Moins de bruit? Non, plus de son!

Dans ce dossier, Tracés fait entendre la voix des artistes, enseignants, architectes-paysagistes qui s’engagent pour une autre culture du son. A l’heure où les règlementations s’évertuent à lutter contre les nuisances acoustiques, ils lancent un vibrant plaidoyer pour l’immersion dans le paysage sonore.

Data di pubblicazione
18-01-2017
Revision
20-01-2017

Quand on évoque la dimension sonore de l’architecture, il est généralement question de confort acoustique et d’isolation. Le son, confiné dans des espaces bien délimités, peut être modelé à loisir et les bruits du dehors peuvent être stoppés nets par les murs.
Mais à l’extérieur? La planification urbaine a privilégié des qualités fondées exclusivement sur la perception visuelle. Les autres dimensions – le son et l’odeur, par exemple – sont considérés comme des éléments perturbateurs que les architectes et les urbanistes s’empressent de cacher, de couvrir ou d’éliminer. C’est le constat que faisait Mirko Zardini il y a une dizaine d’années à l’occasion d’une exposition consacrée au Centre Canadien d’Architecture (CCA) sur l’urbanisme sensoriel1.
La discipline est à ce point obsédée par sa médiatisation qu’aucune chance n’est laissée aux autres dimensions sensorielles qui concourent à la conception de l’espace. Un seul cadrage détermine bien souvent l’essentiel des qualités que l’on prête à une réalisation, au mépris des autres sens qui s’activent lors d’une expérience architecturale. L’image met à distance, elle rend l’architecture objective, et mène fatalement à un appauvrissement, qui se confirme lors d’une visite sur site : que ce soit à Vals ou à Gallaratese, une fois en présence, les images mille fois admirées s’estompent soudain, et les sensations du milieu l’emportent durablement sur la conscience. On a tous fait cette expérience quand on approche enfin une réalisation tant admirée dans des publications. Arrivé sur place, c’est le désastre. L’ambiance n’y est pas. C’est le son. Le bruit de la route, le vent qui siffle, ou pire : un silence sordide.
Lors de l’expérience subjective, une partie de nos impressions est déterminée par l’environnement sonore. Les paysages changent de signification lorsque la condition périphérique du son est vécue. Pourtant, l’environnement sonore est rarement abordé, étant donné la complexité des phénomènes, maîtrisés ou non, qui concourent à sa production.

L’acoustique sous contrôle


Les interlocuteurs de nos entretiens affirment pourtant que le son était une préoccupation majeure des architectes depuis l’Antiquité. Au 20e siècle, c’est l’évolution rapide des technologies d’enregistrement et de reproduction qui a complètement changé son statut. Carlotta Darò a relevé l’extraordinaire engouement des architectes pour le son depuis l’après-guerre2. Elle observe un double mouvement : d’un côté, les musiciens se sont mis à « spatialiser » le son, de l’autre, les architectes ont fait du son un matériau de construction. Pour s’en rendre compte, il faut évoquer le pavillon Philips que Le Corbusier et Iannis Xenakis ont érigé pour l’exposition internationale de Bruxelles (1958). La décennie suivante voit fleurir une ribambelles de pavillons qui créaient des paysages artificiels en contrôlant le son et la lumière, comme, en Suisse, pendant l’exposition nationale de 1964.
D’autre part, on observe depuis l’après-guerre un processus de dématérialisation de l’architecture au profit des technologies de contrôle des ambiances. La musique progresse (jusqu’à aujourd’hui) comme ornement spatial, explique Carlotta Darò, comme objet et matière façonnable. Grâce aux nouvelles technologies d’enregistrement et de diffusion sonore apparaissent la «musique d’ameublement», l’«ambiant music» et le «muzak». Cette volonté de créer une ambiance par le son débute par un contrôle strict de l’environnement acoustique. A l’extrême, cette attitude aboutit à l’invention du casque audio puis, en 1979, du Walkman. Depuis lors, de nombreux citadins s’extirpent de leur condition sonore en recréant leur propre bulle acoustique…
Alors, à partir des années 1970, c’est le questionnement inverse qui est abordé : et si, au lieu de créer une ambiance totalement artificielle, on pensait l’environnement global en se servant de l’existant? Quand R. Murray Schafer lance à Vancouver le World Soundscape Project, c’est dans un souci écologique et avec une intention toute patrimoniale : il s’agit de sauvegarder les «paysages sonores» du monde entier, alors que l’industrialisation, la prolifération des voitures et la musique ambiante amènent une pollution d’un nouveau type.

Du Soundscape au paysage sonore contemporain


Dans les années 1970, Schafer s’exaspère déjà que les architectes travaillent comme des sourds. Il estime que cette dimension de l’architecture a été perdue et nécessite d’être réactivée. Dans son ouvrage, il définit le Soundscape, une unité paysagère déterminée par l’ouïe. Depuis lors, les promenades acoustiques se sont multipliées dans les villes et des cartographies sonores ont été dressées dans les quatre coins du monde. Jean-François Augoyard et le laboratoire du Cresson à Grenoble publieront en 1995 un « répertoire des effets sonores » ; ils inaugurent ainsi une première tentative d’aborder le problème sur le plan sémantique3.
Si l’ouvrage de Schafer a certainement contribué à démarrer des recherches sur l’environnement sonore, son propos naturaliste, son souci écologique et parfois esthétisant sont aujourd’hui dépassés4. Nos quatre interlocuteurs considèrent en effet que la dimension sonore ne doit pas être traitée à part entière mais qu’elle doit au contraire mener à une conception plus holistique du paysage, quitte à mettre en crise certaines définitions figées auxquelles nous nous sommes habitués.
La composante visuelle du paysage est sur-­déterminée par sa tradition iconographique. Entre environnement, ambiance, milieu, nous avons choisi d’appeler ce cahier Paysages sonores – le terme qui traduit le Soundscape de Schafer – afin de rendre hommage au paysage comme pratique, comme métier, comme travail de conception. Le paysage ne se laisse pas objectiver facilement ; il est toujours une expérience – et une expérience partagée, donc interactive, intersubjective. Il se compose d’objets, de géométries, de tons et de couleurs, mais aussi d’individus (bavards), de voitures (rugissantes), de bourrasques (sifflantes), et de tout un tissu d’ondes sonores qui entrent en résonance. Les méthodes de conception de l’architecte paysagiste en sont affectées et les outils propres au langage visuel s’appliquent différemment : dans le paysage sonore, les limites sont diffuses, les espaces se confondent, les échelles s’imbriquent les unes dans les autres.

De la lutte contre le bruit à la culture sonore


Ce cahier veut révéler un changement de conception profond, qui atteint maintenant la sphère administrative. C’est ce qu’indiquait la conférence centrale de la fédération suisse des urbanistes (FSU), organisée à Lucerne en automne 2016. Cette année-là, les villes de Zurich et de Bâle ont mis à disposition deux manuels d’aide à la conception acoustique des espaces en ville5. Le premier, co-écrit par l’artiste zurichois Andres Bosshard, est consacré aux espaces publics. Il donne des principes pour composer avec les surfaces au sol, les arbres, les façades,… Le second, en recommandant de multiplier les décrochements, les bandeaux, les façades complexes, fait pratiquement l’apologie de la ville du 19e siècle et de ses façades ornementées. Ces outils donnent à réfléchir sur une possible connivence entre la lutte contre les nuisances sonores au 20e siècle et l’émergence d’une architecture (moderne) qui, en faisant l’apologie de la surface lisse, créait de gigantesques réflecteurs sonores dans nos villes.
La dimension sonore aurait-elle été évacuée du projet moderne ? Dans ce cas, ici aussi, nous n’avons jamais été modernes. Il est encore temps, comme le conseille Bruno Latour, d’opérer un reset de cette modernité6, de recommencer en partant d’une immersion dans l’environnement, plutôt que de vouloir contrôler le monde de l’extérieur, comme un studio d’enregistrement. A l’opposé de l’espace moderne, objectif, axonométrique, la prise en compte de la dimension sonore est, de fait, un plaidoyer pour l’immersion, la conception in situ, en présence.
Les interventions paysagères présentées dans ce numéro relèvent toutes de cette approche : plutôt que de créer des environnements artificiels grâce à la technologie, il nous faut composer avec l’existant, moduler, mélanger, révéler le milieu sonore. Pascal Amphoux suggère quelques plaisirs qu’il y a de se mettre à l’écoute de l’environnement sonore et d’apprécier la richesse et la complexité de ses effets. Selon Andres Bosshard, on peut même jouer avec le paysage, comme d’un instrument de musique (lire l'entretien Explorer les paysages sonores).
Christophe Girot et Nadine Schütz abondent dans ce sens. Pour le professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), les paysages sonores des villes et des campagnes sont déterminés par la topographie, par les animaux, par les comportements humains. Profondément interdisciplinaire, la problématique du son oblige à inventer des méthodes et des outils de conception appropriés. L’AudioVisual Lab de la chaire de l’architecture du paysage a été conçue avec cet objectif (lire l’entretien La dimension acoustique dans l'enseignement du paysage). Enfin, le parvis du nouveau Tribunal de Paris, réalisé en collaboration avec Nadine Schütz, donne un exemple concret d’une réalisation: la place est conçue comme un grand mix qui réunit les ambiances urbaines avoisinantes et les nuisances sonores locales.
Les quatre intervenants de ce dossier en viennent à la même conclusion: plutôt que de lutter contre le bruit, il est temps de cultiver le son.

 

Notes

1    Mirko Zardini. « Toward a sensorial urbanism ». Jean-Paul Thibaud, Daniel Siret. Ambiances in action / Ambiances en acte(s) - Congrès international sur les Ambiances, Montréal 2012, International Ambiances Network, pp. 19-26.
2    Carlotta Darò. Avant-gardes sonores en architectures. Dijon : Les presses du réel, 2013.
   Jean-François Augoyard et Henry Torgue, À l’écoute de l’environnement: Répertoire des effets sonores. Marseille : Parenthèses, 1995.
4    Elise Geisler, « Du ‹ soundscape › au paysage sonore », Métropolitiques, 23 octobre 2013. www.metropolitiques.eu/Du-soundscape-au-paysage-sonore.html
5    http://klanglandschaften.ch/gestalten
6    Latour, Bruno, Christophe Leclercq. Reset Modernity! Zentrum für Kunst und Medientechnologie Karlsruhe, 2016.

 

Le «Poème électronique», Pavillon Philips 1958

 

Plan du Pavillon Philips. Les « murs du son » camouflés dans l’épaisseur 
du voile de béton

Plan du Pavillon Philips. Les « murs du son » camouflés dans l’épaisseur du voile de béton (Philips Technical Review)

A l’occasion de l’exposition internationale de 1958 à Bruxelles, au lieu d’exposer ses produits, la firme Philips demande à Le Corbusier de réaliser une œuvre d’art totale qui ferait la démonstration des progrès techniques dans les domaines du son et de la lumière. L’architecte, secondé par Iannis Xenakis, propose de créer un « poème électronique », un environnement contrôlé de sons, de lumières et d’images. Plus qu’une œuvre d’art totale, dans laquelle architecture et musique sont coordonnées, le pavillon est dématérialisé dans une interprétation moderniste de la synthèse des arts, explique Carlotta Darò1. Pour l’historienne, le pavillon représente une expérience précoce et significative de spatialisation électro-acoustique. La composition musicale d’Edgard Varèse, le Poème électronique, est la pièce maîtresse de l’œuvre, au point qu’elle organise la spatialité du pavillon. Celle-ci est diffusée par environ trois cents haut-parleurs disposés en groupes sur une surface totale de 2100 m2. Les effets de stéréophonie et de réverbération artificielle sont au cœur du dispositif. Les enceintes groupées dans la double peau de l’édifice forment des « murs du son » ; celles disposées le long de l’arête centrale ou à même le sol créent des « routes de son »

1    Carlotta Darò. Les murs du son. Le Poème électronique au Pavillon Philips. Paris : Editions B2, 2015

 

R. Murray Schafer: invention du «Paysage Sonore»

 

The Soundscape: le paysage comme partition musicale

The Soundscape : le paysage comme partition musicale

The Soundscape1 devait jeter les bases d’une discipline nouvelle, « l’esthétique acoustique », qui serait commune aux musiciens, aux acousticiens, aux psychologues, aux sociologues et à tous les acteurs qui œuvrent à l’aménagement de l’environnement. Son auteur, R. Murray Schafer, invente le paysage sonore par une intrigante transposition de la musique vers l’espace : « Je considérerai le monde, dans ce livre, comme une immense composition musicale », explique-t-il. Depuis que la musique – chez John Cage par exemple – se nourrit de sons et de bruits, tous les phénomènes acoustiques sont susceptibles d’entrer dans une partition géante, qu’il est désormais possible de parcourir à loisir. Le projet de Schafer consistera dès lors à inventorier la diversité des paysages sonores du monde entier, le World Soundscape Project. Schafer et ses étudiants décrivent, enregistrent et inventent des systèmes de notation innovants pour transcrire les sons de la terre, de la mer, des animaux, des oiseaux, puis des activités humaines, dans les campagnes et dans les villes.

Le propos s’inscrivait dans une cause écologique, dirigée contre la « pollution acoustique » dont l’envahissement était partout décrié. Nostalgique, voire un peu romantique, l’auteur condamne dans son ouvrage la destruction des paysages sonores depuis la révolution industrielle. Il note l’apparition de la « ligne droite sonore », ce bruit continu et ininterrompu des machines. Quant à la révolution électrique, qui permit la reproduction et la transmission, elle entraîne aussi la « schizophonie », c’est-à-dire la dissociation du son d’avec son contexte originel. « Le massacre opéré par les gadgets hi-fi […] crée un paysage sonore synthétique dans lequel les sons naturels sont de plus en plus remplacés par des sons artificiels »

   R. Murray Schafer. The Soundscape. Our Sonic Environment and the Tuning of the World. New York : A. A. Knopf, 1977. Traduction française : Le paysage sonore. Paris : Editions JC Lattès, 1979

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