La vil­le-ter­ri­toi­re Po­st-Car. Un fu­tur pen­sa­ble

L’architecte et historienne de l’urbanisme Elena Cogato Lanza, co-autrice de l’ouvrage Post-Car World, s’interroge sur les futurs de la ville-territoire – ville dispersée et à basse densité, encore largement dépendante de la voiture. Prenant pour cas d’étude la métropole lémanique, elle met en lumière la pensabilité d’un changement de paradigme.

Data di pubblicazione
26-12-2023

Un futur urbain sans voiture, un Post-Car World, est-il possible? En 2005, le sociologue John Urry avait théorisé l’Automobility pour désigner le système socio-technique de mobilité qui a dominé le 20e siècle. En même temps, il traquait les signes – les «graines» – d’un basculement vers le Post-Car1. En ce qui me concerne, comme nombre de chercheurs et professionnels de ma génération, je garde le souvenir tangible de la crise du pétrole de 1973 et de ses conséquences sur le quotidien. L’émotion de pouvoir occuper le centre de la route sans courir aucun danger, de pouvoir marcher ou faire du patin à roulettes, ne m’a plus quittée. Je savais que ce qui, auparavant, ne m’était pas possible, l’était désormais. De manière analogue en 2020, dans le contexte de la crise sanitaire et systémique du ­Covid-19, d’autres comportements et usages auparavant impensables de nos espaces de vie – qu’ils soient domestiques ou publics – ont rempli notre expérience. Or les expériences individuelles et collectives constituent le premier levier qui permet d’élargir les champs du possible et de ce qui devient, finalement, pensable.

Un territoire: la métropole lémanique

En participant à la vaste recherche Sinergia Post-Car World2, nous avons voulu contribuer à la pensabilité du basculement vers l’après-voiture, en nous penchant sur les possibles de nos territoires, l’enjeu étant de produire des descriptions et analyses qui identifient des potentiels de changement objectifs, dotés de la même évidence que nos expériences tangibles. Il ne sera pas question ici de revenir sur les raisons de l’abandon de la voiture, au sens d’un acte nécessaire pour la transition vers un monde décarboné. La pertinence de cet acte, pour des raisons sanitaires, environnementales et de conservation des ressources largement démontrées, n’est plus à questionner3. Nous devons en revanche expliquer les raisons du choix de notre cas d’étude, à savoir la portion de l’Arc lémanique comprise entre Genève et Lausanne et accompagnée de part et d’autre du Jura et du lac Léman.

Les centres urbains font l’objet de politiques de réduction de la voiture, engagées désormais depuis des décennies. Elles ont montré leur efficacité et s’offrent comme un socle d’expérimentations, d’instruments et de compétences solides pour une suite plus ambitieuse. En revanche, la ville-territoire – en désignant par ce terme les formes de l’urbanisation discrète et dispersée, les conglomérats hétérogènes de cellules bâties, usages ruraux du sol, nature et infrastructures de toute sorte – demeure fondamentalement écartée des efforts de sortie de l’automobilité. Dès lors, en choisissant notre étude de cas, nous n’avons pas porté notre attention sur une urbanisation périphérique, «à la marge», dont l’habitabilité ou la vitalité seraient particulièrement problématiques; au contraire, il s’agit d’une ville-territoire prospère, attractive des points de vue résidentiel et productif, marquée par une haute densité d’entreprises placées dans un paysage de prestige, lequel est savamment mobilisé dans les stratégies de communication de ces raisons sociales à la renommée internationale. Indirectement, notre choix dénonce une forme de discrimination par la planification officielle, qui, à l’inverse de ce qui se fait dans les centres d’agglomération (les villes de Genève et Lausanne) n’y a engagé rien de décisif en vue de la réduction du trafic automobile. Ce qui revient à statuer, par la planification, qu’une partie seulement du territoire habité peut aspirer à une condition souhaitable, alors que, pour une autre partie, ceci n’est même pas pensable.

Vers un autre ordre spatial de la mobilité

Si nous considérons que la voiture s’est installée dans ce territoire depuis un siècle, nous réalisons qu’elle a profité de structures géographiques et spatiales issues de la sédimentation de siècles sans voiture. Quelle plasticité y a permis l’accueil et l’essor de la voiture ? Comment la réactiver afin de permettre que, sur la longue sédimentation territoriale, s’installe l’après-voiture ? Nous avons répondu à ces questions en dressant un portrait du territoire. Parmi les différentes entrées du portrait, l’accessibilité apporte une première et importante réponse. En comparant le maillage viaire de l’année 2000 à celui de 1900 (voir cartes page précédente), d’avant la voiture, nous découvrons que quasi tout le maillage y était déjà posé, à l’exception de quelques trames viaires agricoles (issues notamment d’assainissements) et de l’autoroute. L’opinion selon laquelle la voiture aurait engendré des kilomètres et des kilomètres de routes se trouve mise à mal. En même temps, nous constatons que si, en 1900, la quasi totalité du maillage était praticable par des véhicules tractés, en 2000, une part importante de ce maillage est soustraite à la voiture (interdiction de circulation) ou fait l’objet de fortes restrictions (riverains ou véhicules agricoles autorisés, etc.). Alors que nous pensons aller partout en voiture, nous réalisons que nous n’avons accès avec elle qu’à un maillage minoré, sur lequel nous sommes conduits par les applications de navigation qui ignorent délibérément le maillage restant. Le potentiel de changement qui se dégage est donc celui d’une reconquête de l’ensemble du maillage pour établir un autre ordre spatial de la mobilité. Une accessibilité beaucoup plus uniformément distribuée, mais calée sur d’autres intermodalités et d’autres vitesses, est pensable.

La plasticité de cette portion de l’Arc lémanique mérite d’être approfondie et mise en regard avec les signaux faibles révélant des changements à l’œuvre dans les comportements sociaux. Sur une base statistique, nous découvrons que l’extension du maillage viaire y ralentit depuis 1950, contrairement au reste de la Suisse. Au vu de la croissance démographique, c’est le processus de densification qui domine, tandis que la croissance du maillage viaire est secondaire. Depuis 2000, le nombre de voitures y a augmenté plus lentement que dans le reste de la Suisse, tandis que, auprès de la population des 18 à 45 ans, le nombre de permis de conduire baisse et que celui d’abonnements généraux ferroviaires augmente sensiblement. Est-ce que le changement vers le Post-Car a déjà commencé?

Guetter les signes du changement socio-technique

La question mérite une réflexion plus générale. Quand un changement socio-technique commence-t-il? Pensons au basculement du téléphone fixe au téléphone mobile: le nouveau régime socio-technique n’a pas immédiatement remplacé le premier, ils ont cohabité sur le long terme. En l’absence de la clôture d’un cycle (le téléphone fixe), un nouveau cycle s’installe, jusqu’au moment où ce dernier devient la norme: celle de posséder un smartphone pour accéder aux services publics, aux prestations qui définissent notre citoyenneté, ainsi que pour être viables sur le marché du travail. S’il fallait identifier un point de bascule, où se trouverait-il? Au moment où le nombre de téléphones mobiles dans le monde a dépassé celui des téléphones fixes? Ou lorsque le téléphone portable a émergé comme un produit de niche, à l’usage d’une population bien limitée à l’échelle mondiale?

Nous ne nous intéressons pas à la normalisation, mais à l’émergence du changement, aux moments où se manifeste une véritable capacité de rupture qui fait bouger les lignes du pensable. Quid donc du Post-Car? Quand commence-t-il? Sur la base de nos premières analyses, nous constatons en effet que le déclin de la voiture s’entame assez vite, dès lors que sa diffusion s’accompagne, en parallèle, d’une réduction progressive du maillage viaire disponible… Ce déclin s’accélère quand les comportements sociaux manifestent des signes de désaffection à l’égard de la culture de la voiture.

Voies ferrées, structures paysagères et maillage urbain

Une autre fluctuation socio-technique nous semble particulièrement significative à observer, relative aux voies ferrées, et ceci en considérant dans une même catégorie le train et le tram. Le territoire en 1900 fait état d’un développement extraordinaire du réseau de tram à Genève. Dans les années 1950, le réseau ferroviaire ayant été passablement étendu, le transport sur rail touche à son sommet. Le démantèlement du tram urbain commence quelques années après, avec la suppression de quelques lignes de train. La carte de 2010 montre déjà les premiers signes de renaissance du tram, dont le maillage se réinstalle progressivement depuis. Que s’est-il passé? Dans un premier temps, on a voulu fermer un cycle; puis, on l’a ouvert à nouveau. Le premier cycle du tram n’a même pas duré cent ans; lors du deuxième, il a repris en force. Certes, en passant du démantèlement à la réinstallation, notre société a fait preuve d’une franche irrationalité… par contre, le territoire urbain a de nouveau démontré sa plasticité. Ne serait-ce pas déjà faire preuve de rationalité que de reconnaître que le régime de la voiture mérite d’être considéré lui aussi comme un cycle et non comme une ligne d’évolution irréversible?

Grâce à notre portrait, nous constatons, entre autres, qu’au siècle de la voiture l’emprise des structures paysagères a augmenté (vignes, forêts, vergers), et qu’elles ont fait obstacle au trafic de la voiture par le déclassement des routes et chemins qui les traversent. En même temps, la distance (temporelle) entre les destinations s’est progressivement réduite de 1900 à 1975, au sens où les gains en vitesse y ont été exponentiels. Toutefois, la tendance s’inverse dès 1975, et ceci aussi bien sur l’autoroute que sur la route: les temps de déplacement augmentent partout, à cause entre autres de la densité du trafic et de sa réglementation. La voiture ne permet plus d’aller plus vite (voir diagramme).

Nous constatons également la permanence du réseau de villages disposés à une distance de 1,5-3 km, qui est typiquement une distance hippomobile – et qui est aujourd’hui parfaitement adaptée pour la mobilité active, qu’elle se fasse à pied ou à vélo. Le réseau est pratiquement préservé entre le Jura et l’autoroute, les villages y ayant évolué par densification et non par fusion ou effacement. Or ce maillage urbain diffus et homogène est l’une des conditions qui est à la base d’une distribution également homogène, entre Jura et lac, des lieux significatifs pour la vie sociale de cette ville-territoire: les lieux du sport, des loisirs, de la culture, de l’éducation, du commerce, de l’énergie, etc. Tous ces lieux déterminent la qualité du «cadre de vie» et du «cadre de travail» d’une ville-territoire où l’on habite et l’on travaille partout. Ils contribuent à son succès en termes de PIB; ils permettent son fonctionnement sans engendrer ni disparité, ni marginalité; ils catalysent le sentiment d’appartenance.

Des leviers aux visions

La pensabilité du changement exige finalement que, tout en identifiant les leviers, l’on en esquisse, même partiellement, le futur. Dans cette perspective, les résultats de notre enquête sur la plasticité du territoire physique et sur les signaux faibles de nouveaux comportements sont complétés par un constat sur les changements profonds de la mobilité qui, sur la base d’enquêtes quantitatives à l’échelle européenne, permettent d’identifier trois tendances d’évolution4: la grande mobilité généralisée, où la généralisation des pratiques pendulaires entraîne la multiplication des doubles domiciles et des doubles attachements; l’ère de la communication à distance et des biens mobiles, prémisse d’une nouvelle sédentarité; la qualité de vie de proximité, de laquelle découle tout un ensemble de choix de vie.

Or, en nous refusant d’esquisser un quelconque projet de métropole lémanique Post-Car – car le projet exige que les acteurs concernés soient partie prenante de son processus – nous en avons esquissé quatre visions. En effet, sur l’assiette des structures métropolitaines physiques, trois grandes figures d’articulation entre structures bâties, structures naturelles et infrastructures se dégagent, relevant de quatre possibles modes de vie.

Premièrement, une intense densification des centres majeurs, débouchant sur une forte hiérarchie entre les grands pôles denses et le reste du territoire, laissé à la forêt et à l’agriculture. Ensuite, l’activation d’une nouvelle urbanisation linéaire grâce à la transformation de l’ancienne autoroute en siège d’un nouveau transport sur rail. À cette urbanisation, placée en contact continu avec l’espace agricole et paysager, sont connectés les noyaux secondaires, c’est-à-dire les villages au pied du Jura et ceux le long de la côte, tous à une distance adaptée à la mobilité active augmentée (vélo, vélo et trottinette électriques, tapis roulant, etc.). Finalement, une redistribution de la densité pourrait être opérée selon le tissu cellulaire des noyaux villageois qui est aujourd’hui distribué sur tout le territoire. Cette figure pourrait se décliner selon deux visions: d’une part, par la sélection d’une vingtaine de villages petits et moyens à densifier et à connecter grâce à un transport type métro, à destination d’une société qui se déplacerait autant qu’aujourd’hui; d’autre part, le tissu de petits villages est développé par la création de nouveaux centres selon une logique non hiérarchique, pour une société sédentaire où les services sont partagés en clusters.

Par le terme de visions, nous tenons à désigner ainsi à la fois la visualisation dans les formes et conventions du dessin architectural, et le contenu idéologique de chacune de ces propositions fortes et cohérentes, privées de toute contradiction interne. C’est aussi par ce dernier caractère qu’une vision n’est pas un projet – ce dernier se devant d’articuler les pluralités et les différences. Nous espérons que nos visions Post-Car, par leurs natures extrêmes, s’offriront comme des agents puissants et vitaux pour des projets à venir. Sur la base de nos analyses préalables, elles donnent la preuve qu’un futur Post-Car est bel et bien pensable.

Notes

 

1 John Urry, «The ‹System› Automobility», Theory Culture Society, 2004, 21:25, pp. 25-39.

 

2 La recherche interdisciplinaire Post-Car World. A Trans-Disciplinary Multi-Dimensional Stimulation, a été réalisée en partenariat par l’EPFL et l’EPFZ, avec l’Université de la Suisse italienne, sous la direction de Jacques Lévy, et financée grâce au programme Sinergia du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Les résultats du volet placé sous notre responsabilité sont réunis dans l’ouvrage édité par Elena Cogato Lanza, Farzaneh Bahrami, Simon Berger, Luca Pattaroni, Post-Car World. Futurs de la ville-territoire, MētisPresses, Genève 2021.

 

3 Cette notion a notamment été soulignée lors d’un débat organisé par la Fondation Braillard Architectes, au pic de la première vague de la ­Covid-19 (Post Coronavirus Ecological Front. New strategies for change in the prism of the pandemic crisis, 30.04.2020). Mathis Wackernagel, l’inventeur du concept d’«empreinte écologique», et Maria Neira, directrice du Département de la santé publique, de l’environnement et des déterminants sociaux de la santé de l’OMS, ont déclaré sans hésitation que la première mesure à prendre en vue de la transition serait d’arrêter le trafic automobile.

 

4 Voir Vincent Kaufmann et Alexandre Ravalet, «Mobilités du futur: une transformation progressive des fondamentaux», in Elena Cogato Lanza et alii, Post-Car World. Futurs de la ville-territoire, cit., pp. 113-124.

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