Fon­da­tions en bois, ape­rçu des tech­ni­ques ac­tuel­les

Les objectifs ambitieux de la Suisse pour atteindre zéro émission nette d’ici 2050 sont-ils réalistes? Pour y répondre, des propositions innovantes voient le jour. Certaines d’entre elles placent le bois jusque dans les fondations. Coup de génie ou délire insensé?

Data di pubblicazione
18-04-2024

L’incroyable développement du béton au 20e siècle reflète une époque qui n’imagine aucune limite aux ressources et aux énergies. La fabrication dispendieuse et à grande échelle d’une matière qui se laisse docilement couler dans un moule et devient aussi solide qu’une pierre n’était pas mise en doute. S’il faut aujourd’hui revenir à plus de raison, les fondations et les ouvrages enterrés pourraient rester le domaine incontesté du béton1. Et pourtant, plusieurs réalisations récentes qui emploient le bois en sous-sol servent de laboratoires d’innovation à l’échelle 1:1. Ces projets repoussent un peu plus loin les limites constructives d’une matière renouvelable.

Une structure monocoque en panneaux de bois lamellé croisé

À Thoune (BE), le fondateur du bureau Timbatec a construit son propre logement au sein d’une construction plurifamiliale de six unités, sans chauffage. Même si le niveau inférieur est inséré dans la pente du terrain, il est formé de panneaux en bois lamellé croisé et poursuit la logique constructive des niveaux supérieurs. Pour Stefan Zöllig, il était évident qu’il fallait renoncer à l’emploi de béton, même en sous-sol, afin d’augmenter l’importance du carbone biogénique fixé dans le bois, diminuer l’énergie grise et améliorer le bilan environnemental de la construction. En effet, pour avoir participé en 2018 à l’édification d’un très grand projet comprenant 300 logements (Sue & Til à Winterthour [ZH]), les calculs démontrant les bénéfices d’étages conçus en bois révélaient l’ampleur du problème. Si 8000 m3 de béton avait été soustraits dans les étages, cela ne représentait qu’un tiers d’économie face aux 17 000 m3 de béton encore présents en sous-sol, dans les caves et le garage souterrain. Prolongeant la réflexion, l’ingénieur détermina que la construction de toitures plates en bois ou de piscines naturelles n’étaient, finalement, pas si éloignées d’un sous-sol en bois. La brèche était ouverte, il n’y avait plus qu’à se débarrasser des a priori et à faire sauter les verrous.

Ainsi, parallèlement aux calculs des ingénieurs, plusieurs travaux de recherche sont menés par des partenaires académiques, dont une collaboration soutenue par Innosuisse avec la Haute école spécialisée bernoise. L’étude supervisée par le professeur Christoph Renfer portait sur plusieurs aspects: le comportement physique du bois en présence d’humidité, la vérification de la sécurité structurale et des détails constructifs. Par ailleurs, elle réglait la technique du monitorage et définissait l’assurance qualité pour un ouvrage d’une durée de vie de cent ans. Pour finir, les avantages s’avèrent nombreux. Outre le faible impact environnemental, la durée de mise en œuvre est divisée par deux (hormis le travail en atelier, la durée d’intervention sur chantier était de cinq jours) et les coûts au m2 sont plus avantageux qu’une solution conventionnelle. À Thoune (BE), les parois des panneaux ligneux restent apparentes et les séances de yoga dispensées dans une salle en sous-sol se déroulent directement sur la dalle en bois, poncée et huilée. Le bâtiment de 25 × 8 m adopte les propriétés d’une structure monocoque conçue selon la technologie TS32. Au rez-de-chaussée, une dalle de 240 mm répartit les charges des deux étages supérieurs sur les parois externes du sous-sol, ainsi que vers cinq poteaux en hêtre, espacés de 4 m. Les efforts horizontaux sont transmis aux dalles par l’intermédiaire des parois extérieures. Le radier adopte la forme d’un panneau CLT de 160 mm au comportement surfacique, sans renfort complémentaire. Concernant les différentes couches constructives, une isolation XPS de 240 mm est posée sur un béton maigre de 50 mm. Au-dessus, une couche d’EPDM, autrement dit un caoutchouc synthétique, sert d’étanchéité. Un système de surveillance vérifiant l’absence d’humidité est placé entre la dalle en bois et le cuvelage. Pour la petite histoire, une fuite d’eau a été détectée durant l’hiver 2021, provenant d’un raccordement intérieur mal effectué. L’eau qui s’est rapidement concentrée entre la dalle et l’étanchéité s’est finalement asséchée en quelques mois à travers le panneau. Si la construction de Thoune a servi de prototype, le résultat probant a encouragé les concepteurs à proposer d’autres sous-sols monitorés en bois.

À Genève, un sous-sol en pieux battus et panneaux de bois

En 2016, l’Opéra des Nations, une structure provisoire, accueillait pour trois ans les représentations du Grand Théâtre de Genève, le temps de sa rénovation. Les 2760 m2 de surface de plancher en bois reposaient sur 300 pieux d’épicéa prélevés dans les forêts cantonales. D’un diamètre minimum de 260 mm sur une longueur de 5.30 m, ces pieux, écorcés et biseautés à l’extrémité, ont été battus dans un terrain aux faibles propriétés mécaniques, un déblai de ligne ferroviaire. Les pieux recépés étaient liés à une grille de poutres sur laquelle s’appuyait une dalle de répartition en panneaux de bois lamellé croisé. Deux zones, la fosse d’orchestre et la billetterie, se situaient sous le niveau naturel du terrain. Comme à Thoune, des dalles en bois lamellé croisé remplaçant le radier étaient protégées par un cuvelage, une membrane d’étanchéité FPO. La technique proposée par les ingénieurs de Charpente Concept allait être reprise quelques années plus tard pour une structure appelée à durer un peu plus longtemps. En 2019 en effet, l’édification du centre d’hébergement collectif de Rigot devait répondre à l’augmentation provisoire des demandes d’asile en Suisse. Conçus comme une mesure d’urgence, deux volumes de cinq niveaux sont implantés à côté de l’Opéra des Nations (entretemps démonté) pour une durée restreinte à dix ans. Acau architecture a privilégié le bois et ses acteurs en filière courte pour relever le défi d’une architecture modulaire, démontable et réutilisable. En sous-sol, 128 pieux de mélèze, de 260 mm minimum de diamètre sur une longueur de 5.30 m, sont écorcés puis battus dans le terrain. Une gaine technique placée sous chacun des bâtiments, réalisée en panneaux lamellé croisé, est soigneusement protégée par une membrane FPO. Les deux immeubles sont appuyés sur une grille en épicéa qui répartit les charges sur chacun des pieux, recevant 300 kN (résistance externe de dimensionnement) en compression. En renonçant aux fondations en béton armé, la remise en état du terrain après démontage est simple et économique.

À Sap-en Auge, des pieux en robinier brûlé

Ces projets récents témoignent d’un intérêt international sur la question. En France, dans l’Orne, une longère appartenant au Domaine du Costil a été rénovée en 2022 par la coopérative Anatomies d’architecture avec des matériaux écologiques prélevés dans un rayon de 150 km autour du chantier3. Isolation en chanvre, enduits de terre, ossature en Douglas, réemploi de briques anciennes, de cadres de fenêtre en chêne et de bouchons de liège sont autant de solutions alternatives qui sont mises en pratique sur ce chantier expérimental. Pour les fondations, les architectes choisissent une solution non réglementaire qui sort du cadre assurantiel. Ils fichent dans le sol douze pieux d’un diamètre de 30 cm pour une longueur de 3 m qui soutiennent la construction en bois d’une emprise de 27 m2 au sol. Le robinier, ou faux-acacia4, est la seule essence en Europe à être naturellement apte à des utilisations en classe de risque 4. Autrement dit, elle est capable de répondre à une utilisation à l’extérieur, au contact du sol et de l’eau douce. Dans l’Orne, les grumes sont écorcées manuellement et battues dans le sol par une tarière agricole. Leurs têtes sont rabotées et solidarisées à des fondations cyclopéennes linéaires faites de chaux et de silex. Les architectes ont brûlé non seulement la pointe des pieux – cela augmente leur résistance et leur dureté pour pénétrer un sol argileux – mais ils ont également passé au feu l’ensemble de la surface afin de la rendre imputrescible, une pratique issue de la culture populaire, encore mal étayée par des études scientifiques. Grâce à cette solution, ils ont relevé le défi d’un chantier sans béton au 21e siècle.

Continuité historique

La technique des fondations profondes en pieux de bois a largement été employée de l’Antiquité jusqu’au 19e siècle en Europe comme dans d’autres parties du monde. L’avènement de l’acier durant l’époque industrielle, puis du béton, a occulté une solution à faible impact carbone, techniquement et économiquement valable. De nombreux quartiers anciens, principalement au Nord de l’Europe, à Bristol, Bergen, Stockholm, Hambourg, Saint-Pétersbourg ou encore Amsterdam sont fondés sur des pieux de bois. Aux Pays-Bas, l’emploi s’est généralisé au 15e siècle et la pratique s’est maintenue pour des routes et des ouvrages de peu d’importance, grâce à l’existence d’un cadre réglementaire5. En remontant quelques siècles plus tôt, les ponts, les palais et les places de Venise, bâtis sur une mosaïque d’îles et d’îlots au sol marécageux s’appuient aujourd’hui encore sur une forêt dense de pieux de bois, longs de 2 à 4 m. En chêne ou en mélèze, en aulne ou en orme, les arbres prélevés jusque dans les forêts des Balkans sont liés à un platelage épais de planches qui répartissent les charges des palais sur les pieux. Enfoncés solidement dans des couches de sable et d’argile compressée, les pieux en bois ont traversé les siècles grâce notamment à la faible teneur en oxygène de la lagune.

Une pratique toujours actuelle

Aux États-Unis6, la pose de fondations en bois se perpétue sur des terrains humides ou ayant de faibles propriétés mécaniques. La pratique est encadrée par un guide édité par l’Association américaine des spécialistes de la préservation du bois7 qui livre les principales données de dimensionnement. Même si le bois présente une résistance à la compression inférieure au pieu en béton ou en acier, sa capacité portante, déterminée également par les propriétés du sol environnant peut s’avérer concluante. Pour l’Opéra des Nations, les projections de départ étaient deux fois moins pertinentes que les mesures relevées sur site. Par ailleurs, sous l’angle environnemental, le bois est très performant. Selon une étude anglaise, un pieu d’une portance de 110 kN en béton armé génère à la fabrication 372 kg/m3 d’eq CO2, contre 141 kg/m3 d’eq CO2 pour une variante de même volume en bois8. À Thoune, la structure du sous-sol en panneaux de bois lamellé croisé a généré 25 t d’eq CO2 contre 70 t pour sa variante en béton armé. Et pourtant, une fondation en bois est encore trop rarement considérée comme une alternative sérieuse face au béton et à l’acier.

Notes

 

1 TRACÉS avait déjà réfléchi à la problématique, constatant que l’emploi de béton armé en sous-sol justifiait sa présence aux étages. Alors qu’Alia Bengana expliquait l’intérêt de la pierre massive, nous poursuivons la discussion en questionnant la légitimité de fondations en bois. Alia Bengana, Fon­da­tions: pour un nou­vel âge de la pierre, TRACÉS 7/2022

 

2 La technologie TS3 permet de réaliser de grandes dalles CLT soutenues par des appuis ponctuels. Elle résulte de plus de 10 ans de recherche et de développement entre Timbatec, la Haute école spécialisée bernoise et l’EPFZ.

 

3 Anatomies d’architecture, Le tour des matériaux d’une maison écologique, éditions Gallimard, collection alternatives, 2023, Paris

 

4 L’espèce est cultivée en Europe depuis 250 ans. Avec ses 30 m de haut, l’arbre est attrayant avec ses épines rouges et ses fleurs blanches parfumées, mais l’écorce, les feuilles et les graines sont toxiques. Avec son système racinaire large et profond, l’espèce résiste à l’hiver et supporte les fortes chaleurs, elle est donc bénéficiaire du changement climatique. D’après botanica-suisse.org

 

5 Jérôme Christin. Système de fondation sur pieux bois : une technique millénaire pour demain, Université Paris-Est, 2013, France

 

6 La Nouvelle-Zélande, le Canada et l’Australie conservent également le savoir-faire pour dimensionner des pieux de bois en fonction de la nature des sols.

 

7 American Wood Preservers Institute, Timber Pile Design & Construction Manual, révisé en 2016 par Edward D. Entsminger et al. Disponible en ligne sous preservedwood.org

 

8 Tim Reynolds, Phil Bates, The potential for timber piling in the UK, For Ground Engineering, 2009

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