Vers une «Vision territoriale transfrontalière 2050» du Grand Genève
Le 13 septembre 2022, l’État de Genève, le Pôle métropolitain du Genevois français et la région de Nyon ont lancé la démarche «Vision territoriale transfrontalière 2050» (VTT), placée sous le signe de l’urgence climatique, et d’un paradoxe: comment se hâter lentement?
Ce processus ambitieux, qui court jusqu’en 2024, doit faire émerger une vision partagée de l’avenir du bassin de vie genevois, qui servira de fondement aux principaux outils de planification du territoire, en France et en Suisse : plan directeur cantonal, projet d’agglomération, schéma de cohérence territoriale (SCoT), etc.
À l’origine de la démarche, l’État de Genève a souhaité réviser son plan directeur cantonal 2030 (2015) à la lumière d’un impératif : la neutralité carbone en 2050, en élargissant le processus à tout le bassin de vie (Nyon, France voisine) et en l’ouvrant aux associations, milieux professionnels et habitants. Au regard des planifications précédentes, c’est un virage méthodologique et idéologique sans précédent. Le temps du développement et du dynamisme, celui de la densité et de la grande échelle, des grands projets, qui était celui du plan directeur cantonal 2015 (2001), est révolu. La vision territoriale transfrontalière pour 2050 sera celle de la sobriété, de la transformation, de la préservation des sols, du «zéro net».
Les ambitions à l’épreuve du réel
C’est bien tout le paradoxe dans lequel s’inscrit la démarche: pour viser la neutralité carbone en 2050 – autrement dit voir s’effondrer en trois décennies les émissions de CO2 qui n’ont jamais cessé d’augmenter depuis un siècle et demi –, il faut révolutionner nos manières de vivre, d’habiter le territoire et de consommer ses ressources; mais aussi nos systèmes et nos institutions elles-mêmes, y compris, donc, celles qui portent la démarche. Face au renversement des priorités et des méthodes qui s’impose et aux chantiers qui s’annoncent, on est saisi d’un «vertige», pour reprendre le terme de Thierry Maeder, chef de projet vaudois du Grand Genève, Région Nyon, en conclusion de la journée de lancement.
Or le monde tel qu’il tourne résiste. Les «rapports d’étonnement» des équipes mandatées montrent que rien ne change, ou si peu. Les terres agricoles continuent à être urbanisées, les voitures à circuler massivement, l’industrie à polluer. Au quotidien, dans la vie réelle, le «shift» n’a pas lieu.
Ces paradoxes entre croissance et réduction, urgence et inertie (relevés entre autres par l’équipe Urbaplan – PACA Jura, page ci-contre) viennent percuter la démarche elle-même: comment planifier pour les 15 prochaines années quand il faudrait agir maintenant? Quelles actions mener aujourd’hui dans le cadre d’un processus qui va lui-même durer deux ans? Peut-on dès à présent remettre en question, ou en tout cas faire évoluer, les coups partis?
Ces paradoxes ont largement été relevés par les intervenants de la première journée, comme un défi à relever pour tous les acteurs du processus. Vincent Scattolin, maire de Divonne-les-Bains (F) et vice-président Aménagement du territoire du Pôle métropolitain du Genevois français, a rappelé en introduction que, pour passer rapidement à l’action, l’expérimentation de nouvelles techniques et d’outils innovants constituait l’enjeu majeur de la démarche. Pierre Feddersen, membre du collège d’experts, considère qu’il faut mettre en place des actions concrètes et rapides pour contrecarrer la lenteur des instruments de planification. Chez les équipes mandatées, même avertissement: pour Urbaplan, on doit passer de la planification (une abstraction) à la planifi-action (travailler par le projet), et faire un document simple: les grandes lignes et une liste d’actions. Paola Viganò estime quant à elle que les réflexions et projets en cours doivent être rediscutés et que la machine bureaucratique et les élus doivent aussi s’adapter au changement climatique, pas seulement les urbanistes et les habitants.
Frontières invisibles
L’autre défi que devra relever la démarche tient à la spécificité même du bassin de vie franco-valdo-genevois: une ville centre – Genève – puissant attracteur économique, aspirateur à actifs (1 actif sur 3 n’habite pas dans le canton), concentre les emplois sans pour autant offrir suffisamment de logements abordables, générant chaque jour des dizaines de milliers de déplacements pendulaires en provenance d’autres cantons et des départements français. Une situation accentuée par l’effet de frontière et le différentiel de niveau de salaire entre France et Suisse, qui créent par ailleurs des phénomènes spécifiques à cette agglomération frontalière, liés aux stratégies résidentielles, économiques, fiscales des individus comme des entreprises. «La frontière existe, elle n’est pas si fluide», rappelle Paola Viganò, et la démarche devra faire avec cette composante très présente dans le quotidien des habitants, et qui pèse sur l’organisation spatiale du territoire, au-delà des questions culturelles, institutionnelles et règlementaires.
La situation de l’agglomération, polarisée autour de la ville-centre, enfermée dans un fonctionnement radioconcentrique, questionne notamment le positionnement des communes périphériques vis-à-vis de Genève: sont-elles des territoires servants, cantonnés au rôle de banlieue/cité-dortoir, condamnés à vivre au rythme des allers-retours des travailleurs? Quelle identité peuvent-elles développer dans ce contexte: plus d’autonomie vis-à-vis de Genève, plus de complémentarité?
Pour en discuter, il faudra dépasser certains clivages, clichés et vieilles rancœurs entre France et Suisse qui empoisonnent vite les débats (que le Covid et les fermetures de frontières avaient brusquement remis en lumière) et désamorcer la crainte des communes de voir le Canton leur imposer sa démarche, ses points de vue, donner des leçons de vertu écologique. Toute la démarche «VTT», sous forme d’ateliers qui se tiendront dans différentes communes de l’agglomération, est organisée pour favoriser ce débat ouvert et éviter ces écueils. La suite dira si cela fonctionne.
Nouveaux récits?
Comment embarquer tous les acteurs dans le processus, partager les constats comme les objectifs? La dimension symbolique jouera un rôle important. Les intervenants ont insisté sur la nécessité de construire de nouveaux récits «qui fassent rêver», un nouveau projet social, de nouvelles valeurs auxquelles chacun pourrait adhérer. À l’image, comme l’a suggéré Bruno Marchand, président du collège d’experts, de l’American Way of Life dans les années 1950, dont la puissance imaginaire n’a malheureusement pas fini de faire des dégâts… «Un futur désirable est pourtant déjà là», a souligné Igor Andersen (Urbaplan): de nombreuses initiatives montrent que des alternatives sont possibles. Il faut maintenant les rendre visibles et les mettre en réseau, en culture, sans minimiser la réalité des efforts à engager. «Soyons honnêtes: ça va être lourd et difficile», prévient Viganò. Voilà qui donne le cadre et l’ampleur des défis à relever pour mener à bien cette démarche, la faire partager et atterrir.
Intervenants
Direction de projet
État de Genève, Pôle métropolitain du Genevois français, Région de Nyon
Collège d’experts
Bruno Marchand (président),
Sonia Lavadinho, Pierre Feddersen
Collège d’experts élargi
Hervé Froidevaux, Marlyne Sahakian, Julia Steinberger
Mandataires par PACA
PACA Arve: AREP avec Taktyk, Arx-IT, Mobil’homme, Kaleido’scop, Sorbonne UniversitéPACA Chablais: pilote Studio Paola Viganò avec Citec, Wüest Partner
PACA Rhône: Güller Güller avec van de Wetering, Base, mrs partner, Linkfabric, Tribu, David Martin
PACA Jura: Urbaplan avec Interland, 6-T, Drees and Sommer, City log, GE21
AMO démarche: Passagers des Villes avec AAMO, Nova 7, Tribu, Citec, Collaborative people
Études thématiques
Stratégie mobilité multimodale 2050: Transitec, mrs partner, CBREDynamiques socio-démographiques et capacités d’accueil: 6-t, Urbaplan
Stratégie de participation citoyenne: Missions Publiques
Évaluation environnementale stratégique: Urbaplan, Soberco Environnement
Dans cette chronique bimensuelle, Tracés assurera un suivi critique de la démarche «VTT». La première est consacrée au kick-off qui a eu lieu en septembre 2022. Dans les suivantes, nous entrerons dans le vif des territoires après les ateliers «diagnostic critique» de janvier 2023.