«Vous n’élevez pas la voix sur les chantiers?»
Au nom du Réseau femme et SIA, les architectes Olalla López Cabaleiro et Lene Heller, toutes deux directrices de travaux, signent une tribune pour appeler à un renouveau des manières de faire du chantier.
Derrière les palissades et les panneaux «accès interdit» se déploie un monde à part qui, aux yeux du grand public, a rarement bonne presse: grèves, accidents, dépassement des coûts, nuisances sonores, poussière ou dégâts environnementaux.
De ce monde du chantier, une bonne nouvelle peut toutefois être rapportée: de plus en plus de femmes s’engagent dans la direction de travaux. Il s’agit d’une tendance très réjouissante, puisque les architectes et ingénieures, plus nombreuses lors des études, ont plutôt tendance à disparaître peu à peu des fonctions à responsabilité dans la poursuite de leur carrière. Comment abordent-elles la direction des travaux? Ont-elles de la peine à trouver leur place dans ce milieu conservateur?
Contexte
Examinons d’abord le contexte et ses intervenants: alors que le bâtir digital fait son chemin dans les bureaux, le chantier, lui, demeure cruellement matériel, exposé aux éléments et soumis au bruit aigu des machines. Malgré toutes les promesses, la préfabrication se limite toujours à certains corps de métier, sans parler des robots qui, eux, ont encore peu conquis ce terrain difficile. Certes, les outils et moyens de levage ont évolué. Et les matériaux mis à disposition par la nature sont de plus en plus transformés et adaptés aux besoins du chantier par une industrie puissante. In fine, pourtant, le transport, la manutention et l’assemblage sur place restent chronophages car ils s’effectuent avec des gestes manuels.
Sur le chantier, chaque intervenant est fondu dans la masse, de la tête aux pieds, par son équipement de sécurité. Les entreprises imposent les vêtements, et certains corps de métiers des codes de couleur standards à respecter: maçons et charpentiers s’habillent en foncé, plâtriers et peintres en blanc. L’atmosphère est imprégnée des imprévus, du stress et des conflits, la pression est énorme chez les exécutants comme chez les planificateurs car l’adjudication se fait souvent au moins-disant, en conformité avec le droit des marchés publics.
Pression immatérielle et cruelle réalité
Pour répondre à la demande toujours plus forte en main-d’œuvre, la relève parmi les métiers manuels manque, les travailleurs sous les grues et derrière les palissades sont de moins en moins formés et de plus en plus allophones. Et les femmes? Un sondage organisé en 2023 par UNIA révèle la précarité des ouvrières, encore peu nombreuses sur les chantiers. Elles évoquent les conditions insuffisantes d’hygiène aux toilettes et le fait que la manutention du matériel, souvent trop lourd, a peu évolué. Le mobbing, les intimidations ou même les agressions sexuelles semblent toujours être présents dans ce milieu. Comme leurs collègues masculins, et pour mieux concilier famille et travail, elles bataillent afin que les entreprises offrent davantage de postes à salaire décent en temps-partiel. Mais le chemin à parcourir reste long.
Globalement, la société d’aujourd’hui – habituée à un système économique où les modes de production sont souvent délocalisés, propres, invisibles, quasi dématérialisés – n’a que peu de reconnaissance pour les métiers du bâtiment dans leur environnement poussiéreux et bruyant.
Quel est le rôle des maîtres d’ouvrage (MO), qui ont longtemps été le centre des rouages d’un projet de construction? Le constat peut parfois être décourageant: ils se retirent de plus en plus en déléguant leurs engagements et responsabilités à des tiers (AMO), regardant le chantier à travers des reportings, bilans et webcams. Les coutumes ancestrales, la pose du sapin ou le bouquet de chantier qui rappelaient les efforts collectifs, comme gestes de reconnaissance importants des commanditaires vis-à-vis de leurs intervenant·es, notamment des entreprises, sont en train de disparaître. Les MO n’entendent parler des entreprises qu’en cas de problèmes de planning, de qualité, de dépassements financiers. Le cordon, qui pourtant les lie juridiquement, n’est plus un engagement réciproque, mais une liaison distante, voire méfiante, qui finit parfois au tribunal.
Et l’architecte et ses autres mandataires-partenaires ? Doté·es d’outils de plus en plus performants pour développer les projets qui les autorisent à imaginer des espaces parfaits, ils et elles peuvent mal vivre la confrontation avec la réalité sans pitié du terrain. À cela s’ajoutent des contraintes normatives de plus en plus lourdes, qui rendent la planification chronophage et la réalisation de plus en plus difficile.
S’additionne encore la pression croissante sur les coûts de construction, ainsi que sur des délais qui se raccourcissent dans toutes les phases du projet. Et ainsi, dans une faille, quelque part au milieu de ce mélange de contraintes presque irréconciliables, le burn-out fait son entrée dans tous les secteurs des métiers de la construction. Dans ceci, quel rôle jouent les entités formatrices? Ne serait-il pas nécessaire d’œuvrer davantage pour anticiper cette frustration que génère l’écart entre le projeté et la matérialisation de l’ouvrage?
La loi du plus fort
Un bon nombre de ces défis incombe finalement à la direction de travaux, charnière importante dotée de multiples facettes: défendre les intérêts du MO et de son porte-monnaie, garantir la qualité du projet, organiser les travaux dans le temps et l’espace à disposition qui diminuent de plus en plus, veiller au respect de la sécurité tout en garantissant la qualité de la construction et les délais. Dans ces conditions, la direction de travaux doit jongler au mieux face à toutes ces contraintes auxquelles s’ajoutent désormais les considérations écologiques de durabilité et liées à l’économie circulaire.
Or, assurer la direction des travaux implique de savoir prendre des décisions très rapidement, dans le stress, souvent au détriment d’un des multiples paramètres, tout en assumant un certain risque. En bref: il faut «se mouiller». Et cela exige fréquemment de prendre une posture d’autorité: ne pas montrer ses failles, être intransigeant·e et ferme face à tous les intervenant·es, rester droit·e dans ses bottes et parler plus fort que les autres.
Les situations sont souvent similaires et s’enchaînent comme les actes d’un opéra baroque: le problème survient, est débattu, tourné dans tous les sens sans qu’aucune issue ne se dessine, et, inévitablement, le ton monte. Puis, après le climax, la tension retombe et la solution apparaît… mais celle-ci résulte souvent d’un rapport de force.
Comment les femmes, longtemps absentes de ce tableau, s’intègrent-elles dans ce microcosme organisé à la baguette? Dans ce monde d’épaules larges, une femme est souvent considérée de manière stéréotypée comme trop sensible, hésitante, voire émotive. Elle est donc remise dans son costume classique: «On m’a prise pour la secrétaire» et «Quand je suis accompagnée d’un collègue, on ne s’adresse qu’à lui», entendons-nous de temps à autre de la part de consœurs qui commencent un nouveau chantier. Ces discriminations sont souvent dénoncées à juste titre, mais il faut dépasser ce constat pour ne pas se limiter à alimenter une image stéréotypée de la féministe.
Cherchons d’autres pistes: on l’a dit, hausser le ton semble être le mode de communication privilégié, associé à l’image de l’homme fort, du mâle alpha. «Vous n’élevez pas la voix sur les chantiers?», demandent nos collègues et amis, très étonnés qu’on réponde par la négative. «Vous demandez leur avis aux entreprises, à un ouvrier?» est une autre interrogation. Et pourquoi pas?
Créer des ponts
Selon nous, il devient fondamental d’établir un dialogue ouvert sur les chantiers. Une manière plus tempérée d’aborder les questions, de faciliter les échanges paraît d’autant plus adaptée.
Ajustons donc notre palette de jeux et de sons, explorons d’autres manières de faire pour que l’ensemble sonne plus harmonieusement dans le grand opéra baroque du chantier. Pourquoi ne pas dépasser les postures établies, briser les rôles et rapports classiques imprégnés de hiérarchies pour revaloriser le savoir-faire des entreprises et des ouvriers et ainsi rassembler les apports pluridisciplinaires? Ne devrions-nous pas revenir à l’acte collectif que fut la construction pendant des siècles?
Plus d’étudiant·es sur les chantiers
Cette force pourrait être une manière de sortir de l’impasse qui se profile dans le monde de la construction: (dé)construire ou rénover mieux, mais plus vite, moins cher, mais plus durable, plus simple et low-tech, mais dans des contraintes normatives de plus en plus écrasantes. Les rapports de force n’y suffiront pas.
Enfin, pourquoi ne créons-nous pas plus de liens entre les mondes de la planification et du terrain, à travers des approches différentes, des échanges pluridisciplinaires, au-delà des hiérarchies classiques? Formons-nous sur le terrain, envoyons les étudiant·es sur les chantiers pour faire des stages, le ou la BIM manager planter des clous. Peut-être qu’une plus grande ouverture au monde manuel aura du succès dans une société fatiguée de l’omniprésence du digital. Formons ainsi plus de directeurs et directrices des travaux qui savent cultiver les liens indispensables entre les acteurs et actrices des chantiers. Nous ne pouvons qu’en sortir gagnant·es.
À la suite de son bachelor à l’ETSAC (Espagne), Olalla López Cabaleiro découvre la Suisse lors d’un échange universitaire. Elle poursuit ses études jusqu’à l’obtention de son diplôme de Master à l’IAUG (2007). Elle participe aux phases d’exécution et de direction des travaux dès le début de sa carrière, d’abord au sein du bureau Massimo Lopreno, puis, dès 2012, en tant que collaboratrice du bureau bunq architectes, dont elle est nommée partenaire en 2019.
Lene Heller obtient son diplôme d’architecte à Karlsruhe (Allemagne) en 2001 et prend goût au chantier lors de ses divers emplois en agence à Lausanne. En 2020, elle ouvre werkbüro, un bureau d’architecture spécialisé dans les transformations et la direction des travaux. Lene Heller est également chargée de cours à la HEIA-FR et à l’EPFL, et s’engage auprès de la section Vaud de la SIA.