Industrie du ski et nature – une occasion manquée
Les domaines skiables construisent de plus en plus de bassins de rétention pour l’enneigement artificiel. Entre normes sécuritaires hors contexte et compensations écologiques sans réelle plus-value, la plupart d’entre eux ne présentent aucun intérêt en termes de paysage ou de biodiversité. Le biologiste Pierre-Alain Oggier estime que davantage de souplesse et de créativité permettrait d’en faire de véritables ouvrages multifonctionnels.
En un siècle, le ski de piste s’est étendu à toutes les régions de montagne, dont il a remodelé massivement le terrain sur des centaines d’hectares, même quand il eût suffi de broyer quelques blocs. Puis il s’est mis à assécher les ruisseaux pour créer un manteau neigeux artificiel, lui-même quotidiennement malaxé, trituré.
Louable intention mais triste concrétisation
Aujourd’hui, la dernière innovation consiste en la construction de bassins de rétention des eaux dans le but de répartir sur l’année le prélèvement des volumes nécessaires à la production hivernale de neige artificielle, ceci afin d’éviter des assèchements intempestifs en saison d’étiage.
Dès lors, ces aménagements techniques à fort impact paysager parsèment les hauts pâturages. Dans le respect de la loi, ils sont accompagnés de petites mares à titre de mesures de compensation, sans réelle plus-value écologique ou paysagère. Une autre conception des bassins ne permettrait-elle pas de favoriser la biodiversité et d’embellir le paysage alpin pour le plus grand bonheur des touristes en été, sans prétériter la fonction de réservoir? Tout projet technique doit-il être destructeur de paysage et de nature par essence? N’est-il pas possible de conjuguer réservoir d’eau, esthétique paysagère et biodiversité?
Des réservoirs techniques ou des étangs?
Dans nos pâturages de montagnes et dans nos prairies, les anciens bassins de rétention pour l’eau d’abreuvage, d’arrosage ou de lutte contre les incendies, aménagés à la force des bras, tiraient profit de la topographie locale et présentaient des rives propices au développement de la végétation palustre ou aquatique, rapidement colonisées par des batraciens, des libellules et autres animaux inféodés aux habitats riverains. Sans le vouloir, nos ancêtres ont embelli certains sites, aidé certaines espèces des milieux humides.
Dotés de nouveaux moyens techniques et chargés de nouvelles exigences, les ingénieurs qui ont pris le relais de ces paysans nous livrent, à la place de nouveaux lacs de montagne, des piscines plastifiées aux rives couvertes d’enrochements capables de résister à des vagues qui ne se développeront jamais sur de si petits espaces, des digues dotées de revanche pour des crues centennales, même lorsque le bassin se trouve sur la ligne de crête et n’est alimenté que par des pompes.
Réflexe ou réflexion?
Si l’étanchéification de ces réservoirs semble judicieuse pour éviter des pertes d’eau par infiltration et d’éventuels risques de glissement de terrain consécutifs, les enrochements – souvent amenés depuis la plaine – et le dimensionnement des digues paraissent plutôt découler du respect aveugle de normes sécuritaires développées à juste titre pour des bassins de rétention de crues sur des torrents sauvages ou pour de grands lacs de barrages (Ordonnance sur la surveillance des ouvrages d’accumulation, OSOA). Même le plus pointu des experts en sécurité ne saurait argumenter en faveur d’une pareille ceinture blindée sur tout le pourtour du bassin, y compris du côté amont comme c’est souvent le cas!
Des exceptions ou des modèles à améliorer?
Les bassins de l’Alpe des Chaux (VD) et de Celerina (GR), démontrent qu’il est possible de renoncer à un enrochement massif, voire à des lignes droites ou tendues, pour mieux intégrer la construction au site. Dans le premier cas, une petite partie des rives (rectilignes) héberge un minuscule marais de 100 m2; dans le second, les digues ont certes été modelées de sorte à se fondre dans le paysage mais n’abritent pas une seule plante riveraine. Sans surprise, l’Alpe des Chaux est le seul bassin où l’on peut voir des promeneurs pique-niquer et Celerina fait sa publicité estivale avec la piste de course qui ceinture les eaux du Lej Alv! Mais l’un et l’autre n’auraient-ils pas pu être encore améliorés pour héberger de la biodiversité (Celerina) et pour accueillir un marais plus étendu (Alpe des Chaux)?
Compensation ou compromis?
On l’aura compris, il ne s’agit pas ici de s’opposer par principe à tous les équipements modernes, mais de plaider pour un changement de mentalité promouvant des projets réfléchis pour être intégrés au site, pour équilibrer, voire améliorer, les bilans écologique et paysager par rapport à l’état initial. Nos aïeux faisaient de l’écologie sans le savoir, par manque de puissance mécanique et de capacité de tout détruire.
Il appartient désormais aux maîtres d’œuvre de faire preuve d’un peu plus d’ouverture, aux ingénieurs de développer leur créativité dans l’élaboration des projets ainsi que dans la mise en œuvre des exigences techniques ou normées. Il faut aussi que les écologistes abandonnent leur vision négative de la nouveauté technique pour participer à une conception bio-inspirée de sorte que la nature puisse s’exprimer dans les projets techniques. Enfin, on est en droit d’attendre que les fonctionnaires cessent de pratiquer un juridisme réflexe qui interdit toute adaptation par dogmatisme.
Ainsi dans le cas présent, plutôt que de construire des bassins désertiques, par l’application de standards techniques hors contexte, puis de compenser les dégâts massifs par de petites gouilles standardisées à grands renforts de troncs morts et de blocs héliportés, mais dépourvues de rives favorables à la végétation palustre, ne serait-il pas possible de modeler les rives de ces nouveaux lacs de montagne de telle sorte que la flore et la faune parviennent à les coloniser – au moins sur la rive accotée à la montagne. La force technologique que nous avons acquise impose une maîtrise réfléchie, à l’image du sculpteur qui retient et guide avec le burin la force dégagée par le maillet.
Collaboration ou contradiction?
Pour réussir des bassins esthétiques et multifonctionnels, ingénieurs et écologues devraient cesser de réaliser des projets coordonnés mais antagonistes, se libérer du réflexe légal destruction/compensation. Ils pourraient additionner leurs compétences pour imaginer de nouveaux bassins imitant les étangs naturels, avec des rives boueuses, à faible pente et aux contours complexes, qui permettent les prestations techniques en apportant la beauté et la biodiversité. Peut-être qu’alors les statistiques qui nous informent chaque année du recul de la biodiversité en Suisse, quand bien même les dépenses en sa faveur augmentent, évolueraient différemment?
Au reste, cette philosophie consistant à réfléchir en élargissant l’angle d’analyse, en regardant les effets à long terme pour des projets multifonctionnels, ne devrait pas se limiter aux bassins de rétention édifiés pour la production de neige artificielle à destination de notre industrie de sports d’hiver de plein air.
La protection de la nature ne doit pas rester passéiste et défensive; elle peut aussi faire preuve d’innovation! À condition que les ordonnances ne prétendent pas tout régler jusqu’au moindre détail d’exécution, mais se limitent aux principes prioritaires.
Biologiste, Pierre-Alain Oggier a notamment effectué de la recherche en ornithologie, dirigé la Ligue valaisanne pour la protection de la nature, fondé un bureau conseil en protection de la nature puis occupé le poste de responsable nature et environnement auprès du Service de construction des routes nationales en Valais.