d’argent dans l’eau, qu’ils récupèrent en plongeant. Lors du tournage d’un plan dans un bidonville, l’un des habitants se révolte : s’adressant à la caméra, il accuse l’équipe de se faire de l’argent sur le malheur des autres, d’abuser d’une image stéréotypée pour réaliser un film qui ne sert à rien.
Il y a dans cette mise en abyme une forme d’autocritique Ospina et Mayolo avaient auparavant filmé les démunis qui ne pouvaient pas voir les Jeux olympiques panaméricains de Cali dans Oiga Vea (1972) et, inspirés par A propos de Nice de Jean Vigo, les conditions de vie dans la ville colombienne dans Cali, de película (1973). Dans le dur portrait de l’exploitation de la misère par le regard étranger que dressent les deux cinéastes de la «Caliwood», il s’agit donc aussi de réaliser une sorte d’autoportrait.
L’année de sortie des Vampires de la misère est aussi celle de la fin du ciné-club de Cali et de la vie communautaire dans la Ciudad Solar, après la mort de Caicedo. Il serait pourtant injuste d’affirmer que la fin de cette utopie cinématographique et artistique ouvrait le chemin au cynisme. La discussion finale entre les réalisateurs et le personnage qui ne se prête pas au jeu de la misère for export présageait sans doute de l’avènement d’utopies nouvelles.
Notes
1. En français, cinéma souterrain. Il s’agissait
d’une version locale de l’idée d’« underground ».
2. En français, le groupe de Cali