La tour et le gratte-ciel. Brève histoire de l'immeuble de grande hauteur
L’immeuble de grande hauteur est depuis toujours un champ d’expérimentation très fertile, qui reflète les mutations technologiques, sociales et culturelles de son époque. Le présent article décrit les premières réalisations à Chicago et à New York, les étapes de son développement en Europe ainsi que certaines dérives du projet contemporain.
Depuis sa création à la fin du 19e siècle, l’immeuble de grande hauteur a été un champ d’expérimentation très fertile. Il s’est positionné comme l’aboutissement de conquêtes technologiques et constructives, la représentation d’attentes sociales en constante évolution et l’incarnation du débat sur la culture du projet et l’avenir de la cité.
L’architecture verticale voit le jour à Chicago. Après le Grand Incendie de 1871, le centre-ville est reconstruit en créant davantage d’immeubles de bureaux et en augmentant leur hauteur grâce à deux innovations contemporaines : les ascenseurs, inventés par Elisha Graves Otis, et les structures à ossature métallique.
À la fin du 19e siècle, on assiste à une amélioration progressive de cette nouvelle typologie, depuis le Home Insurance Building (1884-1885) de William LeBaron Jenney, premier immeuble doté d’une structure à ossature métallique, au Reliance Building (1890-1895) de Burnham and Root, dont la façade connaît une simplification radicale en se détachant des styles en vogue. La contribution majeure concernant ses implications artistiques (et techniques) est celle de Louis Sullivan qui théorise la division tripartite du gratte-ciel en socle, corps central et couronnement dans La tour de bureaux artistiquement considérée (1896).
Au début du 20e siècle, New York voit également émerger les premières verticales. Au Woolworth Building (1910-1913) de Cass Gilbert, le premier édifice à endosser la définition de gratte-ciel avec ses 241 m de haut et son ascenseur le plus rapide de l’époque, succède le Chrysler Building (1929-1930) de William Van Alen, bâti dans le style Art déco alors prédominant, l’Empire State Building (1930-1931) de Shreve, Lamb et Harmon, détenteur du record de hauteur jusqu’en 1972, ainsi que le Rockefeller Center (1930-1939) de Raymond Hood, qui apporte en outre une réflexion innovante sur le projet d’espace entre les bâtiments.
Le concours d’architecture de 1922 pour le Chicago Tribune, remporté par John Howells et Raymond Hood – auquel participent Eliel Saarinen, Walter Gropius et Adolf Loos (avec un projet de gigantesque colonne dorique) – est l’un des moments majeurs de confrontation sur le thème, en raison du débat qu’il soulève et de l’hétérogénéité des propositions.
L’immeuble de grande hauteur arrive également en Europe au début du 20e siècle. Les premiers exemples apparaissent avec les avant-gardes qui placent en lui les aspirations d’une société en mutation : dans le Manifeste de l’architecture futuriste (1914), Umberto Boccioni décrit des scénarios urbains caractérisés par l’élévation des « gratte-ciel américains », tandis que dans la Città nuova (1914), Antonio Sant’Elia propose des espaces mobiles et dynamiques occupés par des bâtiments verticaux conçus comme des machines.
De nouvelles expérimentations typologiques et constructives se développent dans les années 1920. Ludwig Mies van der Rohe les traduit alors dans deux projets: le nouveau gratte-ciel de plan triangulaire sur la Friedrichstrasse (1920) et le gratte-ciel de verre (1922) à emprise au sol curviligne. Pour ces deux bâtiments, «l’illumination de l’intérieur de l’édifice» et le «jeu des reflets de lumière» seront déterminants.
Durant ces années, l’immeuble européen de grande hauteur confirme sa vocation d’ordonnancement du tissu, comme dans la «Ville-tours» (1922) d’Auguste Perret et le «Porte-nuages» (1925) d’El Lissitzky à Moscou, nouvelle référence urbaine du fait de sa proximité avec les accès au centre-ville. Il se présente par ailleurs comme une réponse possible aux problèmes de logement émergents grâce aussi aux interventions de Walter Gropius et de Le Corbusier («Méthodes de construction rationnelles», «Maisons basses, moyennes ou hautes») lors du CIAM de 1930, le premier soutenant que les constructions élevées et celles de 3 à 5 niveaux peuvent coexister efficacement, tandis que le second pense que la concentration des habitants dans les métropoles ne peut s’accroître que par les immeubles de grande hauteur.
À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le débat se développe également à Milan: la tour Velasca (1951-1958) de BBPR et le gratte-ciel Pirelli (1955-1960) de Gio Ponti et Pier Luigi Nervi sont emblématiques de la dichotomie historique entre l’idée de tour et celle de gratte-ciel, entre un bâtiment qui se veut un point de repère perceptible et symbolique pour le territoire et un autre qui trouve sa raison d’être dans son appartenance à un système pluriel de constructions verticales et renonce à avoir une « physionomie individuelle », pour reprendre les termes de Ludwig Hilberseimer.
Aujourd’hui, la portée du projet paraît marquée par trois dérives récurrentes : la perpétuelle primauté dimensionnelle, pour laquelle la valeur la plus importante du bâtiment semble être la seule mesure de sa hauteur; la perte de sens de la forme, souvent poussée jusqu’à sa limite structurelle, visant l’imitation des formes naturelles les plus disparates et l’absence de regard critique par rapport à l’histoire; enfin, la réduction du processus de conception au seul choix d’une enveloppe externe, sans accorder de place supplémentaire à l’expérimentation.
Dans une étude récente, nous avons toutefois montré, au travers de quelques cas contemporains, comment l’immeuble de grande hauteur peut être encore utile au développement de la ville moderne, à condition d’être synonyme de confort, d’attractivité, de durabilité et d’intégration au lieu. Il doit également être le fruit d’un processus qui identifie les spécificités de sa verticalité dans l’ensemble de ses problématiques et ses potentialités.
Matteo Moscatelli obtient son diplôme d’architecture en 2002, puis entreprend un doctorat de recherche en Architettura, Urbanistica, Conservazione dei luoghi dell’abitare e del paesaggio (« Architecture, Urbanisme, Conservation des lieux d’habitation et du paysage ») à l’École Polytechnique de Milan, qu’il achève en 2008. Il exerce actuellement en tant qu’architecte au sein du bureau Studio Moscatelli et enseigne en parallèle à l’École Polytechnique de Milan, à l’Université de Caroline du Sud (semestre de printemps) et à l’Institut européen du design. Il est l’auteur de diverses publications concernant le développement urbain de différentes métropoles mondiales, telles que Architecture in Shanghai. History, Culture and Identity (2019), L’edificio alto residenziale nell’architettura europea (2017) et Zurigo. La ricerca dell’essenziale (2006).
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