Vers un urbanisme «post-conflit»
À Vevey, trois «non» successifs à des projets de densification ont conduit la Municipalité à revoir ses documents de planification et à définir, sur un mode participatif et démocratique, une nouvelle stratégie de développement urbain. L’opposition citoyenne pourrait-elle renouveler les méthodes de l’urbanisme?
En près de quatre ans, entre 2013 et 2017, les citoyennes et citoyens de la ville de Vevey ont eu à se prononcer sur trois référendums liés à des projets urbanistiques: les projets Rivage en 2013, Savoie en 2015 et Cour aux marchandises en 2017 (voir encadrés). Alors que ces projets étaient majoritairement soutenus par les autorités politiques, le corps électoral a par trois fois donné raison aux référendaires, conduisant à une situation de blocages politico-urbanistiques sans précédent à Vevey1. Quelques années plus tard, la situation s’est considérablement apaisée. En retraçant le processus qui a conduit les autorités à revoir leur manière d’appréhender le développement de leur commune, cet article montre comment l’évolution des exigences citoyennes vis-à-vis du développement urbain peut contribuer à l’émergence d’un urbanisme «post-conflit».
Temps 1: des camouflets politiques qui révèlent un manque de vision stratégique
Les trois projets avortés visaient une densification du tissu bâti, que ce soit par un renouvellement de l’existant (Rivage, Savoie) ou par de nouvelles constructions (Cour aux marchandises). Dans chacun de ces cas, les référendums ont pour singularité de ne pas avoir été initiés par des opposants de type NIMBY («not in my backyard»). Si une partie des électrices et électeurs a sans doute voté pour préserver une image fantasmée de «Vevey la jolie», le fer de lance de l’opposition provenait essentiellement de la gauche radicale. De fait, les arguments mis en avant par les opposants traitaient moins de questions esthétiques ou de préservation d’intérêts privés que des «racines» du problème, à savoir un manque de vision politique du développement de la ville. Le slogan «Remplir sans réfléchir?», utilisé par les opposants dans le cadre de la votation sur le projet Cour aux marchandises, traduit bien ce sentiment d’une Municipalité qui navigue alors à vue, sans stratégie de développement claire2.
Ce manque de vision se retrouve dans les documents d’aménagement, dont l’obsolescence n’a eu de cesse d’être pointée du doigt par les opposants. Datant de 1952 et révisés en 1962, le plan général d’affectation (PGA) et le règlement des constructions qui l’accompagne apparaissent comme archaïques3. Surtout, ils laissent aux propriétaires fonciers une grande latitude d’action, avec des règles particulièrement peu contraignantes. Bien que plus récent, le plan directeur communal (PDCom) de 1997 n’a pas été mis à jour au moment de la montée en puissance des enjeux de transition écologique, devenant lui aussi rapidement obsolète.
Les opposants critiquent un modèle de développement dépassé, incompatible avec les exigences sociales et écologiques du 21e siècle. Ils montrent également l’inadéquation entre les outils urbanistiques en vigueur et la volonté de produire une ville mêlant densité et qualité. Dans leurs discours, certaines réalisations récentes sont volontiers données comme exemples de mauvais projets de densification, à l’instar du centre commercial des Deux Gares ou encore des immeubles «Jardin Cœur de Ville»4.
Les succès des combats menés par les référendaires reflètent un virage pris depuis de nombreuses années: pour être acceptés, les projets doivent intégrer les avis des habitants. C’est aussi le signe du caractère profondément politique de l’urbanisme, et sans doute d’une aspiration citoyenne à démocratiser les enjeux de développement urbain. Pour les opposants, l’urbanisme doit moins recourir aux savoir-faire experts5 et davantage à la participation citoyenne. Ils dénoncent une approche très descendante de la Municipalité, qui la rend sourde aux préoccupations des habitants, lesquels demandent une offre de logements abordables ainsi que le développement de services publics6.
Politiquement, une brève analyse montre que le mécontentement de la population s’est exprimé non seulement lors des votations sur les trois référendums, mais également lors des élections communales. À l’instar d’autres villes au passé industriel, Vevey a vu le PS perdre sa majorité à l’exécutif au cours des années 20107. Si des problèmes de gestion et des conflits latents au sein de la Municipalité expliquent en partie l’effondrement du PS, les socialistes paient également les camouflets successifs des équipes municipales sur ces projets immobiliers. En mettant en avant une conception du pouvoir moins verticale et plus participative, le parti décroissance alternatives a tout particulièrement surfé sur les victoires obtenues lors des trois référendums.
Cette profonde remise en cause a conduit à une volte-face de la Municipalité dans sa manière de penser son développement urbain futur. Les autorités politiques ont très rapidement pris note de la faiblesse de leurs documents d’aménagement, largement pointée par les opposants, et de la nécessité de se doter d’une vision à long terme pour le développement de la ville.
Temps 2: s’arrêter et réfléchir… pour mieux repartir?
À la suite du désaveu exprimé par la population lors de la votation sur le projet Cour aux marchandises, la Municipalité de Vevey a pris acte de la situation. Le «gel» d’une partie du quartier de Plan-Dessus, particulièrement concerné par les développements urbanistiques, a ainsi été décrété peu après la votation, via l’instauration d’une «zone réservée»8. Dans le reste de la ville, toutes les planifications réglementaires ont été mises en attente. Ainsi, aucun plan d’affectation (PA), plan partiel d’affectation (PPA) ou plan de quartier (PQ) n’a pu être mis à l’enquête avant la validation d’un nouveau concept directeur. Accepté en juin 2019, ce concept directeur esquisse les principaux enjeux territoriaux ainsi que les objectifs et principes d’aménagement pour la commune. Basé sur un diagnostic territorial, il constitue le volet stratégique du développement futur de la commune, à travers six axes thématiques9. En abordant des enjeux tels que la biodiversité en ville, l’approvisionnement et la consommation énergétiques ou encore les ambiances urbaines, le concept directeur introduit des notions auparavant absentes de la planification communale. Il traduit une vision à la fois plus complète, plus ambitieuse, mais également plus fine des enjeux territoriaux à venir. Pour lui donner une meilleure assise politique dans un contexte politico-urbanistique chahuté, cette conception directrice a été validée par le législatif communal.
Prenant appui sur les orientations du nouveau concept directeur, le service d’urbanisme communal a été chargé de remettre à jour les principaux documents d’aménagement communaux, à savoir le plan directeur communal (PDCom) et le plan général d’affectation (PGA). Encore en phase de travaux, cette remise à neuf conséquente des outils urbanistiques communaux intègre plus largement la société civile dans les procédures. La stratégie consiste, selon un cadre de l’administration communale, à associer la population de manière différenciée: «plus on descend à l’échelle d’un quartier ou d’une parcelle, plus on doit associer la population».
Ainsi, pour le concept directeur, les travaux ont été principalement suivis par une commission consultative en aménagement du territoire, composée de conseillers communaux de divers partis et de représentants d’associations locales. Des tables-rondes et des balades thématiques ont aussi été organisées, ainsi que des conférences publiques sur des thématiques touchant à la planification: l’accessibilité et les perspectives d’évolution pour les petits commerces des centres urbains, la problématique des espaces publics, la densification douce en zone villas ou encore le genre en urbanisme. Enfin, un site internet (demain-vevey.ch) a été conçu afin d’informer la population et de communiquer sur l’avancée des travaux de révision. Si ces dispositifs sont devenus classiques dans les métropoles, ils étaient inédits pour une petite ville comme Vevey, sans culture de la participation.
La validation du concept directeur en juin 2019 a ouvert la voie à la mise à jour du plan directeur communal. Sur la base de ses orientations, le PDCom vient préciser les objectifs à atteindre et les principes d’aménagement sous la forme de fiches de mesures à décliner par secteurs et par thèmes10. À l’été 2023, ce plan directeur est ouvert à la consultation publique, qui sera ponctuée de deux soirées d’information, de trois permanences dans plusieurs quartiers de la ville ainsi que d’une exposition sur la place du Marché11. Pour ce qui est du plan général d’affectation, les démarches sont en cours. Sa révision se fera en six parties distinctes et autonomes, afin de traiter en priorité les secteurs les plus sensibles. Les plans d’affectation Nord-Ouest et Sud sont mis à l’enquête en 202312, tandis que les autres suivront dès 2024.
Dans la continuité du concept directeur, les cinq axes thématiques13 du futur plan directeur communal reflètent une vision renouvelée de l’urbanisme.
Les leçons à tirer pour un urbanisme «post-conflit»
Le cas veveysan nous enseigne plusieurs leçons sur les évolutions de l’urbanisme contemporain. Premièrement, les exigences et les revendications des citoyennes et citoyens ont évolué. Au vu de l’importance des enjeux urbanistiques et de leur dimension profondément politique, les habitants ont à la fois envie et besoin d’être davantage impliqués dans les processus de fabrique de la ville. À l’image de l’argumentaire des opposants au projet Cour aux marchandises, pour qui la densification «doit remettre l’humain au centre» et doit s’accompagner d’une «évolution appropriée des espaces publics et des prestations à la population (déchetterie, école, garderie, théâtre)».14
Deuxièmement, les documents qui définissent les procédures d’aménagement doivent évoluer avec ces exigences. Vevey a d’abord pris deux mesures conservatoires, courageuses et indispensables: s’arrêter et réfléchir avant de poser les bases pour la suite. Au lieu d’un énième concours d’architecte, la Ville a enfin décidé de se doter en amont d’outils stratégiques qui définissent la vision générale de son développement urbain. Cela a permis de définir un cadre d’actions global qui sert de boussole à la révision des différents plans généraux d’affectation. La révision des planifications a jusqu’à présent montré que la participation citoyenne – avec toutes ses lacunes – n’est pas qu’un simple argument marketing, mais qu’elle participe d’une vraie logique de démocratisation de l’urbanisme.
Enfin, le cas de Vevey ouvre la voie à de nouvelles façons de faire la ville. Il démontre la capacité de résistance des citoyens lorsque le développement urbanistique semble leur échapper, et celle de la Ville à écouter et réagir en conséquence. Certes, il est peu probable que l’avenir urbanistique veveysan corresponde en tout point à leur vision, utopique sur certains aspects. Toujours est-il que leur opposition a permis d’amener sur le devant de la scène des problématiques d’aménagement auparavant réservées à un cercle d’experts, contribuant ainsi à élargir les débats sur le développement de leur ville. En cela, elle possède une dimension bien plus générale et ouvre des perspectives pour celles et ceux qui aspirent à un urbanisme plus horizontal, plus participatif et plus démocratique.
Notes
1 Le récit de ces trois référendums a été raconté et analysé dans le travail de master de l’auteur défendu en 2018: S’opposer pour mieux construire? La densification urbaine face aux exigences citoyennes. Une analyse du cas veveysan, archive-ouverte.unige.ch/unige:108547
2 L’argumentaire des opposants au projet indique: «Va-t-on continuer à remplir tous les espaces libres, sans réflexion d’ensemble, sans consulter les Veveysan·nes sur leurs besoins à long terme, sans prévoir l’adaptation des infrastructures: déchetterie, écoles, mobilité, places et services publics ? Donnons-nous le temps de la réflexion!», 2016, referendumvevey.ch
3 On peut lire sur le site demain-vevey.ch, mis en place par la Ville: «Le règlement sur les constructions de la Ville de Vevey (RCW) et les plans qui l’accompagnent approuvés par le Conseil d’État en 1952 et mis à jour en 1964 sont reconnus comme largement obsolètes.», page web consacrée à la révision du PGA, consultée le 18 juin 2023, demain.vevey.ch
4 Lors des entretiens réalisés en 2017 avec certains référendaires
5 Les savoir-faire experts se manifestent par exemple dans les différents concours organisés par la Municipalité pour les projets Rivage, Savoie et Cour aux Marchandises.
6 Dans l’argumentaire contre le projet Cour aux marchandises, on peut lire: «En fait, nous, les Veveysan·nes, avons besoin non seulement de logements abordables mais aussi d’espaces publics, d’un collège et d’une déchetterie plus étendue et facilement accessible même sans voiture.», 2016, referendumvevey.ch
7 Elina Leimgruber (Les Vert·e·s) a été élue syndique en 2016, tandis qu’Yvan Luccarini (décroissance alternatives) lui a succédé en 2021 lors d’une élection tacite. Entre 2011 et 2021, le nombre de sièges socialistes au Conseil communal a également fondu, passant de 28 à 12. Dans le même temps, le parti décroissance alternatives est passé de 7 à 23 sièges.
8 Plus couramment utilisée dans les communes disposant d’une réserve trop importante de zones à bâtir, la zone réservée (art. 46 LATC) «a pour but de suspendre la constructibilité des secteurs sur lesquels des plans doivent être révisés, modifiés ou élaborés» (Canton de Vaud, 2016: 1). Pour une durée allant de 5 à 8 ans, elle constitue une «affectation temporaire» en attendant le futur plan d’affectation.
9 Les six axes thématiques sont: organisation urbaine, ambiances & évolution des tissus bâtis, espaces publics & paysage, mobilité, nature & environnement, énergie.
10 Plan directeur communal, version pour consultation publique, 2023, demain.vevey.ch
11 idem
12 Page web consacrée à la révision du PGA, consultée le 18 juin 2023, demain.vevey.ch
13 Mobilité, tissus urbains et programmation, biodiversité et risques environnementaux, énergie et espaces publics
14 Argumentaire des opposants au projet Cour aux marchandises, 2016, referendumvevey.ch
Cour aux marchandises: Affiches pour la campagne de votation, 2017
- 2007: les CFF, l’entreprise Bernard Nicod SA et la Municipalité de Vevey lancent des mandats d’étude parallèles en vue de réaffecter une friche ferroviaire de 2.5 ha. La très grande majorité du terrain est la propriété des CFF.
- 2008: en juin, les résultats du concours donnent vainqueur le projet Digits, réalisé par le bureau Mayor + Beusch. Ce projet propose de construire un nouveau morceau de ville alliant densité et mixité.
- 2012: un plan partiel d’affectation (PPA) prévoyant l’implantation de neuf bâtiments, pour près de 350 logements, est élaboré.
- 2015: le 5 novembre, le Conseil communal adopte le PPA Cour aux marchandises à 51 voix contre 31.
- 2016: le Canton avalise le PPA. Lancé par décroissance alternatives et soutenu par les Vert·e·s, un référendum aboutit. Les référendaires dénoncent un projet qui se fait sans réflexion d’ensemble et qui répond aux intérêts financiers de CFF Immobilier plutôt qu’aux besoins des habitants. Ils réclament notamment la construction de davantage d’habitations à loyers modérés, mais aussi des services à la population : collège, déchetterie, espaces verts.
- 2017: le 12 février, 52.65 % des Veveysannes et des Veveysans disent non au projet de CFF Immobilier, donnant une nouvelle fois raison aux référendaires.
Rivage: Perspective du projet lauréat du concours pour la rénovation de la Salle del Castillo et le réaménagement du Jardin du Rivage, 2010
- 1988: achat pour 5.5 mio CHF du Château de l’Aile par la Ville, qui a l’intention de restaurer le site.
- 1991: concours d’architecture pour la réalisation d’un complexe hôtelier. Un premier projet de PPA n’est pas légalisé, par manque de capitaux.
- 2007: avec l’accord de 62 % des votants, le Château de l’Aile est vendu pour un franc symbolique à Bernd Grohe, un industriel allemand établi sur la Riviera, à la condition qu’il restaure le château et son jardin. Il est prévu de vendre le reste de la parcelle, dont l’ancien restaurant, à une société privée.
- 2008: début des travaux de rénovation du Château de l’Aile, qui dureront près de dix ans.
- 2009-2010: concours de projets d’architecture et de paysage pour le réaménagement du Jardin du Rivage et de la Salle del Castillo, toujours propriétés de la Ville. Les options déterminantes du projet lauréat sont intégrées dans le PPA.
- 2011: en septembre, le PPA « Château de l’Aile – Rivage » est accepté par le Conseil communal, puis par le Canton en 2012. Il prévoit une densification de la parcelle attenante au Château. L’association Helvetia Nostra et des particuliers font recours au Tribunal cantonal, considérant que l’emprise de la nouvelle construction prévue à l’emplacement de l’ancien restaurant serait préjudiciable au site.
- 2012: le Tribunal cantonal donne raison aux adversaires du PPA, qui est annulé. Alors que la Municipalité fait recours au Tribunal fédéral, les opposants lancent un référendum portant uniquement sur la vente du restaurant. Les arguments invoqués sont l’emprise trop importante de la future construction et la crainte d’un impact négatif sur les usages du Jardin du Rivage attenant. Lors de la votation du 3 mars, les Veveysans donnent raison aux référendaires.
- 2014: achèvement des travaux de rénovation de la Salle del Castillo.
- 2017: inauguration du Château de l’Aile restauré.
Savoie: Le bâtiment promis à la démolition et une perspective du projet lauréat du concours de 2011
- Années 1970: les autorités communales font l’acquisition des parcelles attenantes au rond-point proche du siège de Nestlé. Au moment de l’achat, l’idée est à terme d’élargir le carrefour afin de répondre au développement du trafic motorisé. Dès lors, les quatre locatifs datant du début du 20e siècle qui se situent sur ces parcelles (avenue du Général-Guisan 69 à 75) vont progressivement être délaissés par la Ville, dans l’attente d’un projet d’envergure.
- 2010: la Commune organise un concours d’architecture en vue de construire un immeuble de bureaux et une garderie sur les parcelles communales.
- 2011: parmi les 72 dossiers présentés, c’est le projet Moulin à vent du bureau lausannois Graeme Mann et Patricia Capua Mann qui obtient les faveurs du jury.
- 2015: suite à un référendum populaire, une votation est organisée. Les arguments invoqués sont principalement la destruction de logements à loyers abordables, la disparition d’espaces végétalisés et l’atteinte à un patrimoine bâti qui, bien que peu entretenu, mériterait conservation. Le 14 juin 2015, les citoyens de Vevey donnent raison aux référendaires à plus de 53 %.