Entre nouvelle commande urbaine et détournement
L’urbanisme transitoire en France
L’architecte et enseignante Frédérique Delfanne décrypte les ressorts de l’émergence de l’urbanisme transitoire en France et s’interroge: que reste-t-il du militantisme des débuts dans ces pratiques en voie d’institutionnalisation?
Déployant une sémantique aussi diversifiée que les réalités qu’elles désignent1, les pratiques d’occupations temporaires recouvrent un ensemble d’appropriations, légales ou non, touchant l’espace public et les espaces vacants (friches et/ou bâtiments) avec des objectifs différents: création de logements, de locaux artistiques et associatifs, revendications citoyennes, mais aussi activités économiques et événementielles, etc. Depuis une dizaine d’années, l’expansion foisonnante de la demande pour ces projets temporaires en France – souvent désignés sous le terme générique d’«urbanisme transitoire» – dessine une pratique nouvelle qui reste difficile à saisir, tant elle oscille, au cas par cas, entre bricolage éphémère et outil d’action publique, entre émergence d’alternatives citoyennes et intégration dans les logiques marchandes de l’aménagement.
Ouverture progressive d’un nouveau champ de la commande urbaine
Depuis la création du collectif Exyzt en 20032 jusqu’à la clôture de l’occupation temporaire des Grands Voisins3 à Paris en 2020, l’émergence puis l’essor de l’urbanisme transitoire peuvent être regardés en France comme l’effet de la convergence de plusieurs phénomènes. D’une part, dans le champ de l’architecture, la proposition de renouvellement de la discipline vers davantage de participation – portée notamment par l’architecte Patrick Bouchain – est suivie, au tournant des années 2010, de l’apparition de collectifs de concepteurs pluridisciplinaires qui impulsent des projets d’occupations temporaires avec succès et se font rapidement remarquer. Ces occupations, co-construites avec les habitants, sortent progressivement du registre militant et illégal du squat. Dans le même temps, du côté des acteurs publics, des aménageurs et des grands propriétaires fonciers, le coût économique de l’immobilisation des friches est perçu comme de plus en plus lourd dans les contextes tendus. Avec, en parallèle, la montée en puissance de la demande de participation citoyenne, mais aussi la recherche d’attractivité et de nouveaux modèles d’animation économique et culturelle, ces acteurs institutionnels – non sans un certain opportunisme – commencent à s’intéresser aux occupations temporaires, qui semblent pouvoir amortir en partie les coûts de gestion, et surtout transformer l’image des quartiers et y réactiver des dynamiques locales.
Inspirées en partie des squats et des mouvements militants, les occupations temporaires sortent ainsi progressivement du champ de l’«alternatif» pour intégrer celui, sous commande, du «transitoire»4. Après une série de projets pilotes5, de nouveaux outils publics pour impulser, faciliter mais aussi encadrer des projets d’urbanisme transitoire commencent à voir le jour en France dès le milieu des années 2010. La région parisienne s’inscrit en tête de ce mouvement, avec des collectivités qui, capitalisant sur les premières expériences, commencent à consolider une véritable expertise sur le sujet6. Elle est suivie par certaines métropoles régionales, comme Lyon ou Lille7. En parallèle, à leur échelle plus centrale, les services de l’État intègrent également l’urbanisme transitoire dans leurs politiques d’aménagement du territoire8 et valorisent les nouveaux acteurs qui investissent le sujet dans les expositions internationales (Biennale de Venise, 2006 et 2018) ainsi que dans les prix décernés à l’échelle nationale (Palmarès des jeunes urbanistes).
Une nébuleuse d’acteurs transdisciplinaires émergents
Précisément désignés lauréats du Palmarès des jeunes urbanistes respectivement en 2016 et 2020, Plateau urbain et Yes we camp, qui comptent aujourd’hui plusieurs dizaines de salariés, constituent ainsi une partie émergée et reconnue d’un ensemble de nouveaux acteurs qui vivent plus ou moins bien de l’urbanisme transitoire. Qui sont-ils? De quelles disciplines sont-ils issus et quelles valeurs ou objectifs communs portent-ils?
Plusieurs types d’activités sont identifiables9, correspondant à différents métiers et modèles économiques. Les plus visibles sont les activités d’exploitation de sites. Elles rassemblent une grande diversité de professions aux niveaux de qualification variables: de la gestion technique à l’événementiel en passant par la pratique artistique, la cuisine, la formation aux outils numériques, la médiation culturelle et le travail social. Ces activités ont plutôt des modèles économiques précaires, en grande partie basés sur le travail des bénévoles, des stagiaires et des services civiques10.
En back office, on observe deux autres types d’activités: les activités de conception, d’étude et de conseil, comme l’accompagnement de projets, les études de faisabilité, la pédagogie et la diffusion des méthodes, ainsi que les activités d’intermédiation entre propriétaires et utilisateurs, activités plus proches des métiers de l’immobilier. Elles correspondent à des profils plus spécialisés (architectes, urbanistes, paysagistes, ingénieurs, commerciaux) et à des modèles économiques plus robustes.
Entre les acteurs de l’événementiel et de l’immobilier, de l’action sociale et de la création artistique, en passant par les architectes et autres experts de la ville, l’urbanisme transitoire rassemble ainsi autant de familles dont on peut supposer qu’elles n’ont pas toujours les mêmes objectifs et les mêmes cultures de travail. En ajoutant à cela une diversité en termes d’inscription territoriale et de type de structures (du collectif local ou éphémère à des entreprises ou associations d’envergure nationale), cet ensemble d’acteurs reste aujourd’hui une «nébuleuse»11 difficile à saisir car hétérogène, volatile et toujours en mouvement.
Paradoxe du plébiscite et enjeu du détournement critique
En France, en l’espace de dix ans environ, ces acteurs de l’urbanisme transitoire ont vu leurs travaux passer d’expérimentations alternatives et ponctuelles à des commandes officielles, plébiscitées par les collectivités et les habitants sur tout le territoire national. Cette reconnaissance n’est pas sans entraîner paradoxalement de possibles contradictions, qui défient à la fois leur pratique et leur raison d’être.
Que deviennent, par exemple, les valeurs de solidarité, de coopération et de citoyenneté défendues par les collectifs d’origine? On reproche régulièrement aux projets d’urbanisme transitoire de s’en éloigner, du fait notamment de «l’entre-soi bobo» qui serait généré par l’«économie de la bière» ou encore de récupérations politiques ou commerciales des projets. À quel point ces valeurs s’incarnent-elles en effet dans la réalité? À quel point sont-elles uniquement utilisées comme arguments de communication? Les études en cours pour observer l’impact des projets d’urbanisme transitoire, portées notamment par le bureau d’études Approche.s!12, montrent que ce travail réflexif est engagé par ces acteurs et leurs commanditaires, au moins sur le champ de l’évaluation des projets.
Au-delà des projets, les collectifs eux-mêmes, en tant que modèles d’acteurs, porteurs de valeurs, résisteront-ils à la croissance de la demande, à la professionnalisation et à l’intégration de leurs initiatives dans des économies et des processus d’aménagement plus traditionnels? Par exemple, la concentration des acteurs du transitoire à grande échelle peut sembler contradictoire avec les objectifs d’empowerment et de participation locale: l’ancrage d’un projet temporaire n’est sans doute pas de la même nature selon que les collectifs moteurs constituent des émanations locales, historiquement engagées sur le territoire, ou des structures d’envergure nationale dont la présence est plus opportune. Face à cela, Yes we camp et Plateau urbain proposent sur certains projets un accompagnement de la montée en compétences de collectifs locaux. Cette logique d’essaimage s’ajoute aux dynamiques de réseaux et de formation déjà existantes qui peuvent également répondre à cette contradiction13.
Enfin, outre leurs choix de développement, et justement parce qu’ils se professionnalisent, on peut aussi questionner le positionnement doctrinal des acteurs du transitoire face aux logiques globales de l’aménagement. Sans aller jusqu’à prétendre que l’expansion des projets transitoires sous commande pourrait entraver l’émergence d’alternatives plus militantes, quid de l’espace critique réellement ouvert par ces nouvelles pratiques dans la fabrique de la ville? Le projet Base commune14 constitue ici un exemple intéressant : en initiant la création d’une foncière15, Plateau urbain et Le Sens de la Ville, actant une forme d’échec des politiques de développement économique classiques dans certains centres-villes, inventent un outil capable de démultiplier les opportunités d’utilisation des rez-de-chaussée vacants à des fins solidaires. Le caractère expérimental et alternatif des premières expériences est prolongé ici de façon plus structurelle, en détournant les modèles d’action traditionnels.
L’intérêt de l’émergence de l’urbanisme transitoire et de ses acteurs se trouve sans doute résumé dans ce défi: construire le sens d’un détournement de la fabrique de la ville, en cultivant un équilibre instable entre militantisme, liberté et esprit critique, d’une part, et capacités de séduction, d’entraînement et de dialogue avec les territoires (décideurs et habitants), d’autre part.
Notes
1 On identifie plusieurs dénominations liées à ces pratiques, dont les définitions, pour certaines, ne sont pas encore stabilisées: urbanisme tactique, urbanisme transitoire, urbanisme temporaire ou encore urbanisme éphémère en France, mais aussi, dans le monde et dans l’histoire, Pop-Up urbanism, insurgent urbanism, Guerilla urbanism, ou encore DIY (Do It Yourself) urbanism; le terme générique le plus observé à l’international étant «temporary use».
2 Voir encadré concernant Exyzt.
3 Le projet des Grand Voisins peut être considéré comme l’un des projets emblématiques de l’urbanisme transitoire en France, marquant sa reconnaissance et son intégration dans les processus d’aménagement. Porté par l’association Aurore et les collectifs Yes we camp et Plateau urbain, il est développé de 2015 à 2020, sur le site de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul dans le 14e arrondissement de Paris. Le lieu a accueilli 250 structures associatives et entrepreneuriales, jusqu’à 5000 visiteurs par jour et près d’un millier de personnes y ont été hébergées.
4 Voir Luca Pattaroni (dir.), La contre-culture domestiquée – Art, espace et politique dans la ville gentrifiée, MētisPresse, 2020
5 Parmi les plus connus, on peut citer Ground control à Paris-Gare de Lyon, la Cité fertile à Pantin, ou encore le 6b à Saint-Denis.
6 En région parisienne, l’Institut Paris Région (IPR) mène depuis le début du phénomène un travail d’observation approfondi et propose des outils pédagogiques aux communes. Le territoire est particulièrement concerné avec en moyenne 17 projets par an ayant émergé depuis 2012. Plusieurs appels à manifestation d’intérêt (AMI) ont été lancés, notamment par la Région Île-de-France et par l’agglomération Est Ensemble, pour encourager les dynamiques transitoires. En 2021, la Ville de Paris a également réuni 45 acteurs publics et privés autour d’une charte pour l’occupation temporaire et transitoire. Voir le dossier en ligne «Urbanisme transitoire en Île-de-France» réalisé par l’IPR en 2020.
7 Les métropoles de Lyon puis de Lille ont lancé, respectivement en 2019 et 2020, une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage pour penser une stratégie d’urbanisme transitoire à l’échelle de leur territoire, accompagnées toutes deux, entre autres, par Plateau urbain.
8 Dans le champ de l’opérationnel, les processus transitoires deviennent, par exemple, partie intégrante des nouveaux programmes de renouvellement urbain (NPRU) mis en œuvre dans toute la France. Le champ de la recherche est également mobilisé: voir encadré concernant Approche.s!
9 Juliette Pinard et Benjamin Pradel, Les acteurs de l’urbanisme temporaire et leurs champs d’action dans la fabrique de la ville, Millénaire 3, 2021. Article en ligne disponible ici.
10 Créé en France en 2010, le service civique est un engagement volontaire et citoyen sur une mission d’intérêt général. Destiné aux jeunes de 16 à 25 ans et limité aux domaines reconnus comme prioritaires par l’État, il fait l’objet d’un contrat relevant du service national (aussi nommé service militaire).
11 Juliette Pinard et Benjamin Pradel, op. cit.
12 Au-delà des études du PUCA déjà citées, on peut aussi noter la plateforme d’auto-évaluation des projets intitulée Commune mesure, mise en ligne en 2021, développée, entre autres, par Plateau urbain et Approche.s!
13 On observe une certaine dynamique du réseau d’acteurs ainsi que le développement de formations. On peut citer le réseau Superville créé dès 2013 entre collectifs, et plus récemment, le Stun Camp, rassemblement européen des acteurs de l’urbanisme transitoire dont la première édition a eu lieu en 2019. La création récente du diplôme universitaire «Mise en œuvre d’espaces communs» (créé en 2019 par Nicolas Détrie, figure de proue de Yes we camp, en lien avec l’Université Gustave Eiffel) participe également de la diffusion et du transfert de compétences.
14 Voir le site: basecommune.com. Base commune est une structure foncière et immobilière capable d’acquérir des locaux en rez-de-chaussée, d’animer, de gérer et de commercialiser ces locaux, mais aussi de conseiller les collectivités sur leur stratégie d’occupation.
15 Entreprise qui acquiert et détient un ensemble de biens immobiliers ou fonciers afin de les exploiter et/ou de les commercialiser.