Pour des espaces d’apprentissage informels
Dans le cadre d’une recherche sur les espaces d’apprentissage, et pour un numéro de la revue Arch+, Grégoire Farquet et Beatrix Emo ont analysé des projets d’écoles d’architecture qui ont fortement impacté l’enseignement. Ils en concluent que les espaces informels en sont la clé et plaident pour leur déploiement dans les universités.
Dans son livre Leçons d’Architecture1 publié en 1991, l’architecte Herman Hertzberger montre une photographie évocatrice qui pourrait être un exemple de ce que nous appelons un espace informel: deux femmes mangent à la terrasse d’un restaurant animé. La scène serait relativement conventionnelle, s’il n’y avait pas un détail particulier – la table à laquelle elles sont assises n’est pas alignée sur le trottoir comme les autres, mais logée entre deux voitures stationnées. L’espace est tout juste suffisant pour qu’elles puissent s’asseoir; pourtant elles semblent parfaitement à l’aise. L’espace interstitiel se révèle ici attrayant, sûr, même si ce n’est manifestement pas l’usage auquel il était destiné.
L’apprentissage s’est toujours fait sous forme de communication verbale informelle ou d’imitation, non seulement à l’école, mais aussi à la maison, dans la nature, dans des ateliers ou dans des espaces collectifs qui n’étaient pas spécifiquement destinés à cette activité. Pourtant, nous observons que les pratiques d’enseignement et d’apprentissage contemporaines sont toujours plus réglementées, contrôlées et quantifiées. En conséquence, les universités deviennent parfois des lieux d’apprentissage génériques, souvent répétitifs, froids, qui ne parlent que rarement au nom de la communauté d’apprentissage qui les habite. Le personnel enseignant et les étudiants n’ont que peu la possibilité de s’approprier des espaces et de les façonner en fonction de leurs souhaits et de leurs visions. Les cadres didactiques innovants ne sont pas soutenus par les espaces qui les accueillent. Face à ce scénario, il est important de se pencher sur la transmission des connaissances dans des cadres plus informels, en dehors d’une planification hypercontrôlée et neutralisante des espaces éducatifs.
Qu’est-ce qu’un espace d’apprentissage informel?
D’un point de vue administratif, une façon de distinguer les espaces d’apprentissage formels et informels est d’observer leurs usages. Les premiers, tels que les salles de classe ou les laboratoires, ont été définis par l’administration de l’école pour un usage éducatif. Cette affectation n’exclut pas qu’ils puissent être utilisés pour une autre activité, mais leur accessibilité est restreinte et la disposition de leur mobilier généralement prescrite par des typologies codifiées, ce qui exclut une utilisation spontanée. En revanche, un espace d’apprentissage informel est relativement fluide; il peut être utilisé comme un espace d’apprentissage ou d’événements: une exposition, une conférence, ou un cours. Dans les études pédagogiques, l’expression espaces d’apprentissage informels s’inspire de la distinction utilisée dans les sciences de l’apprentissage entre «apprentissage formel» et «apprentissage informel»2. C’est un moyen utile pour décrire les espaces qui accueillent toutes les activités d’apprentissage non spécifiquement planifiées. Cependant, même dans ce domaine de recherche, il n’existe pas de définition acceptée du terme. L’apprentissage formel désigne généralement un apprentissage structuré, orienté vers un objectif et dirigé par un instructeur. L’apprentissage informel se distingue par son aspect social et collaboratif, intégré à une activité constructive, et initiée par l’intérêt propre de l’apprenant3. Ces facettes ont également des implications spatiales: dans les espaces d’apprentissage informels, les étudiants combinent généralement l’apprentissage avec d’autres activités. Or différents types d’espaces soutiennent l’informalité comme moyen de faciliter l’échange de connaissances.
Dans la seconde moitié du 20e siècle, quelques écoles d’architecture traduisent par l’espace l’ouverture et la démocratisation: les lieux de production et d’échange de connaissances subissent des transformations radicales au niveau de la typologie architecturale, de la matérialisation, de l’agencement du mobilier et de la réglementation des usages. Les plans s’ouvrent, générant des relations visuelles et spatiales complexes entre usagers et favorisent une transmission fluide de l’information par le biais d’échanges formels et informels. Ainsi, dans les années 1960 et 1970, plusieurs écoles d’architecture présentaient des espaces ouverts exceptionnellement généreux qui n’étaient affectés à aucune utilisation spécifique.
Yale: la circulation comme subdivision
Aux États-Unis, l’un des bâtiments universitaires les plus emblématiques de ces idées nouvelles est l’école d’art et d’architecture de Yale (Paul Rudolph, 1963), conçue pour maximiser les relations visuelles et physiques entre les différentes activités d’apprentissage s’y déroulant. Le bâtiment présente un paysage complexe de terrasses et de balcons, permettant une distribution tridimensionnelle des fonctions autour de l’atrium central, exploité comme espace de rencontre, d’exposition, voire comme scène de théâtre. Grâce à l’alternance de simples et doubles hauteurs, les vues franchissent continuellement les différents espaces à travers les étages. Les subdivisions programmatiques sont obtenues grâce à des systèmes de circulation complexes plutôt qu’une utilisation intensive de cloisons, établissant des relations fluides entre les zones dédiées au travail individuel ou en groupe, la lecture ou la visite d’une exposition, le dessin ou l’écoute d’une conférence. La matérialité brute du bâtiment confère un sens pratique à l’espace, sa robustesse invite à l’appropriation.
GSD Harvard: sous un seul toit
Le Gund Hall de la Harvard Graduate School of Design (John Andrews, 1972) est tout aussi ambitieux en termes de programme, mais avec un résultat architectural très différent. Le projet consiste en cinq terrasses en gradins couvertes par les treillis d’acier d’un toit en verre incliné. Les terrasses accueillent des ateliers de projet pour différentes disciplines, encourageant la curiosité et l’interaction interdisciplinaires, tandis que les espaces fonctionnels, tels que les salles de conférence, l’auditorium, la bibliothèque et les ateliers sont situés à l’intérieur d’espaces cloisonnés sous les gradins. L’exceptionnelle densité programmatique de ce bâtiment constitue l’un des points forts de la conception d’Andrews.
São Paulo: ouverture et échange
Mais c’est la faculté d’architecture et d’urbanisme de l’Université de São Paulo (FAU) (João Batista Vilanova Artigas et Carlos Cascaldi, 1961-1969) qui offre sans doute l’exemple le plus convaincant de la manière dont la continuité spatiale a pu être employée comme réponse à un nouvel enseignement architectural, moderne, et dans un esprit «démocratique»4. Sa conception reflétait les ambitions du Brésil de s’affirmer en tant que puissance émancipée et a été élaborée pour soutenir la mise en œuvre de réformes pédagogiques clés dans le programme d’enseignement de l’architecture, dont Artigas était lui-même l’un des promoteurs5. Le hall central de l’école est plus grand que celui de Yale et n’a pas de fonction spécifique. Les autres espaces, comme les salles de classe et les laboratoires, sont répartis sur six niveaux autour du hall et reliés entre eux par un système de rampes formant un parcours continu. L’ouverture et l’échange sont les valeurs fondamentales qui ont inspiré la conception. Les ateliers, la bibliothèque et le café ne sont fermés que par des cloisons légères, des murs-rideaux, ou restent parfois ouverts. Les activités d’apprentissage se déroulent sous un même toit et sont en communication permanente les unes avec les autres. Le grand atrium vide fonctionne comme une place publique, comme le montre une fameuse photographie d’une AG étudiante, en 1979.
Nantes et Delft: espace libre et non finito
Aujourd’hui, nous sommes trop souvent confrontés à des espaces d’apprentissage standardisés. Les logiques économiques tendent à prévaloir sur les concepts pédagogiques, et les décisions cruciales sont souvent entre les mains de gestionnaires immobiliers, détachés de l’expérience et de la créativité des enseignants et des étudiants. Les espaces d’apprentissage devraient être conçus pour soutenir, faciliter, stimuler ou améliorer l’apprentissage. Pourtant, il est rare de voir une excellente conception architecturale se matérialiser comme le résultat d’un programme pédagogique créatif – à d’éminentes exceptions près, comme l’école d’architecture de Nantes (Lacaton & Vassal, 2009) ou la nouvelle faculté d’architecture de la TU Delft (Braaksma & Roos, Fokkema & Partners, Kossmanndejong, MVRDV, Octatube, 2009). La première est un exemple de bâtiment où les architectes choisissent d’aborder la question de l’espace libre comme élément central de la conception spatiale, en offrant 50 % d’espace libre (non chauffé) par rapport à 50 % d’espace programmé, permettant aux étudiants et au personnel de s’approprier ces extra spaces comme ils le souhaitent. La faculté d’architecture de l’Université de Delft – issue de la rénovation rapide d’un bâtiment traditionnel du 20e siècle doté de couloirs étroits et d’une succession de salles – présente aujourd’hui de grands espaces obtenus simplement en ajoutant deux couvertures de verre légères sur les anciennes cours extérieures, où de nouveaux programmes tel l’atelier maquette ont facilement trouvé leur place. La qualité de l’inachevé dans le résultat contribue à soutenir et à faciliter des usages et une appropriation plus ouverts.
Préserver les expériences informelles
En discutant les thèses de Bernard Rudofky (auteur de la fameuse exposition Architecture Without Architects en 1964), l’architecte japonaise Chie Konno soulevait une question essentielle: «Quel trésor d’expériences les gens ont-ils perdu en raison du concept de production de masse et de l’industrialisation de l’époque moderne, et quel type d’espace architectural permettrait de préserver ce type d’expériences?»6
Les méthodes pédagogiques et la forme des cursus évoluent au fil du temps. Les universités sont régulièrement confrontées à des décisions importantes pour adapter leur stratégie d’enseignement et donc l’organisation de leurs biens immobiliers. Or il est difficile de marier des décisions liées à une stratégie didactique et celles liées à une stratégie immobilière, quand les universités sont, de facto, devenues des entreprises privées – ou sont de plus en plus souvent gérées comme telles. L’accent est généralement mis sur les espaces d’apprentissage formels, tels que les salles de classe et les laboratoires, au détriment des espaces d’interaction, nécessaires aux étudiants en dehors de ceux-ci. Les espaces de rencontre sont donc généralement abandonnés au nom de l’économie et de l’efficacité. Les technologies d’apprentissage à distance utilisées durant la pandémie du Covid-19 en ont aussi modifié le rôle, ces espaces devenant plus importants, car les utilisateurs privilégient l’interaction physique sur le campus depuis les expériences de distanciation sociale. Indépendamment des avancées technologiques, nous estimons que les échanges informels entre usagers resteront la clé d’environnements d’apprentissage réussis: c’est pourquoi leur prise en compte doit gagner en importance à l’avenir.
Il n’existe pas de solution simple aux défis complexes auxquels sont confrontées les universités aujourd’hui. Il nous semble pourtant évident que celles-ci ont besoin de lieux de rencontre, et les écoles d’architecture analysées ici peuvent continuer à leur servir de références inspirantes. Pour soutenir et améliorer l’échange des connaissances, elles ont besoin d’espaces ambitieux, capables de favoriser la rencontre informelle, l’appropriation, les initiatives individuelles et collectives de l’ensemble de la communauté universitaire.
Aux références compilées à partir de la question posée par Chie Konno, on pourrait ajouter quelques grands projets universitaires qui ont marqué la période, comme l’Université d’Urbino de Giancarlo de Carlo ou la Freie Universität Berlin de Candilis-Josic-Woods. En effet, ces projets constituent une critique implicite des principes d’optimisation et de standardisation qui sont les forces motrices de la structuration de l’université globalisée. Ils réclament l’informalité de l’espace urbain de la rue ou des rapports aux espaces extérieurs, la créativité et l’échange, les affirment comme valeurs fondamentales, capables de façonner les espaces d’apprentissage de l’avenir. De cette étude, il ressort que même les bâtiments éducatifs exceptionnels reposent, en fin de compte, sur des idées simples. Parfois, elles peuvent être mises en œuvre à peu de frais, en engageant des transformations douces. Toujours elles favorisent le déploiement des talents créatifs des usagers.
Ce texte est une version remaniée de l’article «Informelle Lernräume» et «Glossar für die Lernräume der Zukunft» publiés par les auteurs dans ARCH+ 249 Learning Spaces, septembre 2022. Traduit de l’allemand par Grégoire Farquet.
Notes
1 Herman Hertzberger, Lessons for Students in Architecture, 1991
2 Elkington, S., & Bligh, B. (Eds.) (2019). «Future learning spaces: space, technology and pedagogy.» Advance, HE; Walton, G., & Matthews, G. (Eds.) (2017). Exploring informal learning space in the university: A collaborative approach. Routledge; Bekerman, Z., Burbules, N. C., & Silberman-Keller, D. (Eds.). (2006). Learning in places: The informal education reader (Vol. 249). Peter Lang.
3 Callanan, Cervantes et Loomis proposent cinq dimensions de l’apprentissage informel au total. Outre les trois énumérées ci-dessus, ils citent également «non didactique» et «éloigné de l’évaluation externe» comme dimensions de l’apprentissage informel. Cf. Maureen Callanan, Christi Cervantes, Molly Loomis: «Informal learning», in: Wiley interdisciplinary reviews. Cognitive science 2/6 (2011), pp. 646-655.
Nous soutenons toutefois que l’apprentissage informel peut être didactique (par exemple, l’enseignement qui favorise les échanges informels) et peut également être lié à l’évaluation (par exemple, les cours qui se déroulent dans des espaces informels).
4 Décio Otoni De Almeida «A Building without Doors: Vilanova Artigas and the Faculty of Architecture and Urbanism Building at the University of São Paulo», Journal of the Society of Architectural Historians (2021) 80 (1: 85-101.
5 Ana María León: «Designing Dissent: Vilanova Artigas and the São Paulo School of Architecture», ed. Ines Weizman, 2013
6 Chie Konno «Bernard Rudofsky – Architectural paradise and overall characteristics as seen in Procida», dans WindowScape – Window Behaviorology, Yoshiharu Tsukamoto Laboratory, Tokyo Institute of Technology (Hg.), Tokyo, 2010, p. 268