Sé­que­stra­tion du CO2: re­met­tre le car­bo­ne à sa pla­ce

Le climat mondial se réchauffe sous l’influence des émissions de carbone fossile que l’activité humaine injecte dans l’atmosphère.
La technologie de captage et de séquestration de CO2, qui ­permettrait en quelque sorte de le remettre à sa place dans le cycle du carbone, représente une piste intéressante pour contribuer à atteindre les objectifs climatiques des États, notamment pour assurer la transition du nucléaire au renouvelable sans péjorer davantage le climat.

Data di pubblicazione
04-12-2020

Depuis le début de la révolution industrielle, l’économie mondiale se nourrit de la combustion de ressources énergétiques fossiles. Charbon, pétrole, gaz naturel, gaz de schiste : autant de carbone d’origine organique enfoui et séquestré, plus ou moins longtemps (à l’échelle des temps géologiques), dans les profondeurs de la Terre. En une poignée de décennies, une humanité bien industrieuse a ouvert les vannes de ce vaste réservoir, inondant l’atmosphère du puissant gaz à effet de serre qu’est le CO2, à un rythme bien trop soutenu pour maintenir le subtil équilibre de la machine climatique planétaire, dont les rouages sont constitués de petits et de grands cycles géochimiques et orbitaux.

Si l’activité humaine a perturbé le cycle du carbone, serait-il possible de le rétablir, du moins partiellement, en captant le CO2 au niveau des principales sources d’émissions (cimenteries, aciéries, centrales thermiques, etc.) et en le réinjectant là d’où proviennent ses atomes de carbone: le sous-sol? Pour Lyesse Laloui, directeur du Laboratoire de mécanique des sols de l’EPFL, la réponse est un oui sans ambiguïté. Selon lui, le sous-sol helvétique aurait la capacité d’absorber l’équivalent d’environ 80 ans d’émissions suisses de CO2 (env. 35 mio de tonnes/an, soit 4 tonnes/an/habitant). D’un point de vue géologique, cette solution serait particulièrement élégante, car une fois injectée en profondeur, une part importante de ce carbone anthropique se minéraliserait sous forme de carbonate de calcium (CaCO3), le composant majeur du calcaire. Il réintégrerait ainsi le temps long des cycles géologiques.

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Un site de stockage souterrain de CO2 nécessite deux éléments: une formation rocheuse poreuse et perméable – le réservoir –, surmontée d’une autre, imperméable, pour empêcher le dioxyde de carbone de remonter vers la surface. «Le CO2 est injecté dans le sous-sol dans ce qu’on appelle un état supercritique, explique Lyesse Laloui. Il possède à la fois certaines propriétés d’un gaz, et d’autres d’un liquide. Sous cette forme, une même quantité de CO2 occupe un volume 500 fois plus petit. Mais comme il est plus léger que l’eau du réservoir, il remonterait inexorablement sans la présence d’une couche barrière.» Pour atteindre l’état supercritique, le CO2 doit être porté à une pression supérieure à 73 bars et à une température plus élevée que 30°C, des conditions que l’on retrouve dans le sous-sol dès 800 m de profondeur environ.

Utiliser l’infrastructure pétrolière à l’envers

Cela peut paraître paradoxal, mais c’est l’industrie pétrolière qui s’est lancée la première dans l’expérience du captage et stockage du CO2 (CCS – CO2 Capture and Storage) à large échelle. Cela s’est passé au milieu des années 1990, sur le site gazier de Sleipner, en mer du Nord, à mi-chemin entre l’Écosse et la Norvège. Rien d’étonnant pour Lyesse Laloui: «En schématisant, les pétroliers exploitent une roche réservoir scellée par une couche barrière pour en extraire un fluide qu’ils raffinent et distribuent à des consommateurs. Ces derniers vont brûler des hydrocarbures et émettre du CO2. En imaginant utiliser la même chaîne dans le sens inverse, les compagnies pétrolières possèdent quasiment toute l’infrastructure nécessaire au CCS. De plus, elles disposent d’un solide savoir-faire en matière de technologies de forage et connaissent très bien la géologie des sites exploités.» C’est ainsi que plusieurs millions de tonnes de CO2 sont enfouies avec succès sous la mer du Nord depuis maintenant 25 ans, sans incident majeur pour le moment.

Qu’en est-il justement des risques liés à la technologie du CCS? Pour le spécialiste de l’EPFL, ils sont au nombre de deux: la sismicité induite par l’injection d’un fluide et la fuite dans l’atmosphère. Dans le cas d’une faille géologique, les forces de frottement empêchent les deux blocs de coulisser jusqu’à ce que les contraintes exercées dépassent un certain seuil. La pression d’un fluide injecté dans un tel environnement abaisse ce seuil et favorise la mise en mouvement de la faille. C’est ainsi que la mise en eau d’un barrage, par exemple, peut générer de petits séismes aux alentours.

La population suisse se rappelle également les secousses induites par les essais de géothermie profonde à Bâle et St-Gall au début des années 2000. «Attention à ne pas tout confondre, précise Lyesse Laloui. Ces deux cas sont liés à des essais de fracturation hydraulique. Le but était ici véritablement d’ouvrir des fissures dans la roche en y appliquant de très fortes pressions. Si ces deux techniques ont peu à voir, le dégât d’image a malheureusement déteint sur tout ce qui touche à l’exploitation du sous-sol.»
Pour ce qui est des fuites, le risque est de voir le CO2 rejoindre l’atmosphère en cheminant le long de failles ou d’anciens puits. Mais contrairement à des déchets radioactifs, une arrivée en surface ne causerait pas de problème majeur, d’autant plus si les opérations ont lieu offshore, le CO2 rejoignant simplement l’atmosphère de laquelle il aurait dû être soustrait. La surveillance des sites norvégiens n’a pas mis en évidence de grosses fuites, à l’exception d’un événement au cours duquel la pression d’injection a dépassé le seuil de fracturation hydraulique, permettant au CO2 de s’échapper le long des nouvelles fissures.

Si le CCS est si simple et si sûr, pourquoi cette technologie n’est-elle pas déjà largement implémentée en Suisse? La réponse est plus politique que technologique. Jusqu’à présent, les autorités helvétiques et les ONG environnementales se sont focalisées sur la diminution des émissions anthropiques de CO2 et autres gaz à effet de serre pour atteindre des objectifs climatiques, que ce soit au moyen d’incitations (énergies renouvelables, assainissement des bâtiments), de taxation (taxe carbone) ou de mécanismes de compensation. Dans cette optique, le CCS peut être perçu, à tort ou à raison, comme une incitation à ne pas s’engager vers une diminution d’émissions que l’on pourrait, en quelque sorte, mettre sous le tapis. Mais le vent est en train de tourner : en septembre dernier, le Conseil fédéral a finalement reconnu l’importance du CCS pour atteindre ses objectifs et recommande d’agir aujourd’hui pour créer les conditions nécessaires à son développement à grande échelle. Il note également que la Suisse, avec ses solides références en matière de recherche et d’innovation, est bien placée pour jouer un rôle clé dans leur développement.

Pour Lyesse Laloui, cette impulsion politique est indispensable: «J’appelle de mes vœux la création d’une Nagra1 du CO2. Avec le soutien de la Confédération, les acteurs du nucléaire se sont regroupés en 1972 pour trouver une solution au stockage des déchets nucléaires. Il faudrait faire de même avec les industries qui émettent de grandes quantités de carbone. Nous avons ici les compétences et les connaissances pour construire une installation pilote, mais les montants en jeu dépassent très largement ceux d’un projet de recherche : la seule question du forage lié à un tel projet avoisinerait déjà les 200 millions de francs. » Un autre problème tient au cadre législatif qui entoure le sous-sol suisse, sur lequel les cantons ont la mainmise (à la seule exception de la question des déchets nucléaires, qui est de la compétence de la Confédération). «En analysant la législation, poursuit le chercheur, nous nous sommes rendu compte que seul le canton d’Argovie mentionne dans ses lois quelque chose qu’on pourrait assimiler au CCS. Ailleurs, il n’est ni interdit ni autorisé. Il n’existe tout simplement pas, même dans la nouvelle loi vaudoise sur le sous-sol…»

Si la Suisse décide de s’engager dans la voie du CCS, il n’y a pas de temps à perdre. À l’instar de la Norvège, de nombreux pays producteurs de pétrole voient dans le stockage du CO2 une diversification bienvenue de leurs activités, au regard d’une ressource qui s’épuise et d’une image qui se péjore. Le CCS est en train de devenir un véritable business. À l’heure où la taxe CO2 suisse, déjà très élevée, pourrait encore augmenter, l’ouverture d’un marché internationalisé du CCS verrait non seulement des compétences technologiques et des revenus quitter le territoire helvétique, mais sonnerait aussi le glas d’une volonté politique de traiter en Suisse les déchets générés en Suisse.

Alors le CCS, une solution d’avenir? Pour Lyesse Laloui, il n’est clairement pas LA solution pour résoudre la crise climatique, mais constitue un des éléments de réponse qui, mis bout à bout, permettront de l’affronter: «Entre la sortie du nucléaire, voulue par le peuple suisse, et le déploiement massif des énergies renouvelables, il y aura une période d’une trentaine d’années au cours de laquelle l’approvisionnement énergétique sera difficile à garantir sans recourir massivement aux énergies fossiles.» Investir dans le CCS permettrait peut-être de penser cette transition sans avoir à choisir entre les risques nucléaire et climatique.

Note

 

1. La Nagra (Société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs) est le centre de compétences techniques suisse pour l’évacuation des déchets radioactifs dans des dépôts en couches géologiques profondes.

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