Ha­bi­ter et con­strui­re Da­kar au­jourd’hui

Si la construction terre et bioclimatique est préconisée dans des projets singuliers, peut-on le faire dans tissu urbain de Dakar? Après avoir dressé un bilan des pratiques constructives, l’architecte Nzinga Mboup tâche de donner une réponse architecturale dans une ville sous pression.

Data di pubblicazione
24-05-2022
Nzinga Biegueng Mboup
architecte-fondatrice Worofila | co-auteure d’Habiter Dakar | enseignante Institut polytechnique africain

Habiter Dakar est de plus en plus difficile en raison des profondes mutations et de l’urbanisation massive que la capitale sénégalaise a connues ces dernières décennies. De nouvelles villes à 30, 60, 100 km de Dakar sont en plein essor quand, dans la conscience des politiques comme dans celle de ses habitants, Dakar, inscrite sur une presqu’île, est perçue comme une ville «saturée», n’ayant ni l’espace ni les infrastructures pour s’accommoder de sa population croissante. Lorsqu’on analyse l’offre en bâtiments d’habitation existante, on se rend compte qu’il y a une inadéquation entre la disposition des logements, d’une part, et le confort et l’usage attendus des bâtiments, d’autre part. Hormis ceux qui ont encore la possibilité de construire leur maison sur la base d’une commande passée à des professionnels de la construction ou qui s’engagent dans de l’auto-construction, très peu arrivent à créer ou trouver un logement convenable et abordable. En effet, dans la capitale, la spéculation foncière pousse une part toujours plus importante des habitants dans une précarité économique qui leur impose des conditions de vie de plus en plus insupportables.

Dresser un diagnostic

Ces observations m’ont interpellée en tant qu’architecte exerçant aujourd’hui à Dakar et mon premier instinct a été de comprendre comment on en arrive à ce diagnostic avant de m’interroger sur les alternatives à proposer et les moyens à mettre en œuvre. Le projet de recherche Habiter Dakar1, piloté avec ma consœur Caroline Geffriaud entre 2019 et 2020, nous a permis de reconstruire une évolution historique de la condition du logement à Dakar tout en retraçant les forces qui ont engendré des mutations dans la conception de l’habitat au fil du temps. Les différentes typologies de logement qui se sont succédé à Dakar sont encore présentes à fréquence disparate : les concessions lébous, par exemple, du nom du peuple autochtone toujours présent sur la presqu’île, regroupent plusieurs pièces organisées autour de cours centrales et abritent plusieurs membres d’une grande famille. À ces modèles se sont rajoutées, au 19e siècle, les maisons coloniales de l’administration française qui a fait de Dakar la capitale de l’Afrique Occidentale française (AOF).

Ces maisons, organisées avec des vérandas et des coursives, construites avec des murs en pierre et terre cuite et des toitures en tuiles, reposaient sur des principes de conception qu’on dirait aujourd’hui «bioclimatiques», car elles étaient adaptées au climat. Elles étaient toutefois réservées à l’élite. Par la suite, aux abords de l’indépendance (1960), on voit apparaître des villas modernes en béton construites principalement pour les cadres par la Société immobilière de la presqu’île du Cap-Vert (SICAP). Ces maisons étaient conçues pour des famille nucléaires, avec des espaces de cours arborées et en reprenant les principes de vérandas et coursives pour protéger les murs du soleil et bénéficier d’une ventilation naturelle. La dernière phase de construction de logement de ces 30 dernières années, depuis les crises économiques des années 1970 et 1980, voit un déclin de l’implication des institutions publiques dans le logement, l’augmentation de l’auto-construction et de la spéculation foncière, l’avènement de la climatisation, de moins en moins de productions d’architectes. La construction du logement a été transformée en une prospection financière, destinée à produire du bénéfice plutôt que loger dignement.

Pour une architecture adaptée au contexte climatique

Un rapport de la Banque mondiale de 2013 estimait à seulement 7 % les constructions conçues par des architectes au Sénégal. Cela reflète un climat ambiant dans lequel il y a très peu de réflexion sur l’urbanisme et sur ce que nous voulons définir comme nos modèles de logements, de villes et de construction. Le ciment, déjà avant les indépendances, a été vendu comme le matériau de la modernité. Depuis des années, on contribue à nourrir un imaginaire singulier, dans lequel les habitants des villes, et même des villages sénégalais, voient le béton comme le matériau de sortie de la précarité, d’ascension sociale et de sécurité structurelle. Or dans un climat sahélien, chaud et sec la majorité de l’année, construire des dalles et des murs en béton, les exposer au soleil, supprimer les coursives et les vérandas (souvent en raison de l’exiguïté de l’espace) ne fait que contribuer à l’inconfort thermique.

De surcroît, la disposition des appartements dans les immeubles d’habitations qui se multiplient ne tient pas entièrement compte des spécificités culturelles et des pratiques spatiales dans la sphère domestique. Un exemple flagrant est l’absence d’espaces extérieurs de services et de socialisation, très ancrés dans notre contexte culturel, car le climat clément et la rareté des pluies permettent de se rassembler en extérieur. L’extérieur est souvent synonyme d’espace de rencontre et de loisir, et participe à l’hygiène de vie en externalisant des ablutions et de nombreuses activités ménagères. On se rend compte ainsi que beaucoup de typologies anciennes, de par leur conception et leurs matérialités, permettaient de vivre en adéquation avec le climat. Mais aujourd’hui, l’inconfort thermique, acoustique et olfactif ressenti à Dakar est perçu comme une conséquence de l’urbanisation incontrôlée et de la multiplication de bâtiments qui ne respectent pas les règles d’urbanisme – comme la prescription de ne pas dépasser une occupation de 70 % d’une parcelle – et le prospect urbain.

Une maison ordinaire pas comme les autres

Worofila est un atelier spécialisé en conception bioclimatique. Une commande privée nous a donné l’opportunité de démontrer comment on peut construire en terre à Dakar et mettre en œuvre une conception bioclimatique qui s’inscrit dans le paysage urbain de la capitale. Je décris ici un exemple en cours de réalisation : le cahier des charges établi pour la maison de Ngor est celui d’une maison mono-familiale avec des espaces adaptés aux modes de vie de la famille. Dès le départ, la maîtrise d’ouvrage (un particulier) a exigé une construction en terre, l’absence de climatisation et un apport en lumière naturelle.

La maison est composée de cinq chambres, quatre salles d’eaux, trois salons, une salle à manger, une cuisine, deux bureaux, un garage, une piscine, deux locaux techniques et enfin trois terrasses reparties sur cinq niveaux – soit 450 m2 répartis sur un terrain de 150 m2. Dans le contexte de Dakar, le simple fait de répartir un tel programme sur ce qui est considéré comme une «petite» parcelle est une véritable gageure, car beaucoup d’habitants sont convaincus qu’un tel programme ne peut être réalisé que sur un terrain situé hors de Dakar. Nous avons répondu à cette exigence programmatique et à cette contrainte d’espace par une disposition assez rationnelle autour de deux patios: un premier de 15 m2 adjacent à un escalier semi-ouvert et surplombé d’une verrière ventilée et un second à ciel ouvert de 30 m2 qui correspond à l’empreinte de la piscine. Ces deux patios contribuent fortement à l’apport de lumière naturelle de toutes les pièces et à la ventilation naturelle traversante, la quasi-totalié des pièces de vies disposant de deux ouvertures au minimum. Le bassin participe au refroidissement de l’air chaud et sec par évaporation: l’air rafraîchi est transféré dans la maison via la ventilation. Et quand les températures baissent (17-20° C), la verrière orientée sud capte le rayonnement solaire.

Construire en terre: une évidence et quelques contraintes

Concevoir un R+4 avec une structure en terre porteuse pose le problème de la taille des murs. Ceux-ci devraient en effet mesurer 50-60 cm au niveau du rez-de-chaussée. L’exiguïté de l’espace à Dakar nous a obligés à prendre également en compte l’économie de l’espace et nous a forcé à considérer une structure mixte avec des éléments de poteaux en béton qui, avec les murs, supportent les poutres et les charges venant des étages supérieurs. En termes de système constructif, les murs sont composés de briques de terre comprimées (BTC) et les planchers sont réalisés pour la plupart en voûtains de terre. Les arches et voûtains sont des éléments structurels entièrement construits avec des BTC et servent également de plafond en sous-face. Au-dessus des planchers voûtains, une dalle de compression en terre et typha dote les planchers intermédiaires d’une isolation phonique et le plancher supérieur d’une isolation thermique.

Le choix de la BTC se justifie dans un contexte urbain, notamment grâce à la stabilisation des briques (avec 8 % de ciment) qui permettent d’éviter de protéger de la pluie les murs au moyen de grandes toitures et de grands auvents. Les murs de la maison sont droits et nus et son architecture s’inscrit globalement dans l’échelle du paysage environnant fait d’immeubles d’habitation de 4-5 niveaux, pourvus de toitures terrasses accessibles, de murs verticaux et de balcons. Une des préoccupations de Worofila est d’exprimer autant que possible la matérialité qui correspond au système constructif tout en restant dans la fonctionnalité d’une mise en œuvre manuelle du matériau. C’est ainsi que nous avons développé un calepinage avec des briques en saillies toutes les deux rangées afin de projeter de l’ombre et réduire ainsi l’isolation des murs notamment en milieu de journée. Ce calepinage donne également son identité au bâtiment, en déclinant une texture présentant une esthétique cohérente avec la construction en BTC.

En quête de modèles

Il est important de définir de nouveaux modèles de logements axés autour de la verticalisation, d’une empreinte au sol réduite, et de l’utilisation de matériaux tels que la terre dans une capitale qui souffre de l’effet de l’îlot de chaleur, précisément à cause de sa bétonisation et du manque d’arbres. Le boom de la construction a fait apparaitre des typologies de bâtiments calquées sur l’Occident ou le Moyen-Orient, avec une prédominance du béton, du métal et du verre, sans relations au climat et à la production locale de matériaux – ce sont des constructions très énergivores. En plus de la mise en œuvre d’une architecture bioclimatique, il faut une approche contextuelle, adaptée aux modes de vies et aux structures sociales des familles. En raison de leur précarité, on observe de plus en plus de familles recomposées, mixtes et multigénérationnelles, au sein desquelles les propriétaires cohabitent souvent avec des locataires. La négociation de l’espace est basée sur une compréhension de principes sociaux régulant l’intimité, la hiérarchie des âges et l’équilibre des genres; elle soulève des défis dans la capitale croissante et les nouvelles villes qui se créent. Enfin, l’acceptation que tout modèle construit est voué à muter au fil du temps, du fait de l’accroissement ou la décroissance d’une famille ou le changement des occupants, doit nous inviter à penser à des systèmes constructifs qui autorisent l’extension et à employer des matériaux de construction qui ne contribueront pas à la production de déchets toxiques, même après démolition, mais pourraient être réemployés dans de nouvelles bâtisses s’inscrivant dans une continuité productive.

Vers une démocratisation de la construction en terre

Bien que l’intérêt pour la construction en terre crue soit croissant et que la compréhension de ses avantages thermiques soit relativement acquise, il reste à réfléchir aux mécanismes et modèles qui permettront au grand nombre d’y accéder. La commande de projets résidentiels en terre à des architectes spécialisés se cantonne à une élite: comme la construction en terre bioclimatique exige un plus grand volume de maçonnerie pour bénéficier de la masse thermique, les coûts sont élevés. La BTC étant un matériau semi-industriel, il faudrait plus de formations de techniciens et ingénieurs dans le domaine du bâtiment pour reconnaître les terres et argiles adéquates à la confection de briques de terre comprimées ou d’adobes. Ces dernières (produites sans ciment ni chaux et sans presse mécanique) pourraient être utilisées comme matériau de remplissage dans une structure poteaux-poutres en béton armé, une solution assez commune qui facilite la mise en œuvre de la terre. La production des briques sur site contribuerait ainsi à la baisse des coûts initiaux – auxquels s’ajoutent les coûts énergétiques (notamment la climatisation) et d’entretien (réfection peinture extérieure) qu’on économise avec un projet en terre. Mais la démocratisation de la conception bioclimatique et de la construction en matériaux bio et géosourcés ne fera ses preuves que lors d’un passage à grande échelle, avec la construction de logements et éco-quartiers où une vision écologique plus globale sera mise en œuvre.

Enfin, la question des imaginaires liés à la définition de la modernité doit être étendue pour que la terre, le typha et d’autres matériaux et techniques fassent partie de la palette des constructions dites «modernes» et «de standing» et ne soient pas juste confinés à un passé rural. Je ne désespère pas, car malgré l’exceptionnalité de la maison de Ngor, sa visibilité sur un des grands axes de ce quartier imprègne la conscience des riverains, les convainc qu’on peut construire en «terre rouge» dans la ville.

Note

 

1 Habiter Dakar – Quels outils pour inventer une architecture sénégalaise? Exposition initiée par le Goethe Institut Sénégal et conçue par Nzinga Biegueng Mboup et Caroline Geffriaud, janvier 2021.

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